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Immigration et nouveau peuplement européen
Trente ans se sont écoulés depuis que, en 1974, à la suite du grand retournement de l’activité économique, l’ensemble des pays industrialisés de l’Ouest européen décidèrent de mettre un terme à l’immigration de travail. On crut à l’époque qu’il s’agissait d’un tournant décisif et le discours des responsables publics laissa d’ailleurs entendre que ce moment charnière était aussi […]
Trente ans se sont écoulés depuis que, en 1974, à la suite du grand retournement de l’activité économique, l’ensemble des pays industrialisés de l’Ouest européen décidèrent de mettre un terme à l’immigration de travail. On crut à l’époque qu’il s’agissait d’un tournant décisif et le discours des responsables publics laissa d’ailleurs entendre que ce moment charnière était aussi celui d’une décision politique irréversible. Car les tensions sociales que l’immigration engendrait déjà suscitaient d’indéniables controverses. On pensa donc que, de cette manière, un terme était mis à un phénomène dérangeant mais qui, en définitive, n’aurait été qu’une parenthèse dans l’histoire de l’Europe industrielle de l’après-guerre : juste de quoi combler transitoirement une pénurie accidentelle de sa maind’oeuvre.
L’ère des grands mouvements de populations ne fait que commencer
Durant les années qui suivirent, plutôt que d’envisager un repli vers leurs pays d’origine, la plupart des familles de travailleurs immigrés déjà présentes entamèrent pourtant les démarches significatives de leur stabilisation locale. Un premier démenti partiel fut ainsi porté à la croyance dans le fameux tournant. Mais aujourd’hui, en pleine période de mondialisation, il faut bien admettre que le tournant en question n’a jamais eu lieu. Car si les politiques dissuasives aux frontières décidées en 1974 ont certainement contribué depuis à une complexification du processus migratoire, loin s’en faut qu’elles y aient mis fin. Et dès lors, ce que notre actualité atteste rétrospectivement, c’est que, tout au long du XXe siècle, l’Europe est progressivement devenue une zone d’attraction pour les migrants de la planète entière. Elle figure même désormais parmi les plus attractives du monde. Comme l’Amérique du Nord, elle se peuple, ou plutôt se repeuple, par vagues d’immigration successives.
En tenant compte des arrivées que l’on considère comme illégales en même temps que des régulières, les flux migratoires vers l’Union européenne n’ont pas seulement repris, mais n’ont cessé d’augmenter au cours des années nonante. Les données publiées par l’O.C.D.E. indiquent qu’ils ont atteint une moyenne annuelle d’au moins 1,2 million d’unités durant les quinze dernières années. En 2000, les seules entrées légales s’y sont élevées à 1,4 million. Plus que les 850 000 de l’Amérique du Nord ! Certes, ces chiffres ne fournissent qu’un ordre de grandeur qui peut connaitre des variations et évoluer à la baisse comme à la hausse. Mais malgré les limites de telles données démographiques, il faut prendre acte de ce que les diverses simulations disponibles donnent à prévoir : les flux migratoires de demain devraient croitre plutôt que décroitre. En outre, il importe de souligner qu’au cours des toutes dernières décennies, la mondialisation a exercé une influence significative sur le profil des candidats à l’immigration. Ceux-ci, bien entendu, sont toujours tournés vers un mieux-être matériel. Néanmoins, prenant distance vis-à-vis du cadre économique contraignant qui avait fortement régulé leur démarche tout au long du siècle passé, nombre d’entre eux entreprennent désormais leur déplacement d’une manière relativement indépendante des opportunités officiellement offertes par le marché de l’emploi des pays vers lesquels ils se dirigent. L’attraction du mode de vie occidental diffusé à large échelle par les médias joue désormais à plein et engendre de multiples déplacements intercontinentaux d’hommes et de femmes tournés aussi bien vers un mieux-être culturel, politique, religieux ou sexuel que vers la satisfaction matérielle.
La réalité est que l’immigration est devenue un phénomène fortement différencié, au sein duquel coexistent des projets multiples, non pas simplement subis mais aussi imaginés et activement gérés par leurs auteurs comme une ressource de mobilité qui n’est pas qu’économique. On ne peut donc plus, comme on le fit longtemps, analyser les flux migratoires sous l’angle exclusivement économique et assimiler sans plus les migrants à des individus dont les déplacements devraient être compris à partir des seuls impératifs de la distribution spatiale de la main‑d’oeuvre. Même si les filières de passeurs ont connu une expansion considérable au cours des dernières décennies et enrichissent désormais de véritables associations criminelles spécialisées dans le trafic des êtres humains, une population de plus en plus disparate cherche et parvient aujourd’hui à se jouer des barrières frontalières, fût-ce au prix d’un lourd tribut aux trafiquants, d’une clandestinité civique et d’une activité économique occulte. De cette façon, selon la thèse de Castles et Miller 1, l’ère des grands mouvements de population ne ferait que commencer dans un monde où, plus que par le passé, les aspirations économiques se lient à d’autres et où le déplacement, en ce qu’il permet de les satisfaire, devient une sorte de mode de vie.
Une nouvelle donne démographique pour l’europe
À partir de cette vue des choses, le plus important devient évidemment la prise de conscience de la permanence des flux migratoires et des implications que cette nouvelle donne démographique contient pour l’Europe. Sans doute pourrait-on dire qu’il n’y a là que l’intensification d’un processus amorcé depuis près d’un siècle. Mais sa nature profonde avait toutefois été mal comprise ou minimisée. L’Europe était en quelque sorte une terre d’immigration qui feignait de l’ignorer. Et le fait que les flux vers elle continuent d’être considérés comme illégitimes ne suffit pas à faire barrage à l’élargissement de leurs origines, ni non plus à ce que certains d’entre eux, en raison notamment d’anciens liens coloniaux, gagnent quantitativement en importance relative. Ils se sont d’ailleurs révélés à ce point insensibles aux politiques dissuasives des États qu’ils figurent dorénavant à l’agenda des préoccupations politiques majeures de l’Union européenne. C’est ce dont témoignent les obstacles qu’elle tente d’opposer à l’arrivée de nouveaux migrants extra-communautaires (en clair, à la tiers-mondisation de l’origine des immigrés qui compte actuellement pour 30 à 40 % dans les nouvelles arrivées), les mesures restrictives qu’elle oppose au nombre toujours croissant de réfugiés, le projet qu’elle voudrait bien soutenir qui vise à implanter en Lybie, en Somalie ou en Ukraine des camps où se verraient rassemblés et « traités » le nombre croissant de candidats à l’asile, l’intensification enfin de la lutte qu’elle mène contre la traite des êtres humains, parallèle toutefois à un accroissement constant du nombre de sans-papiers que périodiquement on régularise en affirmant cependant chaque fois qu’il s’agit d’une procédure exceptionnelle. Face à tout cela, une question demeure posée : cette façon de mener la difficile gestation de la politique commune d’immigration ne fait-elle pas que différer le moment où il faudra bien admettre que ce sont les sources et les modalités du peuplement européen lui-même qui, au cours des trente dernières années, se sont définitivement transformées et n’y a‑t-il pas urgence à prendre en compte les répercussions sociales, tant culturelles qu’économiques, qui, à moyen et long terme, en découleront inévitablement ?
« On est en droit de penser — affirmait, en 1998, un rapport du Conseil de l’Union — qu’aujourd’hui une personne sur deux qui émigre vers le monde industrialisé le fait dans la clandestinité. » Or, à partir de ce constat, il faut commencer par admettre que, clandestines ou pas, les migrations sont pour une très large part la simple transcription démographique de l’état d’un monde à bien des égards déséquilibré, tant culturellement et politiquement qu’économiquement. Et que la maitrise des effets démographiques de ces déséquilibres n’est rigoureusement pas dans la marge d’intervention des États. Ils peuvent certes s’efforcer de contrôler le mouvement international des individus selon des critères politiques qui sont les leurs. Mais les responsables publics doivent savoir que, en définitive, parce que les migrants sont des personnes qui, dans leur périple risqué, engagent leur destinée et manifestent de cette façon ce qui demeure leur liberté, n’appartiennent de fait ni au pays qu’ils quittent ni à celui vers lequel ils se dirigent. Non pas qu’il faille prétendre que sous tous rapports ou par principe les mesures de contrôle et de répression que les États tentent d’instaurer dans ce domaine soient inutiles ou irrecevables. Mais bien que, en regard des situations qu’elles sont censées maitriser, l’expérience des années écoulées a montré le caractère largement incantatoire sinon démagogique de la rhétorique dont le plus souvent ces mesures procèdent, de même que les limites évidentes qu’elles atteignent rapidement.
Analyser les enjeux de la recomposition démographique européenne
Ce n’est donc pas par cette voie d’abord que l’on se donnera les moyens d’infléchir ce qu’a de profondément perturbatrice pour les Européens la configuration migratoire actuelle. Et dès lors, plutôt que d’interminablement déplorer que l’on ne parvient pas à assurer l’étanchéité des frontières continentales à l’aide d’un arsenal de mesures judiciaires et policières, ne faudrait-il pas s’interroger prioritairement sur cet autre aspect névralgique de la même configuration qu’est la manière que l’on a d’y accompagner et de canaliser la métamorphose profonde du tissu social et culturel que provoque la recomposition démographique de la population européenne. C’est là certainement une zone de responsabilité et de compétence interne des États démocratiques, qui leur permettrait, s’ils le voulaient, d’intervenir réellement dans la dynamique sociale. Continuant de se déployer, les migrations sont en effet lourdes d’enjeux inédits et de plus en plus perceptibles : ceux de la co-présence des anciens établis et des nouveaux entrants sur le même territoire. C’est ce kaléidoscope de populations d’origines multiples qui, à l’évidence, constituera la trame humaine des décennies à venir. Et les tensions socioculturelles qui lui sont associées, qui ne sont rien d’autre que l’expression conflictuelle des appartenances identitaires dans lesquelles se projettent les divers segments constitutifs de population de la nouvelle Europe, ne disparaitront pas toutes seules. Elles demandent donc d’être gérées.
Si déjà l’expérience du passé nous a appris qu’il est vain d’attendre des hypothétiques vertus d’un renforcement des mesures judiciaires et policières que l’on parvienne à cette gestion, mieux vaut donc songer à autre chose. Car protectionnistes pour les États européens mais en même temps productrices d’effets pervers au-delà des territoires à l’intérieur desquels elles sont d’application, de telles mesures ne font que confirmer la capacité qu’ont ces États souverains d’organiser l’anarchie migratoire au-delà de leurs frontières. C’est-à-dire à l’échelle planétaire où elle règne d’ailleurs aujourd’hui en maitre et au profit des mafias. Or, c’est précisément de cette anarchie qu’il faudrait chercher à sortir. Et puisque l’on est à peu près certain que les migrations se poursuivront, mieux vaut réfléchir sur leurs conséquences, prendre au sérieux la société européenne de plus en plus hétérogène qui est en train de s’édifier et penser à nouveaux frais le syncrétisme du monde qui s’y engendre.
Pour voir autrement et déjouer les obstacles à la compréhension de cette nouvelle société, on ne peut plus se contenter de dire, comme on le fait encore trop souvent, qu’elle est le résultat d’une crise du contrôle de l’immigration. Car cette vision des choses, en reprenant simplement le point de vue des États et en n’accordant pas la moindre importance aux immigrés eux-mêmes, exprime sans plus les vues de ceux qui surplombent la scène politique. Et lorsqu’on adopte sans plus ces vues, on s’ôte tout moyen de mettre en lumière les rapports de domination qu’elle cache. Elle ne saurait donc passer pour le tout de l’analyse puisque, loin de stimuler la réflexion sur les indéniables tensions que les migrations entrainent dans leur sillage, cette vision en fige plutôt les termes. Les tendances de la période dans laquelle nous sommes entrés plaident au contraire pour que la question des migrations vers l’Europe soit fondamentalement réexaminée dans la perspective de la nouvelle donne du peuplement continental. Car c’est sous cet angle que s’éclairent le mieux les tensions non seulement économiques, mais culturelles et politiques que les migrations entrainent dans leur sillage. Puissantes et lourdes comme le sont tous les phénomènes démographiques de quelque ampleur, elles travaillent durablement la trame profonde de la société. Au travers de la nouvelle tournure qu’elles donnent à la question des appartenances — c’est-à-dire de l’inclusion et de l’exclusion —, elles ne sont, en définitive, rien d’autre que l’une des expressions cruciales de la question sociale planétarisée.
La levée de boucliers que provoquèrent les experts de l’O.N.U. lorsque, pour l’Europe, ils parlèrent de migrations de remplacement, témoigne de l’émoi attaché aux intro Immigration et nouveau peuplement européen Albert Bastenier 11 perspectives qui découlent de la question posée dans ces termes. De toute évidence, elles continuent d’être mal acceptées et même refoulées par l’opinion. Quant aux responsables politiques, ils demeurent pour la plupart très peu conscients des enjeux profonds de la nouvelle situation et, par voie de conséquence, s’avèrent peu capables d’en parler lucidement avec leurs électeurs potentiels. Les arguments de leurs discours font le plus généralement résonner le thème de l’immigration comme une menace qu’il faut contenir. Et il y a désormais en Europe des gouvernements de centre-gauche comme de centre-droit qui, au travers d’une rhétorique qui se voudrait pathétique, prétextent de ce qui constituerait le « bon droit » de leur « éthique de la responsabilité » en matière de gestion des populations : nous ne pouvons, affirment-ils non sans arguments recevables, accueillir toute la misère du monde. Pourtant, à écouter pareil argument de realpolitik, on se demande pourquoi il faudrait se boucher les oreilles à cet autre qui, si on donnait la parole aux sociétés de départ, ferait entendre que chez eux le seuil de ce que serait la realpolitik est depuis longtemps dépassé. Face à cela, au mieux, trouve-t-on chez nous quelques mandataires qui acceptent qu’il pourrait y avoir un problème d’équilibre dans le ratio entre actifs et inactifs et que, à ce titre, les migrants pourraient s’avérer utiles dans l’Europe vieillissante. Mais ne fait que se perpétuer de la sorte une vision purement économique et donc radicalement insuffisante de la réalité.
Une polarisation extrême des opinions en présence
Si ce sont les sources du peuplement européen lui-même qui connaissent aujourd’hui un élargissement décisif, ce sont bien les causes et les effets de la recomposition démographique en cours qui doivent être envisagés, les changements organiques du tissu social et les conflits tant culturels que sociaux qui lui sont inévitablement associés qui doivent être pris en compte. Toutefois, comme le montre la division de l’opinion publique entre deux pôles extrêmes à l’égard de ceux que, symptomatiquement, on a tendance à ne plus appeler les immigrés mais les déboutés du droit d’asile, ces vérités ne sont pas faciles à faire admettre. Continuent donc interminablement à s’opposer deux camps. Celui où s’affirment, d’une part, les partisans d’une libéralisation internationale la plus complète des échanges économiques et donc de la suppression des frontières au sein de la société mondialisée… sauf en ce qui concerne la libre circulation des personnes. Et celui, d’autre part, qui dénonce les horreurs de la mondialisation capitaliste… tout en recherchant le fondement moral de la présence des immigrés de tous types dans la dénonciation de ce qu’a d’inadmissible la fermeture des frontières qui s’oppose à la libre circulation des personnes.
Peut-on reconnaitre une signification profonde au coeur de cette polarisation extrême des positions en présence ? Oui, celle-ci : que la situation dans laquelle l’immigration mondialisée place l’Europe trouve son ressort — et non pas son point d’arrêt — dans le fait d’être à la fois impérieuse, à proprement parler sans solution immédiatement satisfaisante, déchirant donc les circonlocutions dont, de part et d’autre, on voudrait l’envelopper. Enjeu apparemment intraitable, mais pas sans signification pour autant. Parce cette impuissance, loin de constituer une excuse, fonde plutôt un devoir : celui de la nécessaire critique de la manière de gouverner les sociétés qui se prétendent « ouvertes » mais qui s’érigent en forteresses. Devoir de dénonciation de l’égarement et du cynisme des États qui cherchent à jouir des avantages de la mondialisation sans avoir à en assumer les responsabilités lorsque, en matière de gestion des populations, ils abandonnent toute idée de civiliser les migrations internationales et acceptent qu’elles deviennent chaque jour un peu plus, comme c’est le cas aujourd’hui, l’objet d’un gigantesque, sordide et meurtrier marché noir.
Une politique de l’immigration véritable, c’est-à-dire non exclusivement commandée par l’utilitarisme économique et capable de penser le syncrétisme du monde, peutelle exister à l’échelle de l’Union européenne ? Cette question est constitutive de notre présent le plus irrécusable puisqu’elle n’exprime rien d’autre que ce qui s’engage au travers du peuplement en cours en même temps que de la formation d’une identité civique et culturelle continentale. Qu’auront en commun les différents segments de la population européenne dans vingt ou dans trente ans ? Quels seront les ressorts de notre monde commun ? Le défi semble énorme et, pour y répondre, les mobilisations sur le terrain devront se déployer entre les excès des positions simples et définitives qui ont été évoquées. Ce sera, on peut en être sûr, l’objet d’un long combat. Mais l’action ponctuelle, partielle, locale, celle qui n’attend pas le grand soir, est porteuse de plus d’espoir que toutes les théories du monde. La politique en question, si elle voit le jour, ne pourra être que démocratique. Elle ne sera donc pas miraculeuse. Elle ne parviendra pas à vaincre toutes les contraintes et contradictions que l’action rencontre inévitablement. Elle sera même grevée, la chose est bien compréhensible, de heurts et de conflits. Mais elle s’efforcera de les rencontrer et d’en débattre plutôt que de les nier ou de les taire. Tout le contraire en somme des discours politiques qui, faute d’en saisir les véritables enjeux, se contentent des rengaines au sujet de l’intégration ou du racisme, ou, pire encore, qui n’en escomptent que des bénéfices secondaires lors d’échéances électorales. C’est pourquoi, pour les démocrates sincères, il est si important de continuer à montrer que, avec l’immigration, l’Europe se trouve aux prises avec l’un des processus contemporains parmi les plus décisifs de son histoire sociale.
- Stephen Castles et Mark J. Miller, The Age of Migration : International Population Movement in the Modern World, New York, Macmillan, 1993.