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Incendies et feu de paille

Numéro 2 Février 2011 par Joëlle Kwaschin

février 2011

« J’ai eu un énorme coup de foudre pour la pièce. J’ai été épous­tou­flé, éba­hi, par la beau­té et la force, la puis­sance du texte. […] Waj­di avait créé, dans sa mise en scène, des images d’une très grande force, une force très théâ­trale, qui n’é­taient pas adap­table au ciné­ma dans un cadre natu­ra­liste. » « Je me […]

« J’ai eu un énorme coup de foudre pour la pièce. J’ai été épous­tou­flé, éba­hi, par la beau­té et la force, la puis­sance du texte. […] Waj­di avait créé, dans sa mise en scène, des images d’une très grande force, une force très théâ­trale, qui n’é­taient pas adap­table au ciné­ma dans un cadre natu­ra­liste. » « Je me suis com­plè­te­ment appro­prié la pièce. J’ai car­ré­ment bou­sillé la poé­sie de Waj­di, un texte magni­fique que j’ai volon­tai­re­ment mas­sa­cré pour arri­ver à en extir­per des images et puis à faire du cinéma. »

Heu­reu­se­ment que le réa­li­sa­teur qué­bec­quois Denis Vil­le­neuve recon­nait avec une belle outre­cui­dance l’a­vor­ton qu’il a accou­ché d’Incen­dies, la pièce de Waj­di Moua­wad. Que le ciné­ma et le théâtre font appel à des lan­gages spé­ci­fiques, que la fidé­li­té minu­tieuse à un texte n’a­bou­tit pas for­cé­ment à une pro­duc­tion inou­bliable, va de soi. Un cinéaste peut don­ner son inter­pré­ta­tion per­son­nelle d’une œuvre et même s’en éloi­gner for­te­ment, tout est per­mis à la condi­tion d’a­voir du talent.

Encen­sé par la cri­tique, lau­réat de prix, gros suc­cès au box-office, Incen­dies, le film est un navet ; la pièce, deuxième par­tie de la tri­lo­gie, Le sang des pro­messes1, un chef-d’œuvre.

Vil­le­neuve ignore mani­fes­te­ment que plu­sieurs genres de film coexistent et que le ciné­ma n’est pas « natu­ra­liste » par essence. « Faire du ciné­ma » n’o­blige pas à sabrer dans les scènes, à en inven­ter d’i­nu­tiles, ni sur­tout à éla­guer la com­plexi­té de la pièce. Au poids, l’ar­gu­ment ne tient pas : Incen­dies au théâtre dure trois heures (que du bon) tan­dis que la dévas­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique absorbe cent-trente minutes, ce qui est tout de même fort long. Évi­dem­ment quand on trans­forme (et qu’on le reven­dique) la poé­sie d’un texte superbe en un film d’Ex­plo­ra­tion du monde, beaux pay­sages, villes dévas­tées par les bombes, ruines pit­to­resques et encore fumantes, cela prend du temps et le gâche. « Faire des images » eût pu consis­ter à inter­pré­ter les images fortes du texte en usant des moyens propres au ciné­ma, au lieu de quoi Vil­le­neuve fait du spec­ta­cu­laire comme dans tout film d’ac­tion. Au fond, son Incen­dies n’est qu’une plate adap­ta­tion hol­ly­woo­dienne, de la même manière qu’une grande usine à diver­tis­se­ment adapte un clas­sique du ciné­ma en le digé­rant pour gom­mer toutes les aspé­ri­tés que le spec­ta­teur, qui est tou­jours lamb­da, ne pour­rait comprendre.

Ne reste du bra­sier de Moua­wad que l’in­trigue : à sa mort, Nawal Mar­wan laisse à son notaire deux lettres pour ses jumeaux : l’une que Jeanne devra remettre à leur père, pré­ten­du mort, et l’autre que Simon doit don­ner à leur frère dont ils n’ont jamais enten­du par­ler. Frère et sœur partent au pays natal de Nar­wal, le Liban, jamais nom­mé. Chez Moua­wad, l’His­toire n’est jamais abor­dée fron­ta­le­ment, mais les évè­ne­ments his­to­riques — ici l’oc­cu­pa­tion israé­lienne du Sud-Liban, l’in­tri­ca­tion des acteurs et des causes — sont ren­dus abs­traits par la sup­pres­sion de toute réfé­rence concrète, mais ils irriguent sou­ter­rai­ne­ment les des­ti­nées de per­son­nages sin­gu­liers. Seule compte l’i­den­ti­té de la guerre, celle-là et toutes les autres, un com­bat fratricide.

L’in­ven­taire des modi­fi­ca­tions et des rac­cour­cis qui déna­turent l’œuvre serait fas­ti­dieux ; les uns visent à res­ser­rer le récit et sur­tout à le sim­pli­fier — dans la pièce, Nawal, après la mort de son amie, la femme qui chante à qui elle a appris à lire et à écrire, reprend comme un legs ses chan­sons pour cou­vrir les hur­le­ments des tor­tu­rés de la pri­son alors que dans le film cette rela­tion dis­pa­rait et que Nawal est d’emblée la femme qui chante. Les autres ne font qu’am­pli­fier à outrance un carac­tère mélo­dra­ma­tique qui confine à l’in­vrai­sem­blance alors que cette reprise de la thé­ma­tique d’Œdipe, fils inces­tueux à son insu et père de ses frères et sœurs, trouve, chez Moua­wad, l’une de ses sources dans la ten­ta­tive des femmes vio­lées en pri­son d’é­bran­ler leur tor­tion­naire : « Tu pour­rais être mon fils. »

Un film en travers de la gorge

Le film fait l’im­passe sur le cocasse de la pièce qui entre­croise drô­le­rie et tra­gé­die. Ain­si, dans la pièce, le notaire est un com­pa­tis­sant mou­lin à paroles qui s’emmêle allè­gre­ment dans les expres­sions — « Rome ne s’est pas construite en plein jour. » Le pre­mier fils de Nawal, dont elle a été sépa­rée à sa nais­sance, deve­nu un sni­per fou, rêve de pas­ser dans une émis­sion de varié­tés, tue en chan­tant du rock et en se ser­vant de son fusil à lunette comme gui­tare ou comme micro et pho­to­gra­phie ses vic­times dans une ter­ri­fiante déna­tu­ra­tion de l’art. Dans le film, notaire et tireur sont banals, et le rire et la légè­re­té qui per­mettent de résis­ter à l’His­toire sont per­dus. Tout ce qui dans l’é­cri­ture de Moua­wad montre, à l’i­mage de la leçon de mathé­ma­tique de Jeanne, la vio­lence née de la fra­gi­li­té des points de vue, leurs contra­dic­tions, leur carac­tère par­tiel est sacrifié.

La construc­tion en spi­rale de la pièce où un mot de Jeanne suf­fit pour faire appa­raitre la jeune Nawal et où pas­sé et pré­sent se répondent comme une antienne, par­fois en une seule réplique, a trou­vé dans le film de Vil­le­neuve une tra­duc­tion clas­sique en habiles flash­backs. Le lyrisme qui poé­tise le réel et per­met d’é­chap­per à sa tyran­nie s’in­carne dans des phases qui rythment la pièce et consti­tuent l’hé­ri­tage des pro­ta­go­nistes. Dans son tes­ta­ment, Nawal écrit que « L’en­fance est un cou­teau plan­té dans la gorge. On ne le retire pas si faci­le­ment ». Elle fait écho à l’une des der­nières phrases de son jeune amant, père de ce fils dis­pa­ru : « Ce soir, l’en­fance est un cou­teau que l’on vient de me plan­ter dans la gorge. » Dans sa der­nière lettre que le notaire remet à Jeanne et à Simon lors­qu’ils se sont acquit­tés de la tâche de retrou­ver père et frère, elle s’a­dresse à Simon : « L’en­fance est un cou­teau plan­té dans la gorge / Et tu as su le reti­rer. / À pré­sent, il faut réap­prendre à ava­ler sa salive. / C’est un geste par­fois très cou­ra­geux. / Ava­ler sa salive. / À pré­sent il faut recons­truire l’his­toire. / L’his­toire est en miettes. / Dou­ce­ment / Conso­ler chaque morceau […].»

Consoler notre époque

À sa mort, la grand-mère de Nawal lui fait pro­mettre d’ap­prendre à lire, à écrire et à pen­ser pour bri­ser le fil de la colère car, dit-elle : « Les femmes de notre famille sommes engluées dans la colère depuis si long­temps […] Toi aus­si tu lais­se­ras à ta fille la colère en héri­tage », fil que Nawal casse en fai­sant décou­vrir à ses enfants le secret de leur nais­sance. « Incen­dies est alors l’his­toire de trois his­toires qui cherchent leur début, de trois des­tins qui cherchent leur ori­gine pour ten­ter de résoudre l’é­qua­tion de leur exis­tence et ten­ter de trou­ver, der­rière la dune la plus sombre, la source de beau­té », écrit Waj­di Moua­wad. « Où com­mence votre his­toire ? / À votre nais­sance ? /, demande Nawal, / Alors elle com­mence dans l’hor­reur. / À la nais­sance de votre père ? / Alors c’est une grande his­toire d’a­mour. Mais en remon­tant plus loin, / Peut-être que l’on décou­vri­ra que cette his­toire d’a­mour prend sa source dans le sang, le viol / Et qu’à son tour, le san­gui­naire et le vio­leur / Tient son ori­gine dans l’a­mour. » Se trouve ain­si réin­tro­duite la mémoire longue de l’His­toire et des guerres qui ont mar­qué la région ; un méde­cin énu­mère une longue série de vio­lences, actions de repré­sailles qui répondent à d’autres à l’in­fi­ni, la liste ne trou­vant sa limite que dans sa mémoire.

Incen­dies
, la pièce, affronte avec intel­li­gence et sub­ti­li­té de grandes ques­tions, en croi­sant his­toires indi­vi­duelles et His­toire, en reliant la tra­gé­die col­lec­tive à la quête per­son­nelle. Dans toute la tri­lo­gie du Sang des pro­messes, Waj­di Moua­wad s’in­ter­roge : « Peut-on encore conso­ler notre époque ? » En tout cas pas avec Incen­dies, le film, pro­duc­tion sans pro­fon­deur qui ne risque pas de mar­quer l’his­toire du ciné­ma et qui, en dépit des moyens tech­niques mobi­li­sés et sans doute à cause d’eux, n’a rien de la puis­sance d’é­vo­ca­tion d’une pièce qui avait été mon­tée sur un pla­teau presque nu, avec quelques acces­soires hété­ro­clites, por­tée par l’é­cri­ture de Moau­wad et d’ex­cel­lents comédiens.

Au fond, ce lamen­table ratage n’a qu’une qua­li­té : inci­ter à lire ce superbe texte et à se faire son ciné­ma per­son­nel en écou­tant la musique propre de l’œuvre ou aller voir un autre film, bijou d’in­tel­li­gence et d’hu­ma­ni­té, tout en finesse et en nuances, joué par d’ex­tra­or­di­naires comé­diens anglais, dont tout le tra­vail consiste à don­ner l’im­pres­sion qu’ils ne jouent à aucun moment, qu’ils sont eux-mêmes : Ano­ther Year, de Mike Leigh avec Les­ley Man­ville, Michele Aus­tin, David Brad­ley, Jim Broadben…

  1. Waj­di Moua­wad, Incen­dies. Le sang des pro­messes 2, Actes Sud, coll. « Babel », 2009. « Waj­di Moua­wad a, dit-il, un jumeau ima­gi­naire au pays de sa nais­sance qui n’a pas quit­té le Liban enfant pen­dant la guerre civile, dont la famille n’a pas été confron­tée, comme la sienne, au refus d’un per­mis de séjour par les auto­ri­tés fran­çaises et n’a donc pas été contrainte à un second exil au Qué­bec en 1983 et qui n’est pas la proie du sen­ti­ment de culpa­bi­li­té des exi­lés. Il faut pour­tant recon­naitre que ce jumeau-là ne s’est pas vu décer­ner par le gou­ver­ne­ment fran­çais en 2002 le titre de che­va­lier de l’ordre des Arts et des Lettres pour l’en­semble de son œuvre…», Joëlle Kwa­schin, « Avi­gnon 2009 : Waj­di Moua­wad », La Revue nou­velle, septembre2009.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie