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Inconséquences budgétaires
Pour répondre à la crise des finances publiques, l’austérité est présentée comme une nécessité en dépit des engagements pris par les parlementaires. Or si, d’un point de vue économique, celle-ci n’est pas une solution, elle met également la démocratie en péril.
La nécessité de carguer les voiles budgétaires publiques a conduit l’imagination des financiers et des juristes à expérimenter des procédés qui concilient l’ambition affichée de bonnes politiques avec des contraintes budgétaires réputées inévitables. Quitte à réduire les lois à de simples discours légalisés, dépourvus au moins partiellement de l’effet qui en est attendu. J’en donne ici quelques exemples, qui montrent que ces « entourloupes » érodent des régimes démocratiques déjà bien mis à mal par ailleurs.
À l’approche d’élections importantes, en mai 2014, j’insisterai sur la première inconséquence, qui nous affecte massivement depuis quelques décennies et qu’aggravent nos partis libéraux en réclamant sans cesse qu’on réduise encore les dépenses publiques.
La main gauche ignore la main droite
Avec sagesse, nos constituants ont veillé à prévenir le risque de voir les parlementaires se contredire d’un vote à l’autre. Lors des votes des budgets annuels de l’État, le gouvernement1 dépose d’abord l’« exposé général du budget », document politique qui trace les orientations proposées de son action. Il défend cette politique, il en évalue les implications budgétaires et il propose des nouvelles mesures pour qu’au total, le budget de l’État soit raisonnablement proche de l’équilibre. Ce document de synthèse qui a la vertu d’inclure le budget dans un programme politique est logiquement celui qui suscite le plus de débat au Parlement. Mais il ne fait l’objet d’aucun vote ! Si un parti veut s’opposer à ce qui lui est proposé, il doit poser la question de confiance et mettre en jeu l’existence même du gouvernement.
L’exécutif dépose ensuite divers budgets : celui des « voies et moyens », autrement dit des recettes, d’impôts ou d’emprunts. Et ceux des divers départements « dépensiers » : Intérieur, Justice, Affaires étrangères, Défense (tous départements dits d’autorité ou régaliens) et celui des compétences politiques : Emploi, Affaires sociales, Finances, Travaux… Et chacun de ces budgets fait l’objet d’un vote.
Pourquoi cette procédure curieuse, qui ôte son droit de contrôle au pouvoir législatif sur le projet le plus politique et le plus englobant ? Pour éviter qu’il vote l’exposé général, y compris les enveloppes budgétaires qu’il délimite, et qu’il se contredise ensuite en rejetant ces budgets eux-mêmes.
On imaginerait retrouver cette prudence et ce souci de cohérence dans d’autres travaux. En veillant par exemple à ce que les politiques votées dans les lois, avec leur cadre budgétaire (un cadre de personnel, des équipements, des moyens de fonctionnement…), ne soient pas contredites dans des votes ultérieurs, notamment dans le vote des budgets annuels. Las, cette cohérence n’est pas assurée. Les crises de nos finances publiques se succédant depuis déjà un demi-siècle — c’est en 1965 que le Premier ministre Pierre Harmel en parla comme d’un « train fou lancé dans le brouillard » —, les votes budgétaires ont toujours cherché à les redresser. D’abord par accroissement de recettes, puis en limitant les dépenses.
C’est au point qu’aujourd’hui, il n’est pas un seul secteur d’activité dépendant des pouvoirs publics qui ne se plaigne de manquer dramatiquement de moyens : pouvoir judiciaire, CPAS, universités, acteurs culturels, et toutes les administrations (locaux, informatisation…). Cela concerne en particulier le personnel requis — et prévu par la loi ! — pour leurs missions : magistrats, policiers, infirmiers, enseignants, éducateurs, assistants de justice, techniciens contrôleurs… Lois en mains, ils ont tous raison de protester, car les lois ne sont pas respectées, et les missions publiques sont mal remplies. Et cette transgression des lois est parfois le fait des parlementaires mêmes qui les ont votées : austérité oblige. C’est la constatation qui s’impose à nous : obligés par la conjoncture ou les ukases européens de réduire la voilure, nos législateurs acceptent de mettre entre parenthèses, non seulement leurs ambitions, mais jusqu’aux engagements qu’ils ont effectivement pris, pour le peuple et au nom du peuple. La légitimité démocratique est, si j’ose dire, légalement violée.
Comment pallier cela ? Obliger l’État et le Parlement à respecter les lois de cadre serait irréaliste. Amender explicitement ces lois par des votes rectificatifs serait de la dynamite politique — voyez la Grèce, l’Espagne ou le Portugal — et donc un suicide politique. Une solution plus rationnelle serait de permettre aux dirigeants (« manageurs » des départements et services publics, état-major, haute hiérarchie judiciaire) de prendre eux-mêmes les décisions requises par les lois de cadre les concernant, en embauchant, par exemple, les personnels prévus. Cela irait dans le sens des « gouvernances » aujourd’hui à la mode, mais ce serait dépolitiser l’exécution des lois, qui est politique, et empêcherait le pouvoir politique de gouverner les finances de la collectivité. Même en prévoyant des procédures de concertation entre les administrations et les autorités politiques, cela mettrait celles-ci devant des épures ingérables. Reste une échappatoire judiciaire : les juges pourraient contraindre les pouvoirs publics qui ne respectent pas les lois de cadre. Une telle jurisprudence a d’approximatifs précédents2, mais elle se heurte à des conflits de normes, et elle instaurerait un gouvernement des juges…
Il n’y a donc qu’une vraie solution : suivre des procédures démocratiques dument informées et donc en assurer la transparence. Et ainsi prévenir les irrationalités de compromis boiteux qui rendent notre démocratie impuissante, ou suscitent des dérives « césariennes3 » qui en exploitent les lacunes.
L’imagination au pouvoir
À côté de cette dérive majeure, où l’austérité budgétaire obligée est instrumentée politiquement pour réduire la taille de l’État (et son efficacité — même en faveur des riches), l’incohérence politique peut prendre d’autres formes que je voudrais brièvement rappeler — question d’éviter qu’on m’accuse de paranoïa.
Payez pour nous
L’une d’elles consiste à assigner des missions à une instance publique, tout en l’enfermant dans une enveloppe budgétaire. Ainsi des CPAS. La loi les oblige à accueillir tous ceux qui ont légalement le droit de recourir à elles, y compris des chômeurs en perte de droits et des immigrants illégaux, et à les indemniser suivant les barèmes légaux —, mais on ne les dote que d’un budget défini, fermé. Si les besoins excèdent ces moyens, les communes doivent se débrouiller pour financer ces missions, pourtant déléguées par l’État fédéral ou la Région. Et elles devront le faire en respectant leurs propres contraintes budgétaires…
Le droit n’a pas peur du vide
Un autre procédé, très utilisé, constitue en soi un déni de démocratie. Quand une loi est votée et promulguée contre l’avis (éventuellement fondé : là n’est pas la question) du pouvoir exécutif, celui-ci empêche sa mise en œuvre en négligeant de publier ses arrêtés d’application. Certaines lois fédérales attendent leurs arrêtés d’application depuis des années ! C’est par exemple le cas de la loi du 11 mai 2003 qui réduit l’exigence de l’unité de carrière pour l’obtention d’une pension complète. Cela s’explique parfois par des raisons techniques, comme des lois trop nombreuses ou mal rédigées, mais cela répond souvent, et sans le dire, à des « contraintes » budgétaires. Un tel sabotage du pouvoir législatif est évidemment inconstitutionnel : Le Roi fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes ni dispenser de leur exécution (art. 108).
Pour en sortir, la Cour constitutionnelle pourrait décréter que, passé un délai raisonnable, une loi promulguée est applicable de plein droit. Et que le pouvoir judiciaire doit pallier la carence de l’exécutif en décidant, selon l’esprit de la loi et en se fondant par exemple sur des comparaisons internationales, les paramètres — critères, budgets ou barèmes — que les arrêtés d’applications sont censés fixer. Cela risque de modifier l’épure budgétaire ? Oui, comme tout imprévu. Cela lève le spectre d’un gouvernement des juges ? Oui, mais il suffit pour l’éviter que le gouvernement exécute la loi.
Notons que la tactique ici critiquée a été légitimement utilisée pour mettre en veilleuse l’article 35 de la Constitution belge, voté en 1993. Il stipule que les Communautés et Régions détiennent le pouvoir de base, et décident des compétences qu’elles délèguent à l’État fédéral, mais il confie à une loi (fédérale !) le soin de déterminer la date à laquelle le présent article entre en vigueur. Cette date ne peut pas être antérieure à la date d’entrée en vigueur du nouvel article à insérer au titre III de la Constitution, déterminant les compétences exclusives de l’autorité fédérale. Le projet d’une telle loi n’a jamais été déposé, et pour cause. Les accords politiques conclus au gré des années étaient incomplets, et les derniers en date ne sont pas encore traduits juridiquement. Ils restent donc quelque peu abstraits, et l’on peut entretenir des inquiétudes sur la rationalité de l’ensemble qui en résultera. Rédiger un projet de loi à ce stade des négociations serait donc prématuré, et le fait est qu’aucun parti d’aucune Communauté ne le demande4 ! Le vide juridique est ici entretenu sans pécher contre l’État de droit ou la démocratie. Le principe de précaution, en somme…
Boucher un trou en en creusant un autre
Pour mémoire — parce que notre mémoire est parfois courte — j’ajouterai la vieille recette de la débudgétisation. En 2008, la « communauté internationale » s’est indignée d’apprendre que la Grèce avait maquillé ses statistiques en faisant endosser par des institutions autonomes certains projets publics, ainsi que les emprunts que l’État aurait dû souscrire s’il s’en était chargé lui-même. Je n’ai pas remarqué moins d’indignation en Belgique qu’ailleurs, alors que l’État belge avait fait de même dans les années 1970 – 1980. Notre excuse, si c’en est une, est qu’à l’époque cette technique n’était pas interdite par l’Union européenne…
Aujourd’hui, on donnerait comme excuse que cela permet à l’État de prendre des initiatives plutôt que de se replier dans l’austérité… de sa population. Je suis sensible à l’argument, mais la chose à faire serait logiquement de (faire) payer ce qu’on doit faire au lieu de laisser les nantis jouer au tea-party. L’État doit exécuter ses missions, ou les faire explicitement modifier par le législateur.
La démocratie : idéologie et pragmatisme
La politique est notamment l’art du possible. Ce n’est pas sympathique, mais face à des conflits d’objectifs ou de normes juridiques, face aux conflits idéologiques ou d’intérêts, les pouvoirs institués doivent naviguer, transiger. Je ne prétendrai pas qu’il faille systématiquement sacrifier les impératifs financiers, qui ne sont pas les plus essentiels, mais qui ont leur importance et qui revêtent parfois une réelle urgence. Je récuse seulement l’option opposée, en vogue depuis trop longtemps, qui impose l’équilibre budgétaire et le désendettement à tout prix.
Et « à tout prix » n’est pas une façon de parler. L’Allemagne ne prétend-elle pas que, adhérant définitivement au modèle économique en vigueur — les électeurs du futur apprécieront… — nous imposions la norme de l’équilibre budgétaire structurel (donc en tendance et — ne l’oublions pas — au plein-emploi) jusque dans nos Constitutions5 ? On avait décrété naguère que les banques centrales devaient être indépendantes des pouvoirs politiques, parce que la monnaie serait… trop importante pour leur être confiée. Voilà qu’on fait de même de la politique budgétaire, les deux se trouvant désormais en cohérence dans le sens d’une stabilité macrofinancière obsessionnelle à l’allemande.
Nous savons pourtant, à l’expérience des dernières décennies, que l’accumulation d’austérités dans le temps et dans l’espace tue les malades aussi surement que les purges et saignées que les médecins de Molière imposaient aux organismes déjà affaiblis de leurs patients. Je suggère qu’outre cet argument économique, répété depuis quarante ans et obstinément ignoré, on prenne au sérieux les aspects politiques et juridiques que j’ai cherché à mettre en évidence… Car le régime économique et le bien-être social ne sont pas seuls en cause. En connivence avec la particratie qui gomme la séparation des pouvoirs législatif et exécutif, c’est l’esprit même de nos régimes démocratiques qui est violé.
- Les Régions et Communautés suivent la même logique que l’État fédéral.
- Si la Belgique a ratifié un accord international, mais ne l’a pas transposé dans son droit, ses résidents ne peuvent encore en tirer argument, mais les étrangers non résidents le peuvent.
- Dominique Cabiaux, « Le césarisme menace notre démocratie », Politique en ligne, 21 juin 2013.
- On consultera http://bit.ly/1c3xKmG. Le contraire s’est vu aussi : la Belgique a adhéré à l’Otan et à la CEE alors que la Constitution interdisait ces aliénations de souveraineté. Sauf les communistes, tous les partis étaient d’accord et modifièrent la Constitution à la première occasion.
- Mathias El Berhoumi, Lionel Van Leeuw, « La règle d’or, et la souveraineté cauchemarde », La Revue nouvelle, janvier 2012.