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Impressions sur la ville. Bruxelles un an après

Numéro 5 Mai 2013 par Boris Korkmazov

mai 2013

Sans qu’il y paraisse, un an est pas­sé depuis que ma femme et moi sommes arri­vés dans cette vieille ville confor­table qui, comme me l’a fait remar­quer un ami, porte en son nom, par un éton­nant hasard, l’anagramme du point culmi­nant du Cau­case et de l’Europe, le mont Elbrouz, au pied duquel vit mon petit peuple, […]

Sans qu’il y paraisse, un an est pas­sé depuis que ma femme et moi sommes arri­vés dans cette vieille ville confor­table qui, comme me l’a fait remar­quer un ami, porte en son nom, par un éton­nant hasard, l’anagramme du point culmi­nant du Cau­case et de l’Europe, le mont Elbrouz, au pied duquel vit mon petit peuple, le peuple karat­chaï. En pla­çant les deux der­nières lettres de « BRUSSEL » en début de mot, on obtient en effet… « ELBRUSS » ! C’est tout un sym­bole pour moi. Je me sens vrai­ment bien à Bruxelles. Je me suis atta­ché à cette char­mante ville où je me sens comme chez moi.

Pour moi, Bruxelles est une des villes d’Europe où la vie est la plus confor­table, car il y règne un cli­mat pro­pice au bien-être psy­cho­lo­gique : c’est idéal pour qui sou­haite y vivre, tra­vailler, éle­ver ses enfants. L’incroyable confort, presque « fami­lial », qui baigne la capi­tale belge m’a impré­gné dès mes pre­miers jours à Bruxelles : il a contri­bué à me remon­ter le moral et comme une conta­gion posi­tive, m’a ren­du patient et serein, à l’image de la majo­ri­té des Bruxellois.

L’impression la plus pré­cieuse que l’on res­sent quand on vient d’un pays où les lois ne sont pas res­pec­tées est ce sen­ti­ment de sécu­ri­té : on com­prend en effet que rien ne nous menace, dès lors que l’on res­pecte les lois en vigueur. Par exemple, la vue de per­sonnes en uni­forme de police ne déclenche plus cette « alerte incons­ciente » que l’on a chez nous, car les poli­ciers ici sont vrai­ment au ser­vice de la socié­té. Au Nord-Cau­case, comme d’ailleurs par­tout en Rus­sie, la situa­tion est para­doxale depuis de nom­breuses années : ceux qui res­pectent la loi ont peur de la police, alors que les cri­mi­nels et les ban­dits, non ! Une telle situa­tion est inima­gi­nable dans un État démo­cra­tique tel que la Belgique.

Un autre fait sin­gu­lier pour les per­sonnes ori­gi­naires de Rus­sie est la tolé­rance dés­in­té­res­sée des Bruxel­lois vis-à-vis des per­sonnes de natio­na­li­té, d’ethnie ou de confes­sion dif­fé­rentes. Il me semble que cette tolé­rance fait par­tie de l’inconscient col­lec­tif, de la culture et de la vision du monde de la plu­part des habi­tants de la ville. En Rus­sie, c’est le contraire. Les per­sonnes d’apparence cau­ca­sienne, asia­tique ou afri­caine sont reje­tées par la majeure par­tie de la popu­la­tion de Rus­sie cen­trale et le phé­no­mène ne fait que s’accroitre avec le temps, pro­vo­quant des réac­tions tout aus­si hos­tiles. À Bruxelles, quelle que soit sa cou­leur de peau ou la forme de ses yeux, on ne se sent pas mal à l’aise. Par exemple, à la pis­cine, où nous allons presque quo­ti­dien­ne­ment avec ma femme, tra­vaille un grand Afri­cain pré­nom­mé Mama­dou. Il a un sou­rire tel­le­ment char­mant et natu­rel que c’est évident : cet homme se sent bien à Bruxelles, autre­ment il n’aurait pas un aus­si beau sou­rire ! Plus que tout ici, j’aime obser­ver les groupes d’enfants qui vont bras des­sus bras des­sous à l’école, par­lant et riant fort, sans se pré­oc­cu­per le moins du monde du fait que par­mi eux il y a dif­fé­rentes ori­gines eth­niques et dif­fé­rentes natio­na­li­tés. En les regar­dant, on com­prend qu’ils sont l’avenir de ce beau pays et que ces enfants d’aujourd’hui, quand ils seront adultes, ne se pré­oc­cu­pe­ront pas de leurs dif­fé­rences phy­siques et n’en tire­ront aucune consé­quence en termes de juge­ment. Cela ne leur vien­drait tout sim­ple­ment pas à l’esprit !

Un détail qui saute aux yeux lorsqu’on vient de Rus­sie est la sim­pli­ci­té des vête­ments que portent les Bruxel­lois. Si j’ai bien com­pris, cela ne dépend pas des reve­nus de cha­cun, mais du confort : les habi­tants ne semblent accor­der aucune impor­tance à la mode. Il me semble que la plu­part des Belges consi­dèrent sim­ple­ment dépla­cé de por­ter des vête­ments chers et voyants : même les jeunes s’habillent sim­ple­ment. On peut en déduire que dans leur concep­tion du monde, la garde-robe n’est pas une prio­ri­té ; c’est tout le contraire en Rus­sie où sou­vent, même les per­sonnes pauvres s’efforcent de por­ter du beau et du cher, dépen­sant tout ce qui leur reste, contrac­tant par­fois des dettes, tant éle­ver son sta­tut aux yeux des autres est important.

De tous ces com­por­te­ments, je déduis que les habi­tants de Bruxelles ne sont pas par­ti­cu­liè­re­ment tou­chés par les tra­vers tels que la bigo­te­rie ou l’hypocrisie. Ils n’ont pas non plus cette ten­dance à dire le contraire de ce qu’ils pensent. Me reviennent en mémoire les fameux mots de la célèbre pièce de l’écrivain russe Maxime Gor­ki, Les bas-fonds : « Le men­songe est la foi des maitres et des esclaves. La véri­té est le dieu des hommes libres. » Il n’y a que dans une socié­té libre que les hommes peuvent être sin­cè­re­ment bien­veillants, sou­rire comme des enfants, et c’est le cas des Bruxel­lois ! Signes évi­dents d’une socié­té tra­di­tion­nel­le­ment ouverte, où la digni­té de cha­cun est res­pec­tée, où cha­cun com­prend que sa liber­té s’arrête là où com­mence celle de ses com­pa­triotes, comme le dit le célèbre apho­risme. Mal­heu­reu­se­ment, dans la Rus­sie post­so­vié­tique, on a sub­sti­tué au concept de liber­té celui du « tout-est-per­mis ». C’est pour­quoi aujourd’hui, la majeure par­tie de la popu­la­tion russe n’adhère pas aux valeurs de démo­cra­tie et libé­ra­lisme, tra­di­tion­nelles en Europe occidentale.

Je vou­drais faire part d’une autre impres­sion que j’ai de la Bel­gique : ici, l’État s’efforce de garan­tir une vie nor­male aux citoyens les plus dému­nis, et éga­le­ment aux pen­sion­nés, ce qui n’est pas du tout le cas en Rus­sie, où plus de la moi­tié de la popu­la­tion vit dans une grande pau­vre­té, alors que le pays compte plus de mil­liar­daires que toute l’Europe ! Ain­si ma mère, qui a tra­vaillé pen­dant qua­rante ans comme méde­cin dans un hôpi­tal pour tuber­cu­leux — et a gué­ri des cen­taines de patients de cette ter­rible mala­die — reçoit-elle aujourd’hui une pen­sion équi­va­lente à cent-cin­quante euros par mois. En d’autres termes, une per­sonne qui a sau­vé de nom­breuses vies par son tra­vail se retrouve dans la misère une fois pen­sion­née : je ne pense pas qu’une telle situa­tion soit pos­sible en Bel­gique ? Par ailleurs, les den­rées ali­men­taires telles que le lait, la viande, les légumes et les fruits coutent moins cher à Bruxelles qu’en Rus­sie, alors que le niveau de vie y est plu­sieurs fois supérieur.

La Bel­gique est le cœur cultu­rel et poli­tique de l’Europe, et Bruxelles est le cœur du royaume de Bel­gique. Pour qui s’intéresse à l’histoire de l’architecture euro­péenne, la ville offre tous les styles les plus inté­res­sants, du roman au moderne. Évi­dem­ment, le cœur de Bruxelles, c’est la Grand Place. J’aime y flâ­ner, non pas tant, d’ailleurs, pour l’épatante beau­té de son ensemble archi­tec­tu­ral que pour la mer­veilleuse diver­si­té des repré­sen­tants du genre humain qu’on peut y ren­con­trer. Sur la Grand Place, il est pas­sion­nant d’observer comme les gens de dif­fé­rents pays s’extasient de la même façon, admi­rant les chefs‑d’œuvre archi­tec­tu­raux qui les entourent. En les regar­dant, on com­prend de tout son être la phrase de Dos­toïevs­ki : « La beau­té sau­ve­ra le monde1. » Venus des quatre coins de notre pla­nète, ces pas­sants, une fois sur cette place, ne res­sentent que des émo­tions posi­tives, fruit de leur ren­contre avec les mer­veilles de l’architecture belge. Se peut-il que tout le mal dans le monde pro­vienne du manque de beau­té que res­sent l’humanité ? Celui qui s’émerveille devant la beau­té façon­née par la main de l’homme ou par la nature peut-il engen­drer du mal ? La beau­té est l’attribut direct du bien, alors que le mal est, dès l’origine, pri­vé de toute beau­té et, par là, mons­trueux. Peut-être devrions-nous créer plus de beau­té nous-mêmes, aller la cher­cher et la décou­vrir autour de nous et en nous, pour vaincre défi­ni­ti­ve­ment le mal?! Voi­là les pen­sées que m’inspire la Grand Place…

Mon­dia­le­ment connu, le Man­ne­ken Pis ne laisse pas non plus indif­fé­rent : qu’est-ce qui peut bien atti­rer des cen­taines de mil­liers de tou­ristes autour de ce minus­cule gamin qui, depuis des siècles, s’occupe tran­quille­ment à un acte si natu­rel pour un enfant ? Peut-être cette énig­ma­tique popu­la­ri­té s’explique-t-elle par le fait qu’en regar­dant ce drôle de petit bon­homme, les gens se rap­pellent leur enfance, la meilleure période de leur vie ? Ce qui compte pour moi est que ce monu­ment très simple sym­bo­lise la Bel­gique, sou­cieuse du quo­ti­dien de ses petits citoyens.

J’apprécie beau­coup la vie lit­té­raire à Bruxelles. La mai­son inter­na­tio­nale des lit­té­ra­tures Pas­sa Por­ta, qui nous a héber­gés, ma femme et moi, pen­dant deux ans, orga­nise de nom­breux évè­ne­ments lit­té­raires, ren­contres avec des auteurs belges et étran­gers, fes­ti­vals lit­té­raires, ren­contres de tra­duc­teurs. Lors d’un de ces évè­ne­ments, on m’a deman­dé de lire un extrait d’Ulysse, de James Joyce dans ma langue mater­nelle, le karat­chaï. C’était la pre­mière fois que Joyce était lu en karat­chaï ! Spec­tacle incroyable de voir dix per­sonnes lire dans dif­fé­rentes langues des extraits de la célèbre œuvre du génie irlan­dais. Ensuite, la grande salle de Fla­gey, pleine à cra­quer, a rete­nu son souffle pour écou­ter trois tra­duc­teurs venus de pays dif­fé­rents tra­duire en direct un son­net de Fer­nan­do Pes­soa, en trois langues dif­fé­rentes. On pou­vait suivre le tra­vail des tra­duc­teurs grâce à un grand écran pla­cé au-des­sus de la scène.

Le soir, j’aime me pro­me­ner rue du Midi et, en biblio­phile invé­té­ré, far­fouiller dans les rayons bou­qui­nistes ouverts encore tard le soir et qui ne prennent presque jamais congé. Ici, on peut ache­ter pour une bou­chée de pain des clas­siques, des modernes, on trouve même des livres anciens et rares. Mal­heu­reu­se­ment, la lit­té­ra­ture belge a été peu tra­duite en Rus­sie. Le lec­teur moyen russe peut citer Charles De Cos­ter, Mau­rice Mae­ter­linck, Émile Verhae­ren, Mar­gue­rite Your­ce­nar et Amé­lie Notomb, mais rares sont ceux qui connaissent Georges Roden­bach, Jean Ray, Hugo Claus, Hen­ry Bau­chau, Paul Claes ou Tho­mas Gun­zig bien qu’ils soient tra­duits en russe. L’écrasante majo­ri­té des autres auteurs belges, en par­ti­cu­lier les contem­po­rains, ne sont pas encore tra­duits. Pour­tant, le livre de l’historien com­mu­niste belge Ludo Mar­tens, Un autre regard sur Sta­line, ren­contre actuel­le­ment un suc­cès reten­tis­sant en Rus­sie. Voi­là un étrange para­doxe his­to­ri­co-lit­té­raire belgo-russe !

Un de mes grands bon­heurs à Bruxelles est la fré­quen­ta­tion des musées. Bruxelles, ville idéale pour les ama­teurs de pein­ture ! J’admire depuis tou­jours Brue­ghel le Jeune, ce sur­réa­liste du Moyen-âge sur­nom­mé « de l’Enfer ». Je ne par­viens pas à réa­li­ser que j’habite à seule­ment quinze minutes de marche des toiles de la grande famille des Brue­ghel, Rubens, Antoine van Dyck, René Magritte, Paul Del­vaux et autres James Ensor et que tous les jours je peux aller au musée les admi­rer à loisir.

Venons-en aux puces, place du Jeu de Balles. On y trouve de tout, des poi­gnées de portes anciennes aux sets de cou­teaux de cui­sine suisses modernes. J’ai été sur­pris de décou­vrir qu’on y vend en toute liber­té des armes blanches anciennes véri­tables, telles que des sabres, épées et poi­gnards. Réser­voir de curio­si­tés à ciel ouvert, on y découvre par­fois des objets tout à fait inat­ten­dus comme un pot de chambre datant du XIXesiècle.

La Bel­gique est poli­ti­que­ment unique : pen­dant plus d’un an, elle n’a pas eu de gou­ver­ne­ment, mais le pays n’en a appa­rem­ment pas par­ti­cu­liè­re­ment souf­fert. J’imagine mal ce qu’il serait adve­nu de la Rus­sie si elle avait été pri­vée de gou­ver­ne­ment pen­dant une si longue période.

Vivant depuis un an à Bruxelles, je suis tou­jours plus aba­sour­di par les men­songes dif­fu­sés par les médias offi­ciels russes sur la vie en Europe aujourd’hui et sur la civi­li­sa­tion occi­den­tale en géné­ral. En Rus­sie, on affuble le monde occi­den­tal de tous les maux : poli­tique du « deux poids, deux mesures », cor­rup­tion morale, orgueil, haine envers le peuple et l’État russes… Toutes ces accu­sa­tions sont risibles quand on sait que les repré­sen­tants du pou­voir russe et les riches hommes d’affaires russes pré­fèrent pla­cer leur argent dans des banques occi­den­tales et envoyer leurs enfants étu­dier en Europe ou aux États-Unis. Com­ment peut-on prê­ter de mau­vaises inten­tions à l’Occident dans son rap­port au reste du monde, alors que des cen­taines de mil­liers de réfu­giés en pro­ve­nance d’Afrique et d’Asie trouvent refuge en Europe de l’Ouest, fuyant les hor­reurs per­pé­trées dans leur pays ? Des cen­taines de mil­liers de per­sonnes ont déjà fui la Rus­sie même et les autres ex-répu­bliques sovié­tiques pour l’Occident et nom­breux sont ceux qui, res­tés au pays, rêvent de par­tir car ils savent qu’en Bel­gique, comme dans tout autre pays d’Europe de l’Ouest, ils trou­ve­ront sécu­ri­té de l’individu, démo­cra­tie, État de droit, et, donc, un ave­nir meilleur pour leurs enfants.

Tout à coup, je me suis sur­pris à m’interroger : que serait-il adve­nu de mon peuple si, en 1828, par un mys­té­rieux hasard, les ter­ri­toires karat­chaïs avaient fait par­tie des Pays-Bas du Sud comme s’appelait à l’époque la Bel­gique, et non de la Rus­sie des tsars ? Voi­ci la réponse : mon peuple aurait échap­pé à la révo­lu­tion com­mu­niste, à la guerre civile, aux dépor­ta­tions sta­li­niennes de 1943 et, aujourd’hui, les Karat­chaïs regar­de­raient avec confiance vers l’avenir. Mon père et mon oncle n’auraient pas pas­sé des années au gou­lag ; ma mère rece­vrait une pen­sion décente, bien plus éle­vée que celle que lui paie aujourd’hui l’État russe2. En d’autres termes, les pages les plus noires de l’histoire de mon peuple et de ma famille auraient été évi­tées, et auraient dis­pa­ru, pure­ment et sim­ple­ment, de ce grand livre com­mun à l’humanité qu’on appelle Histoire.

Février 2012, Bruxelles

Tra­duit du russe par Sophie Voisin.

Mer­ci à Aude Mer­lin pour sa révi­sion de la traduction.

  1. Réplique du prince Mych­kine dans L’Idiot (N.d.T.)
  2. À l’instar d’autres « peuples punis », les Karat­chaïs ont été mas­si­ve­ment dépor­tés par Sta­line, en 1943. Voir Auré­lie Cam­pa­na, Sophie Tour­non, Gré­go­ry Dufaud (dir.), Les dépor­ta­tions en héri­tage. Les peuples répri­més du Cau­case et de Cri­mée, hier et aujourd’hui, Presses uni­ver­si­taires de Rennes (PUR), 2009 (N.d.T.).

Boris Korkmazov


Auteur

écrivain karatchaï