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Impayable justice démocratique ?

Numéro 2 - 2018 par La Revue nouvelle

avril 2018

Au cours de la pré­sente légis­la­ture, les magis­trats ont régu­liè­re­ment renon­cé à leur habi­tuelle réserve pour s’alarmer de l’état de l’appareil de jus­tice. L’une des der­nières sor­tie en date fut celle de Jean de Codt, invi­té à l’émission Le grand oral du 3 février sur la RTBF. Le pre­mier pré­sident de la Cour de cas­sa­tion, excu­sez du peu, […]

Éditorial

Au cours de la pré­sente légis­la­ture, les magis­trats ont régu­liè­re­ment renon­cé à leur habi­tuelle réserve pour s’alarmer de l’état de l’appareil de jus­tice. L’une des der­nières sor­tie en date fut celle de Jean de Codt, invi­té à l’émission Le grand oral du 3 février sur la RTBF. Le pre­mier pré­sident de la Cour de cas­sa­tion, excu­sez du peu, y a fait part de ses craintes les plus vives, rela­tives notam­ment à l’indépendance des magis­trats, au finan­ce­ment de l’institution judi­ciaire et même à la capa­ci­té du ministre Geens (CD&V) de consi­dé­rer la jus­tice comme un pou­voir consti­tué de notre État démo­cra­tique, plu­tôt que comme une simple offi­cine char­gée de pro­po­ser des ser­vices à ses clients1.

Il y a près de deux ans, il avait déjà tenu des pro­pos incen­diaires, affir­mant que la Bel­gique était en passe de deve­nir un État voyou après que les gou­ver­ne­ments en ont bra­dé sa jus­tice. Il dénon­çait la mise en place d’une stra­té­gie de contour­ne­ment de la loi, notam­ment par le biais d’un refus de pro­cé­der au recru­te­ment du per­son­nel pré­vu au cadre, péren­ni­sant par là un sous-effec­tif qui empêche la jus­tice de rem­plir sa fonc­tion. Pour lui, la dis­lo­ca­tion de la Jus­tice était la cause d’une illé­gi­ti­mi­té de notre État, rien moins2.

L’année 2016 avait déjà été mar­quée par une grève des magis­trats, un fait raris­sime indi­ca­teur de la viva­ci­té des inquié­tudes des pro­fes­sion­nels de la jus­tice3. On se rap­pel­le­ra que, peu avant, la juge Manue­la Cadel­li, pré­si­dente de l’Association syn­di­cale des magis­trats, avait publié un texte qui avait fait grand bruit dans lequel elle assi­mi­lait le néo­li­bé­ra­lisme à un fas­cisme et repro­chait aux poli­tiques en place de négli­ger gra­ve­ment la jus­tice4.

Récem­ment, ce sont les pro­pos tenus par le ministre de l’Intérieur Jam­bon (N‑VA) sur le pla­teau du Zevende dag (VRT) qui ont fait scan­dale. Le ministre repro­cha en effet publi­que­ment à l’avocat Sven Mary d’avoir plai­dé l’acquittement de Salah Abdes­lam pour vice de pro­cé­dure et lui fit la leçon sur son rôle, affir­mant qu’il était de récla­mer une « peine cor­recte » pour son client, mais rien de plus. Madame Cadel­li, en réac­tion, fit part de sa crainte face à un pou­voir exé­cu­tif qui, après avoir pha­go­cy­té le pou­voir légis­la­tif, s’en pren­drait main­te­nant au judi­ciaire, notam­ment en ten­tant d’en redé­fi­nir les fonc­tions et le fonc­tion­ne­ment5. Il va sans dire que les divers bar­reaux du pays pro­tes­tèrent tout aus­si vivement.

On le voit, les ten­sions sont consi­dé­rables autour des ques­tions de jus­tice. Les réformes en cours, sous l’impulsion de Koen Geens, la per­sis­tance de graves et anciens dys­fonc­tion­ne­ments et la conti­nui­té de res­tric­tions bud­gé­taires depuis plu­sieurs années font craindre que ne soit pro­chai­ne­ment dépas­sé un seuil de rup­ture au-delà duquel l’institution ver­rait son fonc­tion­ne­ment se dégra­der bru­ta­le­ment et irrémédiablement.

On pour­rait lon­gue­ment glo­ser sur les fac­teurs conjonc­tu­rels qui expli­que­raient (en par­tie) la situa­tion actuelle et contrain­draient l’actuel ministre de la jus­tice aux réformes qu’il entre­prend (ou dont il pour­suit l’application). Il semble plus inté­res­sant de se pen­cher sur ce qui, dans les poli­tiques récentes, contri­bue à recon­fi­gu­rer pro­fon­dé­ment le pro­jet de notre État en matière de jus­tice. Il ne s’agit pas ici de poin­ter spé­ci­fi­que­ment le ministre actuel, mais bien d’indiquer des ten­dances de fond à l’œuvre depuis plu­sieurs légis­la­tures, qui indiquent un socle idéo­lo­gique com­mun aux gou­ver­ne­ments des der­nières décen­nies, mal­gré les appa­rences d’une alter­nance laquelle tient plus exac­te­ment de l’oscillation autour d’un centre de gra­vi­té remar­qua­ble­ment stable. Depuis plu­sieurs décen­nies, en effet, notam­ment sous l’impulsion des théo­ries du nou­veau mana­ge­ment public, mais éga­le­ment sous celle d’une obses­sion bud­gé­taire crois­sante, se déve­loppe une double tendance.

La pre­mière consiste à s’engager dans une course à l’efficience fon­dée sur la ren­ta­bi­li­sa­tion opti­male des moyens inves­tis dans les ins­ti­tu­tions publiques. Il s’agit de maxi­mi­ser l’usage de la main‑d’œuvre, des infra­struc­tures maté­rielles6 et, de manière géné­rale, de l’ensemble des res­sources dis­po­nibles. Dans un tel contexte, le tra­vail de l’appareil de jus­tice, comme n’importe quel pro­ces­sus de pro­duc­tion à l’heure actuelle, est conçu sous la forme d’un dia­gramme de flux. Cette vision en termes de cir­cu­la­tion de dos­siers dans les conduits de l’administration de la jus­tice entraine une foca­li­sa­tion sur les ques­tions de flui­di­té. Puisque la per­for­mance du sys­tème est la mesure de sa capa­ci­té à trans­for­mer des inputs en out­puts il faut tout faire pour faci­li­ter les circulations.

Dans un tel contexte, la sépa­ra­tion des fonc­tions, les garan­ties juri­dic­tion­nelles, les délais pro­cé­du­raux ou encore le sou­ci de la pré­pa­ra­tion méti­cu­leuse des déci­sions prennent un nou­veau sens. Alors qu’ils furent long­temps consub­stan­tiels de l’œuvre de jus­tice, celle-ci ne pou­vant être juste sans eux, ils deviennent main­te­nant des obs­tacles. Chaque relai entre deux ins­ti­tu­tions — le juge d’instruction et le minis­tère public, par exemple —, chaque contrôle, chaque délai visant à per­mettre la pré­pa­ra­tion d’une déci­sion ou d’un recours sont conçus comme gênant la flui­di­té de l’écoulement des affaires dans les tuyaux de la jus­tice. La sépa­ra­tion des pou­voirs est, à cette aune, non plus une condi­tion de la jus­tice, mais un obs­tacle. C’est ain­si que la dis­tinc­tion entre le juge d’instruction — magis­trat judi­ciaire impar­tial, indé­pen­dant et inamo­vible, consti­tuant le dos­sier à charge et à décharge — et le magis­trat du par­quet — nom­mé par l’exécutif et char­gé ini­tia­le­ment de requé­rir en son nom l’application des lois par les cours et tri­bu­naux —, cette dis­tinc­tion, plu­tôt que d’être consi­dé­rée comme garan­tis­sant, au prix d’une cer­taine com­plexi­té, la qua­li­té de la jus­tice, est sur le point d’être abo­lie au motif qu’elle entrave le bon écou­le­ment des flux de dos­siers. Cette sépa­ra­tion des fonc­tions est aus­si celle qui est cri­ti­quée par Jan Jam­bon quand il consi­dère que l’avocat ne peut s’opposer à la condam­na­tion de son client, mais doit col­la­bo­rer à sa puni­tion en se bor­nant à récla­mer une peine juste.

Cout et rapi­di­té de trai­te­ment sont donc deve­nus les cri­tères pré­do­mi­nants de l’évaluation du fonc­tion­ne­ment de l’appareil de jus­tice, au point que l’on peut se deman­der si, à part les magis­trats, qui­conque se rap­pelle encore que son objec­tif ini­tial était de pro­non­cer de justes déci­sions. D’une légi­ti­mi­té fon­dée sur des cri­tères de jus­tice, nous avons len­te­ment déri­vé vers une légi­ti­mi­té basée sur l’efficience fonc­tion­nelle d’une orga­ni­sa­tion, sans consi­dé­ra­tion pour un quel­conque idéal supé­rieur. De la ques­tion de la Jus­tice, nous sommes pas­sés à celle de la plomberie.

Sur cette base peut donc se déve­lop­per une deuxième ten­dance, celle d’une réduc­tion des ambi­tions glo­bales en termes de jus­tice. En tant que pou­voir consti­tué, la jus­tice est au cœur du dis­po­si­tif démo­cra­tique, elle le sert en œuvrant à l’instauration du règne de la loi dans la réso­lu­tion des conflits. La tâche est bien enten­du infi­nie et les magis­trats sont des Sisyphe rou­lant conti­nu­ment leur pierre, cer­tains de ne jamais ache­ver leur tra­vail et mus par le fol espoir de faire pro­gres­ser le res­pect de l’intérêt géné­ral dans les affaires publiques et pri­vées. On a certes pu cri­ti­quer la jus­tice pour son rôle dans la repro­duc­tion sociale, pour les ser­vices qu’elle rend à l’ordre éta­bli et aux domi­nants, pour son manque d’hospitalité pour les faibles et les déclas­sés, pour son abs­trac­tion et la com­plexi­té de ses arcanes. On a éga­le­ment pu dénon­cer l’emprise poten­tiel­le­ment exces­sive d’une jus­tice for­melle et dés­in­car­née sur les rela­tions sociales. Il n’en demeure pas moins que l’ambition de l’instauration d’une jus­tice léga­liste est un pilier du pro­jet démo­cra­tique. Jusqu’à aujourd’hui, notam­ment au tra­vers des juris­pru­dences en matière de droits humains, elle a été un vec­teur essen­tiel de la démo­cra­ti­sa­tion de nos socié­tés. Plus encore, face aux ten­ta­tions auto­ri­taires, elle se révèle sou­vent garante des limites posées à l’action de l’État. Elle est même tout sim­ple­ment un gage de sta­bi­li­té sociale et éco­no­mique, rai­son pour laquelle son bon fonc­tion­ne­ment est l’un des cri­tères à ren­con­trer préa­la­ble­ment à une demande d’adhésion à l’Union européenne.

Au cours de leur his­toire, les régimes démo­cra­tiques ont vu le recours des citoyens à la jus­tice s’accroitre consi­dé­ra­ble­ment. Les pro­grès de l’éducation, l’extension remar­quable des domaines régis par les normes de l’État, la régres­sion des régu­la­tions sociales tra­di­tion­nelles, le déve­lop­pe­ment des reven­di­ca­tions de groupes sociaux autre­fois silen­cieux (femmes, mino­ri­tés sexuelles, étran­gers, groupes raci­sés, etc.) sont quelques fac­teurs qui ont entrai­né une hausse consi­dé­rable de la demande de jus­tice. L’appareil de jus­tice est donc vic­time de son suc­cès. Nous devrions sans doute nous en féli­ci­ter : les conflits conju­gaux se règlent pour une part impor­tante via la jus­tice, plu­tôt qu’à coups de poing ; la vio­lence du monde éco­no­mique, en ce com­prises les ques­tions liées au tra­vail, est for­te­ment enca­drée par les juri­dic­tions ; les mille dis­cri­mi­na­tions dont sont vic­times les groupes mino­ri­taires ou mino­ri­sés sont de plus en plus prises en compte, etc. Il reste beau­coup à faire et, à nou­veau, il faut cer­tai­ne­ment s’interroger sur les limites de l’emprise judi­ciaire, mais il n’est pas pour autant pos­sible d’ignorer que c’est là une vic­toire démo­cra­tique non négligeable.

Bien enten­du, l’appareil de jus­tice a un cout, mais on pour­rait à bon droit consi­dé­rer qu’il est celui de notre enga­ge­ment démo­cra­tique lequel ne sau­rait être remis en ques­tion. Notre fidé­li­té à nos prin­cipes impli­que­rait alors que nous entre­te­nions et déve­lop­pions l’appareil de jus­tice à mesure que son usage progresse.

Or, aujourd’hui, il appa­rait que c’est l’inverse qui se pro­duit : plu­tôt que de nous deman­der quels moyens nous devons déga­ger au pro­fit du volet jus­tice de notre pro­jet démo­cra­tique, nous ten­dons à en bri­der les couts et à défi­nir le niveau de jus­tice que nous visons au départ des moyens dont nous dis­po­sons. Les éco­no­mies linéaires dans les dépenses de l’État, depuis plu­sieurs années, rognent pro­gres­si­ve­ment, et sans aucune réflexion d’ensemble, les moyens de la jus­tice. Nous sommes de plus en plus dans une situa­tion où, plu­tôt que de payer pour satis­faire notre appé­tit de jus­tice, nous fouillons nos poches pour voir quel sou­la­ge­ment rela­tif de notre faim nous pour­rions nous offrir. Le point de départ de notre rai­son­ne­ment n’est alors plus notre enga­ge­ment éthique à œuvrer à la démo­cra­ti­sa­tion de notre socié­té, mais les moyens dis­po­nibles, tels qu’ils sont alloués à la jus­tice dans des bud­gets éta­tiques héri­tés du pas­sé et de luttes féroces entres des inté­rêts divergents.

Aujourd’hui, ces deux ten­dances — à la consi­dé­ra­tion de la jus­tice sous le seul angle de l’efficience et à la limi­ta­tion de nos ambi­tions par les moyens conjonc­tu­rel­le­ment dis­po­nibles — menacent de modi­fier pro­fon­dé­ment notre appa­reil de jus­tice. Vu comme un pres­ta­taire de ser­vices au pro­fit de clients, il est en passe de perdre son sta­tut cen­tral dans notre État et de déri­ver vers un sys­tème appli­quant la loi de manière très par­tielle : en fonc­tion des inté­rêts et pré­oc­cu­pa­tions du poli­tique et en fonc­tion des sol­li­ci­ta­tions des per­sonnes pri­vées capables de s’en payer les services.

Long­temps, les magis­trats ont ten­té, contre vents et marées, de garan­tir le ser­vice de l’intérêt géné­ral. S’ils s’alarment aujourd’hui, c’est qu’ils ont per­du foi en leur capa­ci­té d’y par­ve­nir. Ne pas entendre leurs cris, conti­nuer sur la voie du mana­gé­ria­lisme et des éco­no­mies, cela revient à enté­ri­ner l’abandon d’un modèle de jus­tice. Et, avec lui, le renon­ce­ment à la démocratie.

  1. Cré­mers J., «“La loi punit le séjour illé­gal, pas la soli­da­ri­té”, lance le plus haut magis­trat du pays ».
  2. De Muyl­der V., « La Bel­gique se rap­proche d’un État voyou, pour le plus haut magis­trat du pays », consul­té le 22 février 2018.
  3. Bel­ga, « Grève des magis­trats : “Nous n’allons pas nous faire coin­cer par les vacances judi­ciaires”», consul­té le 22 février 2018.
  4. Manue­la C., « Le néo­li­bé­ra­lisme est un fas­cisme », consul­té le 22 février 2018
  5. Mat­gen J.-C., « Jam­bon “ne com­prend pas” Sven Mary… qui lui demande de “se taire”», consul­té le 22 février 2018.
  6. Comme lorsque Koen Geens pro­po­sa des incar­cé­ra­tions en garde alter­née, afin qu’une même cel­lule puisse être occu­pée une semaine par un déte­nu et la sui­vante, par un autre.

La Revue nouvelle


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