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Incendies et feu de paille
« J’ai eu un énorme coup de foudre pour la pièce. J’ai été époustouflé, ébahi, par la beauté et la force, la puissance du texte. […] Wajdi avait créé, dans sa mise en scène, des images d’une très grande force, une force très théâtrale, qui n’étaient pas adaptable au cinéma dans un cadre naturaliste. » « Je me […]
« J’ai eu un énorme coup de foudre pour la pièce. J’ai été époustouflé, ébahi, par la beauté et la force, la puissance du texte. […] Wajdi avait créé, dans sa mise en scène, des images d’une très grande force, une force très théâtrale, qui n’étaient pas adaptable au cinéma dans un cadre naturaliste. » « Je me suis complètement approprié la pièce. J’ai carrément bousillé la poésie de Wajdi, un texte magnifique que j’ai volontairement massacré pour arriver à en extirper des images et puis à faire du cinéma. »
Heureusement que le réalisateur québecquois Denis Villeneuve reconnait avec une belle outrecuidance l’avorton qu’il a accouché d’Incendies, la pièce de Wajdi Mouawad. Que le cinéma et le théâtre font appel à des langages spécifiques, que la fidélité minutieuse à un texte n’aboutit pas forcément à une production inoubliable, va de soi. Un cinéaste peut donner son interprétation personnelle d’une œuvre et même s’en éloigner fortement, tout est permis à la condition d’avoir du talent.
Encensé par la critique, lauréat de prix, gros succès au box-office, Incendies, le film est un navet ; la pièce, deuxième partie de la trilogie, Le sang des promesses1, un chef-d’œuvre.
Villeneuve ignore manifestement que plusieurs genres de film coexistent et que le cinéma n’est pas « naturaliste » par essence. « Faire du cinéma » n’oblige pas à sabrer dans les scènes, à en inventer d’inutiles, ni surtout à élaguer la complexité de la pièce. Au poids, l’argument ne tient pas : Incendies au théâtre dure trois heures (que du bon) tandis que la dévastation cinématographique absorbe cent-trente minutes, ce qui est tout de même fort long. Évidemment quand on transforme (et qu’on le revendique) la poésie d’un texte superbe en un film d’Exploration du monde, beaux paysages, villes dévastées par les bombes, ruines pittoresques et encore fumantes, cela prend du temps et le gâche. « Faire des images » eût pu consister à interpréter les images fortes du texte en usant des moyens propres au cinéma, au lieu de quoi Villeneuve fait du spectaculaire comme dans tout film d’action. Au fond, son Incendies n’est qu’une plate adaptation hollywoodienne, de la même manière qu’une grande usine à divertissement adapte un classique du cinéma en le digérant pour gommer toutes les aspérités que le spectateur, qui est toujours lambda, ne pourrait comprendre.
Ne reste du brasier de Mouawad que l’intrigue : à sa mort, Nawal Marwan laisse à son notaire deux lettres pour ses jumeaux : l’une que Jeanne devra remettre à leur père, prétendu mort, et l’autre que Simon doit donner à leur frère dont ils n’ont jamais entendu parler. Frère et sœur partent au pays natal de Narwal, le Liban, jamais nommé. Chez Mouawad, l’Histoire n’est jamais abordée frontalement, mais les évènements historiques — ici l’occupation israélienne du Sud-Liban, l’intrication des acteurs et des causes — sont rendus abstraits par la suppression de toute référence concrète, mais ils irriguent souterrainement les destinées de personnages singuliers. Seule compte l’identité de la guerre, celle-là et toutes les autres, un combat fratricide.
L’inventaire des modifications et des raccourcis qui dénaturent l’œuvre serait fastidieux ; les uns visent à resserrer le récit et surtout à le simplifier — dans la pièce, Nawal, après la mort de son amie, la femme qui chante à qui elle a appris à lire et à écrire, reprend comme un legs ses chansons pour couvrir les hurlements des torturés de la prison alors que dans le film cette relation disparait et que Nawal est d’emblée la femme qui chante. Les autres ne font qu’amplifier à outrance un caractère mélodramatique qui confine à l’invraisemblance alors que cette reprise de la thématique d’Œdipe, fils incestueux à son insu et père de ses frères et sœurs, trouve, chez Mouawad, l’une de ses sources dans la tentative des femmes violées en prison d’ébranler leur tortionnaire : « Tu pourrais être mon fils. »
Un film en travers de la gorge
Le film fait l’impasse sur le cocasse de la pièce qui entrecroise drôlerie et tragédie. Ainsi, dans la pièce, le notaire est un compatissant moulin à paroles qui s’emmêle allègrement dans les expressions — « Rome ne s’est pas construite en plein jour. » Le premier fils de Nawal, dont elle a été séparée à sa naissance, devenu un sniper fou, rêve de passer dans une émission de variétés, tue en chantant du rock et en se servant de son fusil à lunette comme guitare ou comme micro et photographie ses victimes dans une terrifiante dénaturation de l’art. Dans le film, notaire et tireur sont banals, et le rire et la légèreté qui permettent de résister à l’Histoire sont perdus. Tout ce qui dans l’écriture de Mouawad montre, à l’image de la leçon de mathématique de Jeanne, la violence née de la fragilité des points de vue, leurs contradictions, leur caractère partiel est sacrifié.
La construction en spirale de la pièce où un mot de Jeanne suffit pour faire apparaitre la jeune Nawal et où passé et présent se répondent comme une antienne, parfois en une seule réplique, a trouvé dans le film de Villeneuve une traduction classique en habiles flashbacks. Le lyrisme qui poétise le réel et permet d’échapper à sa tyrannie s’incarne dans des phases qui rythment la pièce et constituent l’héritage des protagonistes. Dans son testament, Nawal écrit que « L’enfance est un couteau planté dans la gorge. On ne le retire pas si facilement ». Elle fait écho à l’une des dernières phrases de son jeune amant, père de ce fils disparu : « Ce soir, l’enfance est un couteau que l’on vient de me planter dans la gorge. » Dans sa dernière lettre que le notaire remet à Jeanne et à Simon lorsqu’ils se sont acquittés de la tâche de retrouver père et frère, elle s’adresse à Simon : « L’enfance est un couteau planté dans la gorge / Et tu as su le retirer. / À présent, il faut réapprendre à avaler sa salive. / C’est un geste parfois très courageux. / Avaler sa salive. / À présent il faut reconstruire l’histoire. / L’histoire est en miettes. / Doucement / Consoler chaque morceau […].»
Consoler notre époque
À sa mort, la grand-mère de Nawal lui fait promettre d’apprendre à lire, à écrire et à penser pour briser le fil de la colère car, dit-elle : « Les femmes de notre famille sommes engluées dans la colère depuis si longtemps […] Toi aussi tu laisseras à ta fille la colère en héritage », fil que Nawal casse en faisant découvrir à ses enfants le secret de leur naissance. « Incendies est alors l’histoire de trois histoires qui cherchent leur début, de trois destins qui cherchent leur origine pour tenter de résoudre l’équation de leur existence et tenter de trouver, derrière la dune la plus sombre, la source de beauté », écrit Wajdi Mouawad. « Où commence votre histoire ? / À votre naissance ? /, demande Nawal, / Alors elle commence dans l’horreur. / À la naissance de votre père ? / Alors c’est une grande histoire d’amour. Mais en remontant plus loin, / Peut-être que l’on découvrira que cette histoire d’amour prend sa source dans le sang, le viol / Et qu’à son tour, le sanguinaire et le violeur / Tient son origine dans l’amour. » Se trouve ainsi réintroduite la mémoire longue de l’Histoire et des guerres qui ont marqué la région ; un médecin énumère une longue série de violences, actions de représailles qui répondent à d’autres à l’infini, la liste ne trouvant sa limite que dans sa mémoire.
Incendies, la pièce, affronte avec intelligence et subtilité de grandes questions, en croisant histoires individuelles et Histoire, en reliant la tragédie collective à la quête personnelle. Dans toute la trilogie du Sang des promesses, Wajdi Mouawad s’interroge : « Peut-on encore consoler notre époque ? » En tout cas pas avec Incendies, le film, production sans profondeur qui ne risque pas de marquer l’histoire du cinéma et qui, en dépit des moyens techniques mobilisés et sans doute à cause d’eux, n’a rien de la puissance d’évocation d’une pièce qui avait été montée sur un plateau presque nu, avec quelques accessoires hétéroclites, portée par l’écriture de Moauwad et d’excellents comédiens.
Au fond, ce lamentable ratage n’a qu’une qualité : inciter à lire ce superbe texte et à se faire son cinéma personnel en écoutant la musique propre de l’œuvre ou aller voir un autre film, bijou d’intelligence et d’humanité, tout en finesse et en nuances, joué par d’extraordinaires comédiens anglais, dont tout le travail consiste à donner l’impression qu’ils ne jouent à aucun moment, qu’ils sont eux-mêmes : Another Year, de Mike Leigh avec Lesley Manville, Michele Austin, David Bradley, Jim Broadben…
- Wajdi Mouawad, Incendies. Le sang des promesses 2, Actes Sud, coll. « Babel », 2009. « Wajdi Mouawad a, dit-il, un jumeau imaginaire au pays de sa naissance qui n’a pas quitté le Liban enfant pendant la guerre civile, dont la famille n’a pas été confrontée, comme la sienne, au refus d’un permis de séjour par les autorités françaises et n’a donc pas été contrainte à un second exil au Québec en 1983 et qui n’est pas la proie du sentiment de culpabilité des exilés. Il faut pourtant reconnaitre que ce jumeau-là ne s’est pas vu décerner par le gouvernement français en 2002 le titre de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres pour l’ensemble de son œuvre…», Joëlle Kwaschin, « Avignon 2009 : Wajdi Mouawad », La Revue nouvelle, septembre2009.