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Immigration. La logique de crise et le rôle de l’idéologie

Numéro 9 Septembre 2012 par Thomas Dechamps

décembre 2014

Le lun­di 9 juillet à 6 heures du matin, Par­wais San­ga­ri, un jeune Afghan rési­dant en Bel­gique, a été expul­sé vers Kaboul. Il vivait depuis quatre ans dans notre pays, avait un tra­vail, vivait dans une famille d’accueil en Flandre et par­lait le néer­lan­dais. Cela n’a pas empê­ché son expul­sion dans un pays en guerre civile. Un pays […]

Le lun­di 9 juillet à 6 heures du matin, Par­wais San­ga­ri, un jeune Afghan rési­dant en Bel­gique, a été expul­sé vers Kaboul. Il vivait depuis quatre ans dans notre pays, avait un tra­vail, vivait dans une famille d’accueil en Flandre et par­lait le néer­lan­dais. Cela n’a pas empê­ché son expul­sion dans un pays en guerre civile. Un pays où la Bel­gique décon­seille aux tou­ristes de se rendre et où elle a encore des sol­dats en mission.

Une his­toire qui n’est pas un cas iso­lé puisqu’à Beau­mont, dans le Hai­naut, c’est un jeune couple d’Arméniens qui a reçu l’ordre de quit­ter le ter­ri­toire. Le couple tra­vaille, parle le fran­çais, a un loge­ment et sur­tout une petite fille née en Bel­gique. Le mari est consi­dé­ré comme un oppo­sant poli­tique dans son pays et avait pré­fé­ré le fuir il y a trois ans. Cer­tains habi­tants se sont mobi­li­sés pour les sou­te­nir par une péti­tion, mais le couple s’attend à tout moment à l’arrivée de la police pour une expul­sion forcée.

À peu près au même moment, la secré­taire d’État à l’Asile et la Migra­tion, Mag­gie de Block (Open-vld), annon­çait qu’elle sou­hai­tait rejoindre un pro­gramme qui per­met d’expulser les deman­deurs d’asile mineurs d’âge plus faci­le­ment, notam­ment les jeunes Afghans. Ce pro­gramme, bap­ti­sé Erpum (pour Euro­pean Return Plat­form for Unac­com­pa­nied Minors) a déjà été adop­té par la Suède, la Nor­vège, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, et est sou­te­nu finan­ciè­re­ment par la Com­mis­sion euro­péenne. Quelques exemples qui montrent qu’un cli­mat lourd s’est ins­tal­lé dans notre royaume en matière d’immigration.

Cri­ti­quée à la fois par des mou­ve­ments citoyens, un dépu­té cd&v et une par­tie de la presse, la secré­taire d’État s’est défen­due. Elle a rap­pe­lé que les règles sont faites pour être res­pec­tées, que la Bel­gique est au-des­sus de la moyenne euro­péenne d’acceptation des immi­grés afghans ou que l’évaluation de la sécu­ri­té des per­sonnes est faite en fonc­tion de la région d’origine et non du pays. Atta­quée pour son tra­vail, elle réplique par des expli­ca­tions tech­niques et juri­diques. Logique, me direz-vous. Mag­gie De Block cherche juste à prou­ver qu’elle agit dans le cadre de la loi et à s’assurer que le « tra­vail » sera bien fait.

On peut entendre ce type de dis­cours par­tout en Europe. Dans tous les pays du Vieux Conti­nent l’on cherche à mon­trer que l’on s’occupe bien du pro­blème de l’immigration. Alors pour ras­su­rer on parle places d’accueil, obten­tion du per­mis de séjour ou natio­na­li­té, sta­tut de réfu­gié, quo­tas d’arrivants, centres fer­més, expul­sions… L’important est de bien mon­trer que l’on gère la situa­tion. Que tout est sous contrôle. Mais à se concen­trer sur les moyens de « régler le pro­blème », l’Europe perd de vue le vrai débat. La droite veut sou­vent se mon­trer plus ferme par rap­port à la poli­tique d’immigration ; la gauche plus souple, plus « conci­liante ». Mais cela se limite à débattre de com­ment expul­ser les immi­grés refu­sés ou de qui est vrai­ment réfu­gié et de qui ne l’est pas. Nulle part on entend un débat fort sur le rôle de l’immigration (et des immi­grés) dans notre société.

L’air du temps

L’immigration est depuis tou­jours un sujet de débat dans les démo­cra­ties euro­péennes. Et à chaque fois que la situa­tion éco­no­mique est mau­vaise, elle a été stop­pée ou res­treinte. Mais un tour­nant s’est opé­ré lorsque, voi­là main­te­nant plu­sieurs décen­nies, l’immigration est deve­nue un pro­blème. Enten­dez un pro­blème dans le dis­cours public. Et tout ce qui s’y rap­porte est pen­sé par ce prisme. L’immigration et donc les immi­grés sont un « pro­blème » qu’il faut « résoudre ». C’est deve­nu une ques­tion de chiffres et de quo­tas à laquelle on peut appor­ter des solu­tions tech­niques. Et les res­pon­sables poli­tiques de mon­trer qu’«ils s’attaquent au pro­blème ». Tout le monde est à l’aise lorsqu’il s’agit de par­ler de ques­tions d’organisation pra­tique. Le pro­jet Erpum est une sorte d’aboutissement de cette vision tech­ni­ci­sée en matière d’immigration. Il y a trop de mineurs deman­deurs d’asile dont le dos­sier est reje­té ? Éta­blis­sons un pro­gramme qui per­met­tra de les expul­ser plus faci­le­ment, et donc plus rapi­de­ment. Pro­blème réglé.

Bien sûr il y a bien un débat, avec des cri­tiques et par­fois de vraies oppo­si­tions. Mais c’est un débat sur les condi­tions, sur les chiffres. Pas un débat de fond. Et ce n’est pas qu’un pro­blème poli­tique, c’est un pro­blème de socié­té. Ce n’est pas un pro­blème de dis­cus­sions d’alcôves, c’est un pro­blème de vision géné­rale du monde. C’est un pro­blème d’idéologie au sens pre­mier du terme, c’est-à-dire la logique de notre vision, de notre pen­sée de groupe. C’est l’air du temps. Cette concep­tion du monde qui pré­do­mine sans qu’elle ne se jus­ti­fie autre­ment que par un cer­tain cli­mat intel­lec­tuel et cultu­rel de l’époque. Nous avons l’impression de débattre d’immigration, mais nous sommes tous d’accord sur le fond.

Pour­tant les élé­ments du vrai débat sont là. Mais ils ne passent pas, c’est comme si l’époque les reje­tait auto­ma­ti­que­ment parce qu’ils per­turbent le sché­ma que nous avons admis. En France par exemple : des par­le­men­taires de tous bords ont ren­du en mai 2011 un rap­port affir­mant que « les immi­grés rap­portent plus qu’ils ne coutent à l’état ». Une idée impor­tante. Et qui aurait dû faire un tol­lé dans un pays où l’immigration est depuis long­temps au centre des débats poli­tiques. Il n’en fut rien. Le rap­port a bien été remar­qué, mais le débat n’a pas bou­gé. À gauche comme à droite du spectre poli­tique. La France parle beau­coup d’immigration mais seule­ment d’une cer­taine manière, le reste est mar­gi­nal. Les par­le­men­taires auteurs du rap­port avaient dû le finan­cer eux-mêmes…

On pour­rait aus­si rap­pe­ler que la théo­rie éco­no­mique de base enseigne que l’immigration est un des fac­teurs élé­men­taires de la crois­sance. Mais cette idée-là aus­si est deve­nue inau­dible. Depuis la fin du recru­te­ment orga­ni­sé de main‑d’œuvre étran­gère au début des années 1970 et le pas­sage à une poli­tique d’asile, l’immigré a ces­sé d’être un atout éco­no­mique dans nos têtes. C’est cette poli­tique qui a engen­dré une vision de l’immigration comme étant de l’«assistanat », comme un geste de bon­té envers les immi­grés et donc en fait son coro­laire réac­tion­naire du « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

Il fut aus­si un temps où une véri­table « immi­gra­tion de peu­ple­ment » fut mise en place, en favo­ri­sant le regrou­pe­ment fami­lial. Celui-ci devait ancrer les tra­vailleurs en Bel­gique et contrer la baisse de fécon­di­té. Un point de vue qui devrait tou­cher une Europe vieillis­sante, avec une pyra­mide des âges qui ne res­semble plus à une pyra­mide depuis long­temps. Mais là encore l’idée ne passe plus. Les débats sur les iden­ti­tés natio­nales et les pro­blèmes cultu­rels occupent tout l’espace. Pour­tant l’idée d’une socié­té mul­ti­cul­tu­relle éten­due à toute l’Europe avait connu de beaux jours, en dépit des défiances et des oppo­si­tions. Mais, à la fin 2010, Ange­la Mer­kel décla­rait : « Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme est mort. » L’avait-on jamais lais­sé vrai­ment vivre ? En tout cas en 2011 la haine du mul­ti­cul­tu­ra­lisme tuait vrai­ment. Le 21 juillet, Anders Brei­vik, un Nor­vé­gien de trente-deux ans, abat­tait sep­tante-sept per­sonnes en essayant de tuer le mul­ti­cul­tu­ra­lisme dans son pays. Ce drame n’est pas repré­sen­ta­tif de la pen­sée domi­nante ; mais bien d’un cer­tain cli­mat de vio­lence. Car l’air du temps est aus­si au dur­cis­se­ment et à la fermeté.

Gestion de crise

Après déjà plus d’un an de gou­ver­ne­ment Di Rupo 1er, la majo­ri­té tient bon et fait tou­jours bloc pour défendre sa poli­tique. Pen­dant que le Pre­mier ministre s’occupe de son agen­da char­gé au niveau inter­na­tio­nal, les ministres font le sale bou­lot au pays qui, dit-on, en a bien besoin. Et pas ques­tion de des­ser­rer les rangs, la majo­ri­té, pour­tant com­po­sée de par­tis pas spé­cia­le­ment des­ti­nés à s’entendre en temps de crise, conti­nue de faire corps mal­gré les cri­tiques. L’heure est au dur­cis­se­ment au royaume de Bel­gique. Et ce, dans tous les domaines : éco­no­mique, social, mais aus­si, on l’aura com­pris, concer­nant l’immigration.

Un dur­cis­se­ment atten­du mal­gré la pré­sence d’un socia­liste fran­co­phone à la tête du gou­ver­ne­ment. La crise telle que vue en 2012 (et même avant) est une crise qui dirait « fini de jouer, soyons sérieux ». Et nos poli­tiques d’être de vrais « chefs » : insen­sibles parce que res­pon­sables. Un consen­sus dan­ge­reux semble s’être éta­bli à ce pro­pos. On l’a vu pour tout ce qui relève de la ges­tion de l’économie et des affaires sociale. Mais la poli­tique d’immigration, qui était pas­sée au second plan, confirme cette ten­dance. Et dans ce cas aus­si, le gou­ver­ne­ment bloque toute cri­tique, appe­lant à être rai­son­nable et à sou­te­nir le dur tra­vail de la majo­ri­té qui a sau­vé le royaume.

Après l’affaire du jeune Afghan expul­sé, affaire qui s’essouffle déjà et tom­be­ra sans doute bien­tôt dans l’oubli, le dépu­té fla­mand Johan Vers­te­ken avait réagi publi­que­ment. Il n’a pas ména­gé ses cri­tiques pour la secré­taire d’État à l’Asile et la Migra­tion et lui a notam­ment repro­ché de n’avoir pas eu le cou­rage d’aller à l’encontre d’une « cer­taine ten­dance poli­tique ». C’est exac­te­ment ça.

Thomas Dechamps


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