Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Impasses : vers des possibles désirables ?

Numéro 8 Décembre 2023 par July Robert Marie-Sophie du Montant

décembre 2023

Avant que le rocher de Sisyphe ne roule une der­nière fois en bas de la pente, avant de choi­sir le renon­ce­ment face aux impasses pro­duites par notre socié­té, nous avons fait le choix d’observer cer­tains lieux sin­gu­liers, évo­quant ces esca­liers qui ne mènent nulle part. Ils sym­bo­lisent cette idée selon laquelle nous sommes fré­quem­ment confronté·es à des pro­blèmes qui nous semblent inso­lubles alors que des solu­tions inven­tives, sub­tiles ou dérai­son­nables pour­raient appa­raitre à la lisière de nos connais­sances. Le véri­table pou­voir de l’impasse réside dans sa capa­ci­té à nous ame­ner à repen­ser, à nous réin­ven­ter et à explo­rer de nou­veaux sen­tiers pour peut-être lais­ser là, ce rocher trop encom­brant. Y aurait-il des pos­sibles dési­rables ? Dans ce dos­sier, nous avons fait le pari d’y croire !

Dossier

Avant que le rocher de Sisyphe ne roule une der­nière fois en bas de la pente, avant de choi­sir le renon­ce­ment face aux impasses pro­duites par notre socié­té, nous avons fait le choix d’observer cer­tains lieux sin­gu­liers, évo­quant ces esca­liers qui ne mènent nulle part. Ils sym­bo­lisent cette idée selon laquelle nous sommes fré­quem­ment confronté·es à des pro­blèmes qui nous semblent inso­lubles alors que des solu­tions inven­tives, sub­tiles ou dérai­son­nables pour­raient appa­raitre à la lisière de nos connais­sances. Le véri­table pou­voir de l’impasse réside dans sa capa­ci­té à nous ame­ner à repen­ser, à nous réin­ven­ter et à explo­rer de nou­veaux sen­tiers pour peut-être lais­ser là, ce rocher trop encom­brant. Y aurait-il des pos­sibles dési­rables ? Dans ce dos­sier, nous avons fait le pari d’y croire !

Tous·tes les auteur·ices de ce dos­sier sont tous·tes confronté·es, dans leurs domaines res­pec­tifs, à des impasses, à des ques­tions rare­ment réso­lues qui réap­pa­raissent de manière cyclique. Celles-ci génèrent d’abondants dis­cours sans pour autant que nous ne par­ve­nions col­lec­ti­ve­ment à les dépas­ser. Ces impasses tra­duisent sans doute des obses­sions col­lec­tives qui nous hantent : pri­son, tra­vail social, ensei­gne­ment, langue, ques­tions de genre ou encore san­té men­tale, autant de lieux sou­mis à des forces contra­dic­toires oppo­sant les ternes habi­tudes aux nou­veau­tés inatteignables.

Dans le pre­mier texte de ce dos­sier, L’Impasse car­cé­rale, Chris­tophe Mincke, direc­teur du dépar­te­ment de cri­mi­no­lo­gie de l’Institut natio­nal de cri­mi­na­lis­tique et de cri­mi­no­lo­gie et pro­fes­seur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, se penche sur la pri­son, celle qui est pré­sente dans nos pay­sages, dans nos villes et nos cam­pagnes mais aus­si dans nos ima­gi­naires au tra­vers de la pop culture, des « Portes du péni­ten­cier » à « Pri­son Break » en pas­sant par « Le Trou ». Dans le débat public, il est régu­liè­re­ment ques­tion de grève du per­son­nel péni­ten­tiaire, de condi­tions de déten­tion, de sur­po­pu­la­tion, de construc­tion de nou­veaux éta­blis­se­ments ou encore du scan­dale de telle libé­ra­tion condi­tion­nelle. Nos regards se portent dès lors vers les pays scan­di­naves aux prin­cipes car­cé­raux qui nous semblent plus res­pec­tueux des per­sonnes. La peine de pri­son est la pri­va­tion de liber­té, et non une forme de tor­ture. Mais pour­rions-nous nous pas­ser de nos pri­sons sans avoir préa­la­ble­ment chan­gé radi­ca­le­ment nos modes d’organisation socioé­co­no­miques et poli­tiques ? Par une réforme glo­bale de nos modèles de socié­té ? Cette réforme, n’est-elle pas le reflet d’une rela­tion par­ti­cu­lière, pour ne pas dire sym­bio­tique, entre nos socié­tés et la pri­son ? La pri­son, insup­por­table et indis­pen­sable ?

Dans un deuxième temps, nous don­nons la parole à Céline Nieu­wen­huys, secré­taire géné­rale de la Fédé­ra­tion des Ser­vices Sociaux. Ayant par­ti­ci­pé à plu­sieurs groupes d’expert·es durant la crise sani­taire, elle a por­té haut la voix du sec­teur social-san­té et des per­sonnes pré­ca­ri­sées. Dans son échange avec Char­lotte Mai­sin, de la cel­lule recherch’action de la Fédé­ra­tion des Ser­vices Sociaux, elle sou­ligne les impasses ren­con­trées par les professionnel·les du sec­teur social en contact direct avec le public. Aujourd’hui, constate-t-elle, les condi­tions de tra­vail, les types de mana­ge­ment et les modes de finan­ce­ment ne sont plus adap­tés aux métiers de l’humain, voire entravent leur mission.

Ces entraves appa­raissent aus­si dans les dis­cours alar­mistes concer­nant le niveau des élèves et des étudiant·es, un sujet récur­rent dans le domaine de l’éducation. Dans son article inti­tu­lé Le niveau baisse ? Le niveau monte ? Le niveau change ! Azze­dine Haj­ji, assis­tant-doc­to­rant en sciences psy­cho­lo­giques et de l’éducation à l’Université Libre de Bruxelles s’interroge sur l’évolution, réelle ou sup­po­sée, de nos socié­tés qui n’ont pour­tant pas som­bré dans le degré zéro de l’ignorance. Il explore com­ment ces dis­cours, pris dans le temps long, mènent à des impasses qui empêchent de repen­ser les adap­ta­tions que l’institution sco­laire doit ini­tier pour rele­ver les défis de sa démo­cra­ti­sa­tion.Retour ligne automatique
La lin­guiste Lau­rence Rosier se penche, quant à elle, sur le tract des lin­guistes atté­rées inti­tu­lé « Le fran­çais va très bien, mer­ci » pour évo­quer l’idée d’une sor­tie de l’impasse puriste de la langue fran­çaise. Ce texte, à la fois lin­guis­tique et poli­tique, met en exergue tout ce que les dis­cours sur la langue ont en com­mun : le retour sem­pi­ter­nel des mêmes ima­ge­ries et pseu­do-argu­ments. La langue est un lieu où s’entremêlent l’esthétique, la gram­maire et l’idéologie au tra­vers de normes régis­sant les dis­cours nor­ma­tifs. Ceux-ci se super­posent aujourd’hui avec les trolls et les gram­mar nazis d’Internet, les opposant·es à la fémi­ni­sa­tion et à la varia­tion ortho­gra­phique ou encore aux réflexions méta­lin­guis­tiques. Les lin­guistes atté­rées, aujourd’hui réuni·es en asso­cia­tion, ont réagi via ce tract comme une solu­tion ultime pour sor­tir de l’impasse. Mais ne serait-il pas envi­sa­geable d’emprunter un autre che­min ?

C’est à Saõ Pau­lo où il est cher­cheur-invi­té en sciences poli­tiques et sociales, que Fran­çois Fec­teau a ren­con­tré Cris, une femme trans. Elle témoigne de son pro­ces­sus de tran­si­tion, de sa vie quo­ti­dienne dans cette méga­lo­pole bré­si­lienne et des obs­tacles affec­tant la com­mu­nau­té LGBTQIA+. Cris nous décrit une socié­té bré­si­lienne pétrie de conser­va­tisme sou­vent reli­gieux mais aus­si une socié­té qui est ouverte, inclu­sive et moderne se dis­tin­guant des pays voi­sins. Comme bon nombre de per­sonnes trans, Cris oscille entre le décou­ra­ge­ment face à une socié­té très hypo­crite et l’espoir de jours meilleurs.

Enfin, dans le der­nier texte L’Un passe, Fré­dé­ric Per­so­nat, méde­cin assis­tant en psy­chia­trie à l’ULB, sou­ligne que la psy­chia­trie est pen­sée comme une méde­cine expé­ri­men­tale objec­tive, ce qui la mène à une impasse thé­ra­peu­tique. La concep­tion médi­cale moderne de la san­té men­tale passe sous silence la sub­jec­ti­vi­té et la sin­gu­la­ri­té de chaque indi­vi­du. La méde­cine de l’esprit ne peut pas être super­po­sée en tous points à la méde­cine du corps. À par­tir de deux témoi­gnages de per­sonnes pas­sées par les ins­ti­tu­tions psy­chia­triques, nous décou­vrons le carac­tère émi­nem­ment sub­jec­tif du malêtre psy­chique qui se tra­duit par l’impossibilité de trans­mettre l’entièreté du res­sen­ti par l’intermédiaire du lan­gage qui ne dit jamais tout. Se situant à la croi­sée de pro­blé­ma­tiques psy­cho­lo­giques, lin­guis­tiques, poli­tiques et bio­lo­giques, le malêtre psy­chique échappe aux « cases » de la science expé­ri­men­tale, sans deve­nir un organe de répres­sion socié­tale. Pour en sor­tir, Fré­dé­ric Per­so­nat nous invite à accueillir la sin­gu­la­ri­té de chacun·e, afin de rendre à la psy­chia­trie l’humanisme que la science expé­ri­men­tale tend à lui sous­traire. Pour que le mal-à-dire psy­chia­trique puisse sor­tir de l’impasse objec­ti­vée dans laquelle il est confiné.

En explo­rant ces lieux, posons-nous la ques­tion de savoir d’où nous obser­vons, plu­tôt que de nous deman­der pour­quoi nous n’arrivons pas à sor­tir de ces impasses. Ima­gi­nons et ten­dons vers des pos­sibles désirables.

July Robert


Auteur

July Robert est autrice et traductrice. Elle est également chroniqueuse littéraire pour divers médias belges. Elle a notamment publié Au nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme (traduction de In the Name of Women's Rights de la chercheuse Sara Farris) aux éditions Syllepse en décembre 2021 et Pour une politique écoféministe (traduction de Ecofeminism as Politics de la sociologue Ariel Salleh) aux éditions Wildproject et Le Passager clandestin en mai 2024.

Marie-Sophie du Montant


Auteur

Marie-Sophie du Montant est chargée de projets Culture à l’ULB, ancienne rédactrice en chef de La Revue nouvelle.