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Inconséquences budgétaires

Numéro 1 janvier 2014 par Paul Löwenthal

janvier 2014

Pour répondre à la crise des finances publiques, l’austérité est pré­sen­tée comme une néces­si­té en dépit des enga­ge­ments pris par les par­le­men­taires. Or si, d’un point de vue éco­no­mique, celle-ci n’est pas une solu­tion, elle met éga­le­ment la démo­cra­tie en péril.

La néces­si­té de car­guer les voiles bud­gé­taires publiques a conduit l’imagination des finan­ciers et des juristes à expé­ri­men­ter des pro­cé­dés qui conci­lient l’ambition affi­chée de bonnes poli­tiques avec des contraintes bud­gé­taires répu­tées inévi­tables. Quitte à réduire les lois à de simples dis­cours léga­li­sés, dépour­vus au moins par­tiel­le­ment de l’effet qui en est atten­du. J’en donne ici quelques exemples, qui montrent que ces « entour­loupes » érodent des régimes démo­cra­tiques déjà bien mis à mal par ailleurs.

À l’approche d’élections impor­tantes, en mai 2014, j’insisterai sur la pre­mière incon­sé­quence, qui nous affecte mas­si­ve­ment depuis quelques décen­nies et qu’aggravent nos par­tis libé­raux en récla­mant sans cesse qu’on réduise encore les dépenses publiques.

La main gauche ignore la main droite

Avec sagesse, nos consti­tuants ont veillé à pré­ve­nir le risque de voir les par­le­men­taires se contre­dire d’un vote à l’autre. Lors des votes des bud­gets annuels de l’État, le gou­ver­ne­ment1 dépose d’abord l’« expo­sé géné­ral du bud­get », docu­ment poli­tique qui trace les orien­ta­tions pro­po­sées de son action. Il défend cette poli­tique, il en éva­lue les impli­ca­tions bud­gé­taires et il pro­pose des nou­velles mesures pour qu’au total, le bud­get de l’État soit rai­son­na­ble­ment proche de l’équilibre. Ce docu­ment de syn­thèse qui a la ver­tu d’inclure le bud­get dans un pro­gramme poli­tique est logi­que­ment celui qui sus­cite le plus de débat au Par­le­ment. Mais il ne fait l’objet d’aucun vote ! Si un par­ti veut s’opposer à ce qui lui est pro­po­sé, il doit poser la ques­tion de confiance et mettre en jeu l’existence même du gouvernement.

L’exécutif dépose ensuite divers bud­gets : celui des « voies et moyens », autre­ment dit des recettes, d’impôts ou d’emprunts. Et ceux des divers dépar­te­ments « dépen­siers » : Inté­rieur, Jus­tice, Affaires étran­gères, Défense (tous dépar­te­ments dits d’autorité ou réga­liens) et celui des com­pé­tences poli­tiques : Emploi, Affaires sociales, Finances, Tra­vaux… Et cha­cun de ces bud­gets fait l’objet d’un vote.

Pour­quoi cette pro­cé­dure curieuse, qui ôte son droit de contrôle au pou­voir légis­la­tif sur le pro­jet le plus poli­tique et le plus englo­bant ? Pour évi­ter qu’il vote l’exposé géné­ral, y com­pris les enve­loppes bud­gé­taires qu’il déli­mite, et qu’il se contre­dise ensuite en reje­tant ces bud­gets eux-mêmes.

On ima­gi­ne­rait retrou­ver cette pru­dence et ce sou­ci de cohé­rence dans d’autres tra­vaux. En veillant par exemple à ce que les poli­tiques votées dans les lois, avec leur cadre bud­gé­taire (un cadre de per­son­nel, des équi­pe­ments, des moyens de fonc­tion­ne­ment…), ne soient pas contre­dites dans des votes ulté­rieurs, notam­ment dans le vote des bud­gets annuels. Las, cette cohé­rence n’est pas assu­rée. Les crises de nos finances publiques se suc­cé­dant depuis déjà un demi-siècle — c’est en 1965 que le Pre­mier ministre Pierre Har­mel en par­la comme d’un « train fou lan­cé dans le brouillard » —, les votes bud­gé­taires ont tou­jours cher­ché à les redres­ser. D’abord par accrois­se­ment de recettes, puis en limi­tant les dépenses.

C’est au point qu’aujourd’hui, il n’est pas un seul sec­teur d’activité dépen­dant des pou­voirs publics qui ne se plaigne de man­quer dra­ma­ti­que­ment de moyens : pou­voir judi­ciaire, CPAS, uni­ver­si­tés, acteurs cultu­rels, et toutes les admi­nis­tra­tions (locaux, infor­ma­ti­sa­tion…). Cela concerne en par­ti­cu­lier le per­son­nel requis — et pré­vu par la loi ! — pour leurs mis­sions : magis­trats, poli­ciers, infir­miers, ensei­gnants, édu­ca­teurs, assis­tants de jus­tice, tech­ni­ciens contrô­leurs… Lois en mains, ils ont tous rai­son de pro­tes­ter, car les lois ne sont pas res­pec­tées, et les mis­sions publiques sont mal rem­plies. Et cette trans­gres­sion des lois est par­fois le fait des par­le­men­taires mêmes qui les ont votées : aus­té­ri­té oblige. C’est la consta­ta­tion qui s’impose à nous : obli­gés par la conjonc­ture ou les ukases euro­péens de réduire la voi­lure, nos légis­la­teurs acceptent de mettre entre paren­thèses, non seule­ment leurs ambi­tions, mais jusqu’aux enga­ge­ments qu’ils ont effec­ti­ve­ment pris, pour le peuple et au nom du peuple. La légi­ti­mi­té démo­cra­tique est, si j’ose dire, léga­le­ment violée.

Com­ment pal­lier cela ? Obli­ger l’État et le Par­le­ment à res­pec­ter les lois de cadre serait irréa­liste. Amen­der expli­ci­te­ment ces lois par des votes rec­ti­fi­ca­tifs serait de la dyna­mite poli­tique — voyez la Grèce, l’Espagne ou le Por­tu­gal — et donc un sui­cide poli­tique. Une solu­tion plus ration­nelle serait de per­mettre aux diri­geants (« mana­geurs » des dépar­te­ments et ser­vices publics, état-major, haute hié­rar­chie judi­ciaire) de prendre eux-mêmes les déci­sions requises par les lois de cadre les concer­nant, en embau­chant, par exemple, les per­son­nels pré­vus. Cela irait dans le sens des « gou­ver­nances » aujourd’hui à la mode, mais ce serait dépo­li­ti­ser l’exécution des lois, qui est poli­tique, et empê­che­rait le pou­voir poli­tique de gou­ver­ner les finances de la col­lec­ti­vi­té. Même en pré­voyant des pro­cé­dures de concer­ta­tion entre les admi­nis­tra­tions et les auto­ri­tés poli­tiques, cela met­trait celles-ci devant des épures ingé­rables. Reste une échap­pa­toire judi­ciaire : les juges pour­raient contraindre les pou­voirs publics qui ne res­pectent pas les lois de cadre. Une telle juris­pru­dence a d’approximatifs pré­cé­dents2, mais elle se heurte à des conflits de normes, et elle ins­tau­re­rait un gou­ver­ne­ment des juges…

Il n’y a donc qu’une vraie solu­tion : suivre des pro­cé­dures démo­cra­tiques dument infor­mées et donc en assu­rer la trans­pa­rence. Et ain­si pré­ve­nir les irra­tio­na­li­tés de com­pro­mis boi­teux qui rendent notre démo­cra­tie impuis­sante, ou sus­citent des dérives « césa­riennes3 » qui en exploitent les lacunes.

L’imagination au pouvoir

À côté de cette dérive majeure, où l’austérité bud­gé­taire obli­gée est ins­tru­men­tée poli­ti­que­ment pour réduire la taille de l’État (et son effi­ca­ci­té — même en faveur des riches), l’incohérence poli­tique peut prendre d’autres formes que je vou­drais briè­ve­ment rap­pe­ler — ques­tion d’éviter qu’on m’accuse de paranoïa.

Payez pour nous

L’une d’elles consiste à assi­gner des mis­sions à une ins­tance publique, tout en l’enfermant dans une enve­loppe bud­gé­taire. Ain­si des CPAS. La loi les oblige à accueillir tous ceux qui ont léga­le­ment le droit de recou­rir à elles, y com­pris des chô­meurs en perte de droits et des immi­grants illé­gaux, et à les indem­ni­ser sui­vant les barèmes légaux —, mais on ne les dote que d’un bud­get défi­ni, fer­mé. Si les besoins excèdent ces moyens, les com­munes doivent se débrouiller pour finan­cer ces mis­sions, pour­tant délé­guées par l’État fédé­ral ou la Région. Et elles devront le faire en res­pec­tant leurs propres contraintes budgétaires…

Le droit n’a pas peur du vide

Un autre pro­cé­dé, très uti­li­sé, consti­tue en soi un déni de démo­cra­tie. Quand une loi est votée et pro­mul­guée contre l’avis (éven­tuel­le­ment fon­dé : là n’est pas la ques­tion) du pou­voir exé­cu­tif, celui-ci empêche sa mise en œuvre en négli­geant de publier ses arrê­tés d’application. Cer­taines lois fédé­rales attendent leurs arrê­tés d’application depuis des années ! C’est par exemple le cas de la loi du 11 mai 2003 qui réduit l’exigence de l’unité de car­rière pour l’obtention d’une pen­sion com­plète. Cela s’explique par­fois par des rai­sons tech­niques, comme des lois trop nom­breuses ou mal rédi­gées, mais cela répond sou­vent, et sans le dire, à des « contraintes » bud­gé­taires. Un tel sabo­tage du pou­voir légis­la­tif est évi­dem­ment incons­ti­tu­tion­nel : Le Roi fait les règle­ments et arrê­tés néces­saires pour l’exécution des lois, sans pou­voir jamais ni sus­pendre les lois elles-mêmes ni dis­pen­ser de leur exé­cu­tion (art. 108).

Pour en sor­tir, la Cour consti­tu­tion­nelle pour­rait décré­ter que, pas­sé un délai rai­son­nable, une loi pro­mul­guée est appli­cable de plein droit. Et que le pou­voir judi­ciaire doit pal­lier la carence de l’exécutif en déci­dant, selon l’esprit de la loi et en se fon­dant par exemple sur des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, les para­mètres — cri­tères, bud­gets ou barèmes — que les arrê­tés d’applications sont cen­sés fixer. Cela risque de modi­fier l’épure bud­gé­taire ? Oui, comme tout impré­vu. Cela lève le spectre d’un gou­ver­ne­ment des juges ? Oui, mais il suf­fit pour l’éviter que le gou­ver­ne­ment exé­cute la loi.

Notons que la tac­tique ici cri­ti­quée a été légi­ti­me­ment uti­li­sée pour mettre en veilleuse l’article 35 de la Consti­tu­tion belge, voté en 1993. Il sti­pule que les Com­mu­nau­tés et Régions détiennent le pou­voir de base, et décident des com­pé­tences qu’elles délèguent à l’État fédé­ral, mais il confie à une loi (fédé­rale !) le soin de déter­mi­ner la date à laquelle le pré­sent article entre en vigueur. Cette date ne peut pas être anté­rieure à la date d’entrée en vigueur du nou­vel article à insé­rer au titre III de la Consti­tu­tion, déter­mi­nant les com­pé­tences exclu­sives de l’autorité fédé­rale. Le pro­jet d’une telle loi n’a jamais été dépo­sé, et pour cause. Les accords poli­tiques conclus au gré des années étaient incom­plets, et les der­niers en date ne sont pas encore tra­duits juri­di­que­ment. Ils res­tent donc quelque peu abs­traits, et l’on peut entre­te­nir des inquié­tudes sur la ratio­na­li­té de l’ensemble qui en résul­te­ra. Rédi­ger un pro­jet de loi à ce stade des négo­cia­tions serait donc pré­ma­tu­ré, et le fait est qu’aucun par­ti d’aucune Com­mu­nau­té ne le demande4 ! Le vide juri­dique est ici entre­te­nu sans pécher contre l’État de droit ou la démo­cra­tie. Le prin­cipe de pré­cau­tion, en somme…

Boucher un trou en en creusant un autre

Pour mémoire — parce que notre mémoire est par­fois courte — j’ajouterai la vieille recette de la débud­gé­ti­sa­tion. En 2008, la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » s’est indi­gnée d’apprendre que la Grèce avait maquillé ses sta­tis­tiques en fai­sant endos­ser par des ins­ti­tu­tions auto­nomes cer­tains pro­jets publics, ain­si que les emprunts que l’État aurait dû sous­crire s’il s’en était char­gé lui-même. Je n’ai pas remar­qué moins d’indignation en Bel­gique qu’ailleurs, alors que l’État belge avait fait de même dans les années 1970 – 1980. Notre excuse, si c’en est une, est qu’à l’époque cette tech­nique n’était pas inter­dite par l’Union européenne…

Aujourd’hui, on don­ne­rait comme excuse que cela per­met à l’État de prendre des ini­tia­tives plu­tôt que de se replier dans l’austérité… de sa popu­la­tion. Je suis sen­sible à l’argument, mais la chose à faire serait logi­que­ment de (faire) payer ce qu’on doit faire au lieu de lais­ser les nan­tis jouer au tea-par­ty. L’État doit exé­cu­ter ses mis­sions, ou les faire expli­ci­te­ment modi­fier par le législateur.

La démocratie : idéologie et pragmatisme

La poli­tique est notam­ment l’art du pos­sible. Ce n’est pas sym­pa­thique, mais face à des conflits d’objectifs ou de normes juri­diques, face aux conflits idéo­lo­giques ou d’intérêts, les pou­voirs ins­ti­tués doivent navi­guer, tran­si­ger. Je ne pré­ten­drai pas qu’il faille sys­té­ma­ti­que­ment sacri­fier les impé­ra­tifs finan­ciers, qui ne sont pas les plus essen­tiels, mais qui ont leur impor­tance et qui revêtent par­fois une réelle urgence. Je récuse seule­ment l’option oppo­sée, en vogue depuis trop long­temps, qui impose l’équilibre bud­gé­taire et le désen­det­te­ment à tout prix.

Et « à tout prix » n’est pas une façon de par­ler. L’Allemagne ne pré­tend-elle pas que, adhé­rant défi­ni­ti­ve­ment au modèle éco­no­mique en vigueur — les élec­teurs du futur appré­cie­ront… — nous impo­sions la norme de l’équilibre bud­gé­taire struc­tu­rel (donc en ten­dance et — ne l’oublions pas — au plein-emploi) jusque dans nos Consti­tu­tions5 ? On avait décré­té naguère que les banques cen­trales devaient être indé­pen­dantes des pou­voirs poli­tiques, parce que la mon­naie serait… trop impor­tante pour leur être confiée. Voi­là qu’on fait de même de la poli­tique bud­gé­taire, les deux se trou­vant désor­mais en cohé­rence dans le sens d’une sta­bi­li­té macro­fi­nan­cière obses­sion­nelle à l’allemande.

Nous savons pour­tant, à l’expérience des der­nières décen­nies, que l’accumulation d’austérités dans le temps et dans l’espace tue les malades aus­si sur­ement que les purges et sai­gnées que les méde­cins de Molière impo­saient aux orga­nismes déjà affai­blis de leurs patients. Je sug­gère qu’outre cet argu­ment éco­no­mique, répé­té depuis qua­rante ans et obs­ti­né­ment igno­ré, on prenne au sérieux les aspects poli­tiques et juri­diques que j’ai cher­ché à mettre en évi­dence… Car le régime éco­no­mique et le bien-être social ne sont pas seuls en cause. En conni­vence avec la par­ti­cra­tie qui gomme la sépa­ra­tion des pou­voirs légis­la­tif et exé­cu­tif, c’est l’esprit même de nos régimes démo­cra­tiques qui est violé.

  1. Les Régions et Com­mu­nau­tés suivent la même logique que l’État fédéral.
  2. Si la Bel­gique a rati­fié un accord inter­na­tio­nal, mais ne l’a pas trans­po­sé dans son droit, ses rési­dents ne peuvent encore en tirer argu­ment, mais les étran­gers non rési­dents le peuvent.
  3. Domi­nique Cabiaux, « Le césa­risme menace notre démo­cra­tie », Poli­tique en ligne, 21 juin 2013.
  4. On consul­te­ra http://bit.ly/1c3xKmG. Le contraire s’est vu aus­si : la Bel­gique a adhé­ré à l’Otan et à la CEE alors que la Consti­tu­tion inter­di­sait ces alié­na­tions de sou­ve­rai­ne­té. Sauf les com­mu­nistes, tous les par­tis étaient d’accord et modi­fièrent la Consti­tu­tion à la pre­mière occasion.
  5. Mathias El Berhou­mi, Lio­nel Van Leeuw, « La règle d’or, et la sou­ve­rai­ne­té cau­che­marde », La Revue nou­velle, jan­vier 2012.

Paul Löwenthal


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