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Incertitude, mon amour

Numéro 6 Septembre 2023 par Derek Moss

septembre 2023

Il y a quelques mois, j’ai été invi­té à visi­ter l’Université des Capa­ci­tés Néga­tives basée à trois cents kilo­mètres à l’est de Reyk­ja­vik. Il s’agit d’un cam­pus ruti­lant plan­té au milieu du très inhos­pi­ta­lier désert de lave d’Odadahraun. Dépay­se­ment — géo­gra­phique et cog­ni­tif — garan­ti. À l’instar du poète John Keats invi­tant à vivre « dans l’incertitude, les mys­tères, les doutes sans cou­rir avec irri­ta­tion après le fait et la rai­son » tout y est pen­sé pour déve­lop­per chez les étu­diants et les cher­cheurs l’acceptation de l’impuissance et de l’égarement. Moi qui ne suis jamais cer­tain que je vais par­ve­nir à finir ma jour­née, j’y ai trou­vé un havre de tran­quilli­té épis­té­mique, une bulle de sagesse gno­séo­lo­gique où sont allè­gre­ment dif­fu­sées des petites gouttes essen­tielles de « je-ne-sais-pas ». Com­pre­nez-moi bien, il ne s’agit pas de se défaire de l’idée qu’il y ait des cer­ti­tudes ni que tout se vaille, à l’image de ce que les réseaux sociaux, ce splen­dide et ter­ri­fiant pou­lailler du temps pré­sent, pro­meuvent aujourd’hui, mais de mettre au cœur des pro­ces­sus d’apprentissage et de recherche la manière dont des véri­tés ont été et sont patiem­ment éla­bo­rées, scru­pu­leu­se­ment pétries dans la pâte de l’indétermination.

Il y a quelques mois, j’ai été invi­té à visi­ter l’Université des Capa­ci­tés Néga­tives basée à trois cents kilo­mètres à l’est de Reyk­ja­vik. Il s’agit d’un cam­pus ruti­lant plan­té au milieu du très inhos­pi­ta­lier désert de lave d’Odadahraun. Dépay­se­ment — géo­gra­phique et cog­ni­tif — garan­ti. À l’instar du poète John Keats invi­tant à vivre « dans l’incertitude, les mys­tères, les doutes sans cou­rir avec irri­ta­tion après le fait et la rai­son  »1,

, tout y est pen­sé pour déve­lop­per chez les étu­diants et les cher­cheurs l’acceptation de l’impuissance et de l’égarement. Moi qui ne suis jamais cer­tain que je vais par­ve­nir à finir ma jour­née, j’y ai trou­vé un havre de tran­quilli­té épis­té­mique, une bulle de sagesse gno­séo­lo­gique où sont allè­gre­ment dif­fu­sées des petites gouttes essen­tielles de « je-ne-sais-pas ». Com­pre­nez-moi bien, il ne s’agit pas de se défaire de l’idée qu’il y ait des cer­ti­tudes ni que tout se vaille, à l’image de ce que les réseaux sociaux, ce splen­dide et ter­ri­fiant pou­lailler du temps pré­sent, pro­meuvent aujourd’hui, mais de mettre au cœur des pro­ces­sus d’apprentissage et de recherche la manière dont des véri­tés ont été et sont patiem­ment éla­bo­rées, scru­pu­leu­se­ment pétries dans la pâte de l’indétermination.

Dans le hall prin­ci­pal, sous les pho­tos des fon­da­teurs de l’institution, on peut d’ailleurs lire : « Elle s’est éver­tuée à com­prendre le point de vue de l’Autre, mais n’y est jamais vrai­ment arri­vée », « Trente années pas­sées à ten­ter de résoudre une équa­tion. Sans suc­cès », ou encore « Dis­trait par tant de domaines de savoir qui le pas­sion­naient, il ne par­vint jamais à mettre un point final à son article. Bra­vo pour son effort ». Les auto­ri­tés uni­ver­si­taires l’affirment haut et fort : ici, pas de clas­se­ments uni­ver­si­taires qui font de la science une scène de guerre, ni de bourses hyper­com­pé­ti­tives menant à la neu­ras­thé­nie, mais plu­tôt du labeur à taille humaine, de l’honnêteté (sur ses capa­ci­tés et celles des autres) et de la sol­li­ci­tude (pour les autres et pour soi-même). Dans cette uni­ver­si­té, on « essaie », me dit la rec­trice en écla­tant de rire.

Ce sont les mêmes pers­pec­tives qui nour­rissent la péda­go­gie. Les cours, toutes dis­ci­plines concer­nées, consistent à rame­ner de l’incertitude et du tâton­ne­ment dans la pen­sée. Faire du fias­co, de la déban­dade, du plan­tage des valeurs car­di­nales dis­cu­tées ensemble. Être « ang­st-ensemble », être per­dus col­lec­ti­ve­ment dans cette mouise qu’est la science. Telle cher­cheuse, éga­rée, n’a rien pu faire émer­ger de ses expé­ri­men­ta­tions assi­dues. Tel pen­seur, vacillant, a tant souf­fert sur l’écriture de son texte. Ce que les ensei­gnants traquent avec les étu­diants, ce sont les accrocs, les couacs de l’intelligence. Là, ça coince. Ce qu’ils valo­risent, ce sont les déploie­ments impro­bables, les efforts avor­tés, les malaises ren­con­trés. Et les échecs d’être célé­brés comme autant de dépas­se­ments. « Vous n’y êtes pas arri­vé ? Bra­vo ! » « Vous avez fait des efforts incroyables et ça n’a pas mar­ché comme vous l’aviez pré­vu ? Bien joué ! » Anec­do­ti­que­ment, il existe sur le cam­pus une salle à l’architecture capi­ton­née, par­se­mée de cous­sins tout doux, où l’on crie, se défoule, se tape la tête contre les murs (si néces­saire), où cher­cheurs et étu­diants peuvent expri­mer leurs émo­tions néga­tives face à l’incertitude. Car, contrai­re­ment à l’image idyl­lique que l’on se fera de ce cam­pus, vivre et tra­vailler avec cette der­nière est loin d’être un che­min aisé…

Dans l’avion du retour, après avoir gobé une boite entière de Xanax, je me suis endor­mi ber­cé par le bruit des moteurs du biréac­teur. Assom­mé, je rêvai de je-ne-sais-plus-quoi.

  1. Keats J., « On Nega­tive Capa­bi­li­ty : Let­ter to George and Tom Keats, 27 Decem­ber 1817 », https://www.poetryfoundation.org/articles/69384/selections-from-keatss-letters consul­té le 4/07/2022

Derek Moss


Auteur

anthropologue