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Impressions sur la ville. Bruxelles ou la sereine agitation

Numéro 5 Mai 2013 par Boris Korkmazov

mai 2013

Ville-mosaïque, ville-ruche : un inces­sant remue-ménage ! Telles sont mes pre­mières impres­sions de la capi­tale de la Bel­gique : un mélange de peuples et d’ethnies digne de la tour de Babel. Mal­gré cela, tous ont sur le visage une expres­sion sem­blable, celle d’une « sereine agi­ta­tion » qui leur est propre (imma­nente, dirait le phi­lo­sophe). Agi­ta­tion. Qu’entends-je par-là ? Sans doute […]

Ville-mosaïque, ville-ruche : un inces­sant remue-ménage ! Telles sont mes pre­mières impres­sions de la capi­tale de la Bel­gique : un mélange de peuples et d’ethnies digne de la tour de Babel. Mal­gré cela, tous ont sur le visage une expres­sion sem­blable, celle d’une « sereine agi­ta­tion » qui leur est propre (imma­nente, dirait le philosophe).

Agi­ta­tion. Qu’entends-je par-là ? Sans doute la mise en œuvre consciente de tous les mou­ve­ments de la vie indis­pen­sables à l’homme dans son exis­tence. Mais peut-être est-ce un masque et non un trait réel carac­té­ri­sant chaque « abo­ri­gène d’ici », soup­çon­nai-je au début. Une ques­tion me vint immé­dia­te­ment : mais qui sont les « abo­ri­gènes d’ici » ? Si je me fie à mes impres­sions, tous, autour de moi, sans excep­tion, ont l’air de « par­faits locaux ».

Sachant qu’en théo­rie la popu­la­tion belge se com­pose prin­ci­pa­le­ment de deux peuples, les Wal­lons et les Fla­mands, j’essaye, par­cou­rant les rues de Bruxelles, de dis­cer­ner qui est qui par­mi les pas­sants. Si les gens parlent dans une langue qui rap­pelle l’allemand, je me dis que ce sont des Fla­mands. S’ils parlent en fran­çais, ce sont des Wal­lons. Mais je me rends bien vite compte qu’il y a peu de chances que ce soit vrai. Et si un Wal­lon et un Fla­mand se parlent en fran­çais, ou le contraire ? Cela signi­fie que mon plan d’«identification », par trop simple, s’avèrera défaillant dans de nom­breux cas.

Voi­ci un jeune Indien assis der­rière le comp­toir d’un minus­cule maga­sin, plon­gé dans ses pen­sées. En le regar­dant, on com­prend qu’il n’a rien d’un émi­gré venu d’une exo­tique Ben­gale, qu’il est tout ce qu’il y a de plus bruxel­lois et tra­di­tion­nel, qu’il n’est pas né quelque part sur les rives du Gange, mais bien ici, à cinq minutes à pied du canal qui tra­verse la ville. Voi­là que passe en trot­ti­nant un Arabe de petite taille, l’air sérieux, absor­bé par sa conver­sa­tion télé­pho­nique. Un Bruxel­lois sans l’ombre d’un doute, de sep­tième géné­ra­tion au mini­mum. Face à moi, arrive à grandes enjam­bées un Afri­cain de haute sta­ture, offrant aux pas­sants ain­si qu’à lui-même un sou­rire affai­ré. Peut-on ima­gi­ner qu’il ne soit pas un enfant de la ville ? Sans oublier les Japo­nais « effi­ca­ce­ment » joyeux qui pho­to­gra­phient avec entrain les élé­gants bâti­ments qui bordent la Grand-Place. Voi­ci, donc, les habi­tants typiques des ruelles du centre de Bruxelles. Même le ser­veur chi­nois à l’air triste et affai­ré du res­tau­rant où je suis allé diner a l’air d’être natif d’ici, la capi­tale belge.

On dirait que la ville irra­die chaque nou­vel arri­vant qui se met à res­sen­tir, sans même s’en rendre compte, cette sereine agi­ta­tion, celle-là même qui rend plus aisée l’adaptation à cet endroit et à son style de vie. Ce phé­no­mène est pro­ba­ble­ment déter­mi­né par une sorte d’énergie qui enve­loppe la ville et grâce à laquelle Bruxelles, à sa façon, pique de cet état d’esprit ceux qui y sont nés comme ceux qui y viennent pour des rai­sons diverses : étu­dier, tra­vailler, flâ­ner au milieu des splen­deurs archi­tec­tu­rales de la vieille ville, visi­ter d’uniques musées, s’enivrer de déli­cieuses bières locales bras­sées selon les recettes des moines, se gaver de moules pré­sen­tées dans d’énormes cas­se­roles dans tel ou tel res­tau­rant célèbre et, après avoir abu­sé du vin, hur­ler avec une « agi­ta­tion sereine » des chan­sons pro­ve­nant de sa chère patrie, qu’elle soit fran­çaise, alle­mande ou belge…

À Bruxelles, même les tou­ristes n’ont pas l’air sim­ple­ment insou­ciants ; leur insou­ciance a quelque chose d’affairé. Quant aux sans-abris d’ici, s’ils ont un air mélan­co­lique, ils le sont néan­moins de « manière affai­rée », lorsqu’ils secouent fré­né­ti­que­ment des pièces dans un gobe­let en plas­tique pour rap­pe­ler aux pas­sants leur devoir sacré de par­ta­ger avec leur pro­chain dont la vie a tour­né au fiasco.

Je me rap­pelle tout à coup Magritte. Je com­prends main­te­nant que ce peintre pei­gnait ses toiles de manière non seule­ment sur­réa­liste, mais « effi­ca­ce­ment sur­réa­liste ». Regar­dez comme ses sujets en appa­rence sor­tis de rien sont en fait le fruit d’une longue réflexion ! N’est-ce pas un signe de cette agi­ta­tion innée, propre aux habi­tants de la ville ?

Notons que Mae­ter­linck, bien qu’il soit né à Gand et ait vécu dans dif­fé­rents endroits, de Paris aux États-Unis, a pris comme per­son­nages prin­ci­paux de ses œuvres des abeilles, des four­mis, des ter­mites, c’est-à-dire les insectes les plus affai­rés de la nature ! Cette carac­té­ris­tique serait-elle propre aux Belges dans leur ensemble ? Je pense que oui. C’est peut-être pour cette rai­son qu’Agatha Chris­tie a choi­si comme héros de plu­sieurs de ses romans le Belge Her­cule Poi­rot qui, de façon impla­cable, arri­vait à confondre n’importe quel cri­mi­nel, même les plus rusés.

La bruine bruxel­loise aus­si est par­ti­cu­lière, fine et rapide : elle tombe presque sans bruit, mais frappe avec insis­tance et méthode les pavés des vieilles rues. Par­fois, on dirait qu’il ne pleut pas du tout. Si d’aventure, bien impru­dent, l’on part se bala­der sans prê­ter atten­tion à ces phé­no­mènes cli­ma­tiques locaux, on se retrouve trem­pé jusqu’aux os, comme s’il était tom­bé une pluie tropicale !

Et la bière d’ici ! Un rêve du connais­seur ! La bière et Bruxelles… Bruxelles et la bière… J’avais eu l’occasion de gou­ter la bière bava­roise, la bière tchèque, mais… le gout de la bière belge est par­ti­cu­lier, puis­sant, il monte au nez comme la mou­tarde ou le rai­fort. Ce n’est pas pour rien qu’on consi­dère ici que les meilleures bières sont celles qui sont bras­sées dans la tra­di­tion des moines trap­pistes et sont aus­si fortes que le vin sec ! Rien que dans ce mot « trap­piste », résonne quelque chose de tel­le­ment robuste et pro­fond, que lorsqu’on sai­sit un verre de bière, on res­sent un état d’esprit par­ti­cu­lier : on com­prend que l’on a affaire à un rituel sérieux et grave, que l’on accède à une ini­tia­tion, long­temps atten­due. Mon tra­vail étant lié à la lit­té­ra­ture et aux livres, je me sou­viens tout de suite de « dob­bel-kuyt », « dob­bele clau­waert » et de nom­breux autres noms de la célèbre Légende et les aven­tures héroïques, joyeuses et glo­rieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goed­zak au pays de Flandres et ailleurs qui parais­saient bien exo­tiques pour un Karat­chaï du Cau­case de l’Ouest. Même si je n’avais que douze ans quand j’ai lu pour la pre­mière fois ce grand livre de Charles De Cos­ter, l’eau m’est lit­té­ra­le­ment venue à la bouche à la lec­ture des savou­reuses des­crip­tions de l’un ou l’autre fes­tin auquel pre­naient part ces regret­tés héros de la Flandre moyen­âgeuse que le monde entier aimait.

D’ailleurs, ici à Bruxelles, j’ai décou­vert pour la pre­mière fois de ma vie que la bière se ven­dait aus­si dans des bou­teilles sem­blables aux bou­teilles de cham­pagne et qu’en plus, elle pou­vait être pétillante ! Je ne sais com­ment j’ose y gouter…

Un jour plu­vieux de jan­vier — comme il y en a beau­coup d’autres — alors que je m’apprête à me raser, je regarde dans le miroir et constate avec sur­prise des chan­ge­ments dif­fi­ciles à iden­ti­fier dans ma phy­sio­no­mie : d’abord dubi­ta­tif, je réa­lise subi­te­ment que je suis deve­nu un autoch­tone à part entière car mon visage n’affiche pas cette per­plexi­té propre aux nou­veaux arri­vants, per­dus dans un pays ou une ville incon­nue. Sur mon visage se lit une expres­sion de per­plexi­té effi­cace ! C’est bien là le visage d’un abo­ri­gène… bien que je sois à Bruxelles depuis deux semaines seule­ment. L’injection de cet état d’esprit affai­ré, de cette « sereine agi­ta­tion » me semble un réel suc­cès, j’ai acquis la qua­li­té indis­pen­sable qui carac­té­rise tous les locaux ! Je com­prends main­te­nant pour­quoi les tou­ristes m’abordent dans les rues de la ville pour me deman­der le che­min qui mène au Man­ne­ken Pis ou à d’autres curiosités !

Et je com­prends pour­quoi Bruxelles a été choi­sie comme capi­tale de l’Europe…

Jan­vier 2011, Bruxelles

Tra­duit du russe par Sophie Voisin.

Mer­ci à Aude Mer­lin pour sa révi­sion de la traduction.

Boris Korkmazov


Auteur

écrivain karatchaï