Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Immigration : stratégies irresponsables

Numéro 12 Décembre 2002 par Albert Bastenier

janvier 2009

À Bor­ge­rhout, le 26 novembre, Moham­med Achrak, jeune pro­fes­seur de reli­gion isla­mique d’o­ri­gine maro­caine, suc­combe à l’a­gres­sion mor­telle com­mise par l’un de ses voi­sins, un Belge, Constant V.  Crime raciste ou banal fait divers meur­trier ? Au moment des faits, per­sonne à vrai dire ne le sait. Mais lors­qu’il y a mort d’homme, l’é­moi est à son comble et plus […]

À Bor­ge­rhout, le 26 novembre, Moham­med Achrak, jeune pro­fes­seur de reli­gion isla­mique d’o­ri­gine maro­caine, suc­combe à l’a­gres­sion mor­telle com­mise par l’un de ses voi­sins, un Belge, Constant V. 

Crime raciste ou banal fait divers meur­trier ? Au moment des faits, per­sonne à vrai dire ne le sait. Mais lors­qu’il y a mort d’homme, l’é­moi est à son comble et plus rien n’est banal. On ne s’é­ton­ne­ra donc pas que l’é­vé­ne­ment sur­ve­nu dans la cos­mo­po­lite métro­pole anver­soise, lieu de confron­ta­tion par excel­lence des enjeux de l’im­mi­gra­tion en Flandre, soit deve­nu la proie de spé­cu­la­tions téméraires.

Mais qu’il soit, de part et d’autre, l’ob­jet de stra­té­gies irresponsables ?

DU CÔTÉ DES IMMIGRÉS, TOUT D’ABORD

Anvers, ville de près de cinq-cent-mille habi­tants où sont pré­sents quelque 11 % d’é­tran­gers répar­tis en plus de cent natio­na­li­tés. On y est aux prises depuis de nom­breuses années avec les appels obses­sion­nels à la haine et les mani­fes­ta­tions pro­vo­cantes du Vlaams Blok (33 % de l’é­lec­to­rat, pre­mier par­ti de la ville), qui a fait de la popu­la­tion maro­caine le prin­ci­pal bouc émis­saire de son hos­ti­li­té vis-à-vis de « l’oc­cu­pa­tion d’An­vers » par les étran­gers. L’A­rab Euro­pean League (A.E.L.) de son côté, appa­rue ces toutes der­nières années, entend inter­ve­nir dans cette situa­tion. Ses membres veulent lut­ter contre les dis­cri­mi­na­tions, dont celles de la police elle-même, qui durent depuis trop long­temps et à l’é­gard des­quelles on ne peut pas pré­tendre que les pou­voirs publics aient déployé un zèle à la hau­teur de leur véri­table res­pon­sa­bi­li­té poli­tique. Certes, quelques ini­tia­tives d’in­té­gra­tion ont débu­té en 1994, mais, faute de moyens, elles ont déjà été, pour par­tie, aban­don­nées en cours de route. Certains
dénoncent la désin­vol­ture poli­tique des pou­voirs locaux.
Jus­qu’i­ci, on n’a iden­ti­fié aucune pra­tique réel­le­ment péna­li­sable de
l’A.E.L., ni de liai­son entre elle et la « mou­vance isla­miste ». On sait
tou­te­fois que, pour mus­cler son action, cette asso­cia­tion a trou­vé un
allié bien concret chez les maoïstes du Par­tij van de Arbeid (PvdA),
pen­dant néer­lan­do­phone du P.T.B., qui, quant à eux, n’hé­sitent pas à
tabler sur le mécon­ten­te­ment des jeunes immi­grés pour sus­ci­ter les
misé­rables miracles atten­dus de leur déli­rante « stra­té­gie anti-impérialiste
 ». Leur ins­pi­ra­tion n’est pas absente chez Dyab Abou Jahjah
et ses « patrouilles civiles » lan­cées depuis quelques semaines, caméras
au poing, dans les rues d’An­vers en vue d’ob­jec­ti­ver les agissements
poli­ciers. Irres­pon­sable stra­té­gie de la ten­sion ? Assurément.

Et réus­sie de sur­croit, si l’on en juge par l’ir­ri­ta­tion visible des pouvoirs
publics face à cette ini­tia­tive qui vise la police, cible symbolique
sen­sible de l’ordre démo­cra­tique. Il fal­lait de toute évi­dence intervenir
pour cal­mer un jeu pro­mis à l’es­ca­lade. Mais com­ment ? Là est
toute la question.

DU CÔTÉ DES POLITIQUES, ENSUITE

Neu­tra­li­ser les pro­vo­ca­teurs ? Les poli­tiques ont cru en trou­ver l’opportunité
juste après le meurtre de Moham­med Achrak, lorsque l’émoi
était à son comble par­mi les Maro­cains d’An­vers et que, sur affirmations
poli­cières tou­jours, il pou­vait pas­ser pour vrai­sem­blable que la
pré­sence des membres de l’A.E.L. dans les rues de Bor­ge­rhout soit à
l’o­ri­gine de la ten­sion émeu­tière qui y règnait le soir du 27 novembre.

Nombre de jeunes issus de l’im­mi­gra­tion, en Bel­gique comme dans
les autres pays d’Eu­rope, ont conscience d’a­voir eu des parents qui
ont subi leur vie plus qu’ils ne l’ont diri­gée. Et plus d’un observateur
de leurs conduites délin­quantes ou pro­vo­ca­trices en milieu urbain
pense que bien des choses s’y passent comme s’il s’a­gis­sait pour eux
de rompre avec l’at­ti­tude sociale plu­tôt rési­gnée de leur groupe d’origine.

Ce qui ne jus­ti­fie rien, mais per­met de com­prendre. Pour le
groupe des fils, il s’a­gi­rait d’une sorte de prise de dis­tance, en même
temps que d’un rachat de l’hon­neur du groupe des pères, qui ont trop
sou­vent cour­bé l’é­chine pour faire sur­vivre leur famille.

Mais on ne déchif­fre­rait rien du pour­quoi des « patrouilles civiles »
ciblées sur la police sans faire réfé­rence à l’é­norme res­sen­ti­ment accu­mu­lé chez ces jeunes à l’é­gard de ceux qui, tel le bras armé d’une
socié­té d’ex­clu­sion, depuis bien­tôt trois décen­nies et par­tout dans
l’Eu­rope des migra­tions, ont rem­pli la mis­sion délé­tère de contenir
les « mino­ri­tés eth­niques » aux marges de la socié­té en les humiliant
impu­né­ment sur la base de leurs ori­gines. Ces mots peuvent paraitre
exces­sifs, mais ne le sont pas quant on sait ce qu’a été le rôle des
forces de l’ordre dans l’or­ga­ni­sa­tion des rap­ports entre dominants
natio­naux et domi­nés étran­gers de l’Eu­rope contemporaine.

Une série impres­sion­nante de tra­vaux sont dis­po­nibles aujourd’hui
qui convergent pour éta­blir qu’il s’en faut de beau­coup que la délinquance
de ces jeunes ait jus­ti­fié l’obs­ti­na­tion poli­cière fai­sant de certains
quar­tiers peu­plés majo­ri­tai­re­ment d’im­mi­grés les cibles privilégiées
d’o­pé­ra­tions de contrôle déli­bé­ré­ment vexa­toires. Dès 1981
d’ailleurs, le fameux rap­port de Lord Scar­man, publié par le gouvernement
bri­tan­nique à la suite des émeutes de Brix­ton, le soulignait
avec force : en ce qu’elles prennent pour cibles les groupes ethniques
en tant que tels, les inter­ven­tions poli­cières sont extrêmement
lourdes sur le plan sym­bo­lique, en même temps que contreproductives
puisque, cher­chant en prin­cipe à réduire le désordre social, leur
manière d’in­ter­ve­nir en devient en réa­li­té une cause supplémentaire.

On sait désor­mais que les choses n’ont guère dif­fé­ré en Bel­gique ou
dans les autres pays euro­péens. Ce qui s’est pas­sé de manière récurrente
dans ces quar­tiers per­met de dire que, consciem­ment ou
incons­ciem­ment, et par police inter­po­sée, la socié­té majo­ri­taire y a
enga­gé une inter­ac­tion déci­sive avec les mino­ri­taires, une sorte de
guerre des fron­tières au tra­vers de laquelle, dans leur rela­tion aux
jeunes, les forces de l’ordre ont incar­né bien plus qu’elles-mêmes.
Elles sont deve­nues aux yeux de ces jeunes la seule figure tan­gible de
la « domi­na­tion raciste ».

Ceux qui, par­mi les res­pon­sables poli­tiques, tant au niveau local
qu’au niveau fédé­ral, eurent à réagir à la ten­sion sur­ve­nue à la suite
du meurtre de Bor­ge­rhout et à prendre d’é­ven­tuelles dis­po­si­tions à
l’é­gard de la pré­sence sur place des membres de l’A.E.L. n’ont pas
don­né la preuve d’une bien grande conscience des enjeux sociaux
sous-jacents à la situa­tion. Ils n’ont, appa­rem­ment, aucune connaissance
du pas­sé, dont ils n’ont rien appris. Ils ne paraissent pas
capables de conce­voir que les manières sin­gu­lières d’ex­pri­mer leur
rela­tion aux ser­vices de police qu’en viennent à adop­ter cer­tains segments
d’une popu­la­tion sont en défi­ni­tive symp­to­ma­tiques d’un rapport
aux lois et au pou­voir poli­tique qui n’est lui-même que le fruit
d’un sen­ti­ment de (non-)appartenance, d’une convic­tion plus ou
moins intense d’être ou de ne pas être agré­gé à la col­lec­ti­vi­té dans
laquelle on est placé.

Nos ministres n’ont sur­tout pas été capables de trou­ver le ton, les
mots et la manière d’a­gir appro­priés. De quel pas­sé exem­plaire de sa
police l’É­tat belge pou­vait-il se reven­di­quer pour conduire le Premier
ministre à récla­mer incon­si­dé­ré­ment, devant le Par­le­ment, sur le
ton de la « tolé­rance zéro », que tous les moyens judi­ciaires, policiers
et admi­nis­tra­tifs soient uti­li­sés pour mettre fin aux agis­se­ments de
ceux qui cherchent à créer « une zone de non-droit où les organisations
cri­mi­nelles peuvent agir libre­ment », le ministre de la Jus­tice à
faire usage de son droit d’in­jonc­tion posi­tive auprès du parquet
d’An­vers en vue de pro­cé­der à l’ar­res­ta­tion de Dyab Abou Jah­jah, et
le ministre de l’In­té­rieur à appe­ler sur un ton indi­gné à une modification
de la loi pour pou­voir séques­trer les fau­teurs de troubles ?

Il fal­lait autre chose pour réel­le­ment contri­buer au dépassement
d’une situa­tion où les res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives sont moins évidentes
qu’on veut le faire croire. À leur niveau d’in­ter­ven­tion, nos
trois ministres n’ont guère fait la preuve d’une plus grande compétence
ou d’une moindre noci­vi­té que celles de la police hier. Ils se
sont ain­si mués, une fois encore, en une cause sup­plé­men­taire du
pro­blème social qu’ils étaient en charge de réduire. À moins qu’il ne
soit vrai, et ce serait pire encore, qu’ils aient ver­sé dans la stratégie
élec­to­ra­liste irres­pon­sable de l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’é­moi autour
d’un meurtre.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.