Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Incertitude, mon amour
Il y a quelques mois, j’ai été invité à visiter l’Université des Capacités Négatives basée à trois cents kilomètres à l’est de Reykjavik. Il s’agit d’un campus rutilant planté au milieu du très inhospitalier désert de lave d’Odadahraun. Dépaysement — géographique et cognitif — garanti. À l’instar du poète John Keats invitant à vivre « dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison » tout y est pensé pour développer chez les étudiants et les chercheurs l’acceptation de l’impuissance et de l’égarement. Moi qui ne suis jamais certain que je vais parvenir à finir ma journée, j’y ai trouvé un havre de tranquillité épistémique, une bulle de sagesse gnoséologique où sont allègrement diffusées des petites gouttes essentielles de « je-ne-sais-pas ». Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas de se défaire de l’idée qu’il y ait des certitudes ni que tout se vaille, à l’image de ce que les réseaux sociaux, ce splendide et terrifiant poulailler du temps présent, promeuvent aujourd’hui, mais de mettre au cœur des processus d’apprentissage et de recherche la manière dont des vérités ont été et sont patiemment élaborées, scrupuleusement pétries dans la pâte de l’indétermination.
Il y a quelques mois, j’ai été invité à visiter l’Université des Capacités Négatives basée à trois cents kilomètres à l’est de Reykjavik. Il s’agit d’un campus rutilant planté au milieu du très inhospitalier désert de lave d’Odadahraun. Dépaysement — géographique et cognitif — garanti. À l’instar du poète John Keats invitant à vivre « dans l’incertitude, les mystères, les doutes sans courir avec irritation après le fait et la raison »1,
, tout y est pensé pour développer chez les étudiants et les chercheurs l’acceptation de l’impuissance et de l’égarement. Moi qui ne suis jamais certain que je vais parvenir à finir ma journée, j’y ai trouvé un havre de tranquillité épistémique, une bulle de sagesse gnoséologique où sont allègrement diffusées des petites gouttes essentielles de « je-ne-sais-pas ». Comprenez-moi bien, il ne s’agit pas de se défaire de l’idée qu’il y ait des certitudes ni que tout se vaille, à l’image de ce que les réseaux sociaux, ce splendide et terrifiant poulailler du temps présent, promeuvent aujourd’hui, mais de mettre au cœur des processus d’apprentissage et de recherche la manière dont des vérités ont été et sont patiemment élaborées, scrupuleusement pétries dans la pâte de l’indétermination.
Dans le hall principal, sous les photos des fondateurs de l’institution, on peut d’ailleurs lire : « Elle s’est évertuée à comprendre le point de vue de l’Autre, mais n’y est jamais vraiment arrivée », « Trente années passées à tenter de résoudre une équation. Sans succès », ou encore « Distrait par tant de domaines de savoir qui le passionnaient, il ne parvint jamais à mettre un point final à son article. Bravo pour son effort ». Les autorités universitaires l’affirment haut et fort : ici, pas de classements universitaires qui font de la science une scène de guerre, ni de bourses hypercompétitives menant à la neurasthénie, mais plutôt du labeur à taille humaine, de l’honnêteté (sur ses capacités et celles des autres) et de la sollicitude (pour les autres et pour soi-même). Dans cette université, on « essaie », me dit la rectrice en éclatant de rire.
Ce sont les mêmes perspectives qui nourrissent la pédagogie. Les cours, toutes disciplines concernées, consistent à ramener de l’incertitude et du tâtonnement dans la pensée. Faire du fiasco, de la débandade, du plantage des valeurs cardinales discutées ensemble. Être « angst-ensemble », être perdus collectivement dans cette mouise qu’est la science. Telle chercheuse, égarée, n’a rien pu faire émerger de ses expérimentations assidues. Tel penseur, vacillant, a tant souffert sur l’écriture de son texte. Ce que les enseignants traquent avec les étudiants, ce sont les accrocs, les couacs de l’intelligence. Là, ça coince. Ce qu’ils valorisent, ce sont les déploiements improbables, les efforts avortés, les malaises rencontrés. Et les échecs d’être célébrés comme autant de dépassements. « Vous n’y êtes pas arrivé ? Bravo ! » « Vous avez fait des efforts incroyables et ça n’a pas marché comme vous l’aviez prévu ? Bien joué ! » Anecdotiquement, il existe sur le campus une salle à l’architecture capitonnée, parsemée de coussins tout doux, où l’on crie, se défoule, se tape la tête contre les murs (si nécessaire), où chercheurs et étudiants peuvent exprimer leurs émotions négatives face à l’incertitude. Car, contrairement à l’image idyllique que l’on se fera de ce campus, vivre et travailler avec cette dernière est loin d’être un chemin aisé…
Dans l’avion du retour, après avoir gobé une boite entière de Xanax, je me suis endormi bercé par le bruit des moteurs du biréacteur. Assommé, je rêvai de je-ne-sais-plus-quoi.
- Keats J., « On Negative Capability : Letter to George and Tom Keats, 27 December 1817 », https://www.poetryfoundation.org/articles/69384/selections-from-keatss-letters consulté le 4/07/2022