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Immigration et nouveau peuplement européen

Numéro 3 Mars 2005 - immigration par Albert Bastenier

mars 2005

Trente ans se sont écou­lés depuis que, en 1974, à la suite du grand retour­ne­ment de l’activité éco­no­mique, l’ensemble des pays indus­tria­li­sés de l’Ouest euro­péen déci­dèrent de mettre un terme à l’immigration de tra­vail. On crut à l’époque qu’il s’agissait d’un tour­nant déci­sif et le dis­cours des res­pon­sables publics lais­sa d’ailleurs entendre que ce moment char­nière était aussi […]

Trente ans se sont écou­lés depuis que, en 1974, à la suite du grand retour­ne­ment de l’activité éco­no­mique, l’ensemble des pays indus­tria­li­sés de l’Ouest euro­péen déci­dèrent de mettre un terme à l’immigration de tra­vail. On crut à l’époque qu’il s’agissait d’un tour­nant déci­sif et le dis­cours des res­pon­sables publics lais­sa d’ailleurs entendre que ce moment char­nière était aus­si celui d’une déci­sion poli­tique irré­ver­sible. Car les ten­sions sociales que l’immigration engen­drait déjà sus­ci­taient d’indéniables contro­verses. On pen­sa donc que, de cette manière, un terme était mis à un phé­no­mène déran­geant mais qui, en défi­ni­tive, n’aurait été qu’une paren­thèse dans l’histoire de l’Europe indus­trielle de l’après-guerre : juste de quoi com­bler tran­si­toi­re­ment une pénu­rie acci­den­telle de sa maind’oeuvre.

L’ère des grands mouvements de populations ne fait que commencer

Durant les années qui sui­virent, plu­tôt que d’envisager un repli vers leurs pays d’origine, la plu­part des familles de tra­vailleurs immi­grés déjà pré­sentes enta­mèrent pour­tant les démarches signi­fi­ca­tives de leur sta­bi­li­sa­tion locale. Un pre­mier démen­ti par­tiel fut ain­si por­té à la croyance dans le fameux tour­nant. Mais aujourd’hui, en pleine période de mon­dia­li­sa­tion, il faut bien admettre que le tour­nant en ques­tion n’a jamais eu lieu. Car si les poli­tiques dis­sua­sives aux fron­tières déci­dées en 1974 ont cer­tai­ne­ment contri­bué depuis à une com­plexi­fi­ca­tion du pro­ces­sus migra­toire, loin s’en faut qu’elles y aient mis fin. Et dès lors, ce que notre actua­li­té atteste rétros­pec­ti­ve­ment, c’est que, tout au long du XXe siècle, l’Europe est pro­gres­si­ve­ment deve­nue une zone d’attraction pour les migrants de la pla­nète entière. Elle figure même désor­mais par­mi les plus attrac­tives du monde. Comme l’Amérique du Nord, elle se peuple, ou plu­tôt se repeuple, par vagues d’immigration successives.

En tenant compte des arri­vées que l’on consi­dère comme illé­gales en même temps que des régu­lières, les flux migra­toires vers l’Union euro­péenne n’ont pas seule­ment repris, mais n’ont ces­sé d’augmenter au cours des années nonante. Les don­nées publiées par l’O.C.D.E. indiquent qu’ils ont atteint une moyenne annuelle d’au moins 1,2 mil­lion d’unités durant les quinze der­nières années. En 2000, les seules entrées légales s’y sont éle­vées à 1,4 mil­lion. Plus que les 850 000 de l’Amérique du Nord ! Certes, ces chiffres ne four­nissent qu’un ordre de gran­deur qui peut connaitre des varia­tions et évo­luer à la baisse comme à la hausse. Mais mal­gré les limites de telles don­nées démo­gra­phiques, il faut prendre acte de ce que les diverses simu­la­tions dis­po­nibles donnent à pré­voir : les flux migra­toires de demain devraient croitre plu­tôt que décroitre. En outre, il importe de sou­li­gner qu’au cours des toutes der­nières décen­nies, la mon­dia­li­sa­tion a exer­cé une influence signi­fi­ca­tive sur le pro­fil des can­di­dats à l’immigration. Ceux-ci, bien enten­du, sont tou­jours tour­nés vers un mieux-être maté­riel. Néan­moins, pre­nant dis­tance vis-à-vis du cadre éco­no­mique contrai­gnant qui avait for­te­ment régu­lé leur démarche tout au long du siècle pas­sé, nombre d’entre eux entre­prennent désor­mais leur dépla­ce­ment d’une manière rela­ti­ve­ment indé­pen­dante des oppor­tu­ni­tés offi­ciel­le­ment offertes par le mar­ché de l’emploi des pays vers les­quels ils se dirigent. L’attraction du mode de vie occi­den­tal dif­fu­sé à large échelle par les médias joue désor­mais à plein et engendre de mul­tiples dépla­ce­ments inter­con­ti­nen­taux d’hommes et de femmes tour­nés aus­si bien vers un mieux-être cultu­rel, poli­tique, reli­gieux ou sexuel que vers la satis­fac­tion matérielle.

La réa­li­té est que l’immigration est deve­nue un phé­no­mène for­te­ment dif­fé­ren­cié, au sein duquel coexistent des pro­jets mul­tiples, non pas sim­ple­ment subis mais aus­si ima­gi­nés et acti­ve­ment gérés par leurs auteurs comme une res­source de mobi­li­té qui n’est pas qu’économique. On ne peut donc plus, comme on le fit long­temps, ana­ly­ser les flux migra­toires sous l’angle exclu­si­ve­ment éco­no­mique et assi­mi­ler sans plus les migrants à des indi­vi­dus dont les dépla­ce­ments devraient être com­pris à par­tir des seuls impé­ra­tifs de la dis­tri­bu­tion spa­tiale de la main‑d’oeuvre. Même si les filières de pas­seurs ont connu une expan­sion consi­dé­rable au cours des der­nières décen­nies et enri­chissent désor­mais de véri­tables asso­cia­tions cri­mi­nelles spé­cia­li­sées dans le tra­fic des êtres humains, une popu­la­tion de plus en plus dis­pa­rate cherche et par­vient aujourd’hui à se jouer des bar­rières fron­ta­lières, fût-ce au prix d’un lourd tri­but aux tra­fi­quants, d’une clan­des­ti­ni­té civique et d’une acti­vi­té éco­no­mique occulte. De cette façon, selon la thèse de Castles et Mil­ler 1, l’ère des grands mou­ve­ments de popu­la­tion ne ferait que com­men­cer dans un monde où, plus que par le pas­sé, les aspi­ra­tions éco­no­miques se lient à d’autres et où le dépla­ce­ment, en ce qu’il per­met de les satis­faire, devient une sorte de mode de vie.

Une nouvelle donne démographique pour l’europe

À par­tir de cette vue des choses, le plus impor­tant devient évi­dem­ment la prise de conscience de la per­ma­nence des flux migra­toires et des impli­ca­tions que cette nou­velle donne démo­gra­phique contient pour l’Europe. Sans doute pour­rait-on dire qu’il n’y a là que l’intensification d’un pro­ces­sus amor­cé depuis près d’un siècle. Mais sa nature pro­fonde avait tou­te­fois été mal com­prise ou mini­mi­sée. L’Europe était en quelque sorte une terre d’immigration qui fei­gnait de l’ignorer. Et le fait que les flux vers elle conti­nuent d’être consi­dé­rés comme illé­gi­times ne suf­fit pas à faire bar­rage à l’élargissement de leurs ori­gines, ni non plus à ce que cer­tains d’entre eux, en rai­son notam­ment d’anciens liens colo­niaux, gagnent quan­ti­ta­ti­ve­ment en impor­tance rela­tive. Ils se sont d’ailleurs révé­lés à ce point insen­sibles aux poli­tiques dis­sua­sives des États qu’ils figurent doré­na­vant à l’agenda des pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques majeures de l’Union euro­péenne. C’est ce dont témoignent les obs­tacles qu’elle tente d’opposer à l’arrivée de nou­veaux migrants extra-com­mu­nau­taires (en clair, à la tiers-mon­di­sa­tion de l’origine des immi­grés qui compte actuel­le­ment pour 30 à 40 % dans les nou­velles arri­vées), les mesures res­tric­tives qu’elle oppose au nombre tou­jours crois­sant de réfu­giés, le pro­jet qu’elle vou­drait bien sou­te­nir qui vise à implan­ter en Lybie, en Soma­lie ou en Ukraine des camps où se ver­raient ras­sem­blés et « trai­tés » le nombre crois­sant de can­di­dats à l’asile, l’intensification enfin de la lutte qu’elle mène contre la traite des êtres humains, paral­lèle tou­te­fois à un accrois­se­ment constant du nombre de sans-papiers que pério­di­que­ment on régu­la­rise en affir­mant cepen­dant chaque fois qu’il s’agit d’une pro­cé­dure excep­tion­nelle. Face à tout cela, une ques­tion demeure posée : cette façon de mener la dif­fi­cile ges­ta­tion de la poli­tique com­mune d’immigration ne fait-elle pas que dif­fé­rer le moment où il fau­dra bien admettre que ce sont les sources et les moda­li­tés du peu­ple­ment euro­péen lui-même qui, au cours des trente der­nières années, se sont défi­ni­ti­ve­ment trans­for­mées et n’y a‑t-il pas urgence à prendre en compte les réper­cus­sions sociales, tant cultu­relles qu’économiques, qui, à moyen et long terme, en décou­le­ront inévitablement ?

« On est en droit de pen­ser — affir­mait, en 1998, un rap­port du Conseil de l’Union — qu’aujourd’hui une per­sonne sur deux qui émigre vers le monde indus­tria­li­sé le fait dans la clan­des­ti­ni­té. » Or, à par­tir de ce constat, il faut com­men­cer par admettre que, clan­des­tines ou pas, les migra­tions sont pour une très large part la simple trans­crip­tion démo­gra­phique de l’état d’un monde à bien des égards dés­équi­li­bré, tant cultu­rel­le­ment et poli­ti­que­ment qu’économiquement. Et que la mai­trise des effets démo­gra­phiques de ces dés­équi­libres n’est rigou­reu­se­ment pas dans la marge d’intervention des États. Ils peuvent certes s’efforcer de contrô­ler le mou­ve­ment inter­na­tio­nal des indi­vi­dus selon des cri­tères poli­tiques qui sont les leurs. Mais les res­pon­sables publics doivent savoir que, en défi­ni­tive, parce que les migrants sont des per­sonnes qui, dans leur périple ris­qué, engagent leur des­ti­née et mani­festent de cette façon ce qui demeure leur liber­té, n’appartiennent de fait ni au pays qu’ils quittent ni à celui vers lequel ils se dirigent. Non pas qu’il faille pré­tendre que sous tous rap­ports ou par prin­cipe les mesures de contrôle et de répres­sion que les États tentent d’instaurer dans ce domaine soient inutiles ou irre­ce­vables. Mais bien que, en regard des situa­tions qu’elles sont cen­sées mai­tri­ser, l’expérience des années écou­lées a mon­tré le carac­tère lar­ge­ment incan­ta­toire sinon déma­go­gique de la rhé­to­rique dont le plus sou­vent ces mesures pro­cèdent, de même que les limites évi­dentes qu’elles atteignent rapidement.

Analyser les enjeux de la recomposition démographique européenne

Ce n’est donc pas par cette voie d’abord que l’on se don­ne­ra les moyens d’infléchir ce qu’a de pro­fon­dé­ment per­tur­ba­trice pour les Euro­péens la confi­gu­ra­tion migra­toire actuelle. Et dès lors, plu­tôt que d’interminablement déplo­rer que l’on ne par­vient pas à assu­rer l’étanchéité des fron­tières conti­nen­tales à l’aide d’un arse­nal de mesures judi­ciaires et poli­cières, ne fau­drait-il pas s’interroger prio­ri­tai­re­ment sur cet autre aspect névral­gique de la même confi­gu­ra­tion qu’est la manière que l’on a d’y accom­pa­gner et de cana­li­ser la méta­mor­phose pro­fonde du tis­su social et cultu­rel que pro­voque la recom­po­si­tion démo­gra­phique de la popu­la­tion euro­péenne. C’est là cer­tai­ne­ment une zone de res­pon­sa­bi­li­té et de com­pé­tence interne des États démo­cra­tiques, qui leur per­met­trait, s’ils le vou­laient, d’intervenir réel­le­ment dans la dyna­mique sociale. Conti­nuant de se déployer, les migra­tions sont en effet lourdes d’enjeux inédits et de plus en plus per­cep­tibles : ceux de la co-pré­sence des anciens éta­blis et des nou­veaux entrants sur le même ter­ri­toire. C’est ce kaléi­do­scope de popu­la­tions d’origines mul­tiples qui, à l’évidence, consti­tue­ra la trame humaine des décen­nies à venir. Et les ten­sions socio­cul­tu­relles qui lui sont asso­ciées, qui ne sont rien d’autre que l’expression conflic­tuelle des appar­te­nances iden­ti­taires dans les­quelles se pro­jettent les divers seg­ments consti­tu­tifs de popu­la­tion de la nou­velle Europe, ne dis­pa­rai­tront pas toutes seules. Elles demandent donc d’être gérées.

Si déjà l’expérience du pas­sé nous a appris qu’il est vain d’attendre des hypo­thé­tiques ver­tus d’un ren­for­ce­ment des mesures judi­ciaires et poli­cières que l’on par­vienne à cette ges­tion, mieux vaut donc son­ger à autre chose. Car pro­tec­tion­nistes pour les États euro­péens mais en même temps pro­duc­trices d’effets per­vers au-delà des ter­ri­toires à l’intérieur des­quels elles sont d’application, de telles mesures ne font que confir­mer la capa­ci­té qu’ont ces États sou­ve­rains d’organiser l’anarchie migra­toire au-delà de leurs fron­tières. C’est-à-dire à l’échelle pla­né­taire où elle règne d’ailleurs aujourd’hui en maitre et au pro­fit des mafias. Or, c’est pré­ci­sé­ment de cette anar­chie qu’il fau­drait cher­cher à sor­tir. Et puisque l’on est à peu près cer­tain que les migra­tions se pour­sui­vront, mieux vaut réflé­chir sur leurs consé­quences, prendre au sérieux la socié­té euro­péenne de plus en plus hété­ro­gène qui est en train de s’édifier et pen­ser à nou­veaux frais le syn­cré­tisme du monde qui s’y engendre.

Pour voir autre­ment et déjouer les obs­tacles à la com­pré­hen­sion de cette nou­velle socié­té, on ne peut plus se conten­ter de dire, comme on le fait encore trop sou­vent, qu’elle est le résul­tat d’une crise du contrôle de l’immigration. Car cette vision des choses, en repre­nant sim­ple­ment le point de vue des États et en n’accordant pas la moindre impor­tance aux immi­grés eux-mêmes, exprime sans plus les vues de ceux qui sur­plombent la scène poli­tique. Et lorsqu’on adopte sans plus ces vues, on s’ôte tout moyen de mettre en lumière les rap­ports de domi­na­tion qu’elle cache. Elle ne sau­rait donc pas­ser pour le tout de l’analyse puisque, loin de sti­mu­ler la réflexion sur les indé­niables ten­sions que les migra­tions entrainent dans leur sillage, cette vision en fige plu­tôt les termes. Les ten­dances de la période dans laquelle nous sommes entrés plaident au contraire pour que la ques­tion des migra­tions vers l’Europe soit fon­da­men­ta­le­ment réexa­mi­née dans la pers­pec­tive de la nou­velle donne du peu­ple­ment conti­nen­tal. Car c’est sous cet angle que s’éclairent le mieux les ten­sions non seule­ment éco­no­miques, mais cultu­relles et poli­tiques que les migra­tions entrainent dans leur sillage. Puis­santes et lourdes comme le sont tous les phé­no­mènes démo­gra­phiques de quelque ampleur, elles tra­vaillent dura­ble­ment la trame pro­fonde de la socié­té. Au tra­vers de la nou­velle tour­nure qu’elles donnent à la ques­tion des appar­te­nances — c’est-à-dire de l’inclusion et de l’exclusion —, elles ne sont, en défi­ni­tive, rien d’autre que l’une des expres­sions cru­ciales de la ques­tion sociale planétarisée.

La levée de bou­cliers que pro­vo­quèrent les experts de l’O.N.U. lorsque, pour l’Europe, ils par­lèrent de migra­tions de rem­pla­ce­ment, témoigne de l’émoi atta­ché aux intro Immi­gra­tion et nou­veau peu­ple­ment euro­péen Albert Bas­te­nier 11 pers­pec­tives qui découlent de la ques­tion posée dans ces termes. De toute évi­dence, elles conti­nuent d’être mal accep­tées et même refou­lées par l’opinion. Quant aux res­pon­sables poli­tiques, ils demeurent pour la plu­part très peu conscients des enjeux pro­fonds de la nou­velle situa­tion et, par voie de consé­quence, s’avèrent peu capables d’en par­ler luci­de­ment avec leurs élec­teurs poten­tiels. Les argu­ments de leurs dis­cours font le plus géné­ra­le­ment réson­ner le thème de l’immigration comme une menace qu’il faut conte­nir. Et il y a désor­mais en Europe des gou­ver­ne­ments de centre-gauche comme de centre-droit qui, au tra­vers d’une rhé­to­rique qui se vou­drait pathé­tique, pré­textent de ce qui consti­tue­rait le « bon droit » de leur « éthique de la res­pon­sa­bi­li­té » en matière de ges­tion des popu­la­tions : nous ne pou­vons, affirment-ils non sans argu­ments rece­vables, accueillir toute la misère du monde. Pour­tant, à écou­ter pareil argu­ment de real­po­li­tik, on se demande pour­quoi il fau­drait se bou­cher les oreilles à cet autre qui, si on don­nait la parole aux socié­tés de départ, ferait entendre que chez eux le seuil de ce que serait la real­po­li­tik est depuis long­temps dépas­sé. Face à cela, au mieux, trouve-t-on chez nous quelques man­da­taires qui acceptent qu’il pour­rait y avoir un pro­blème d’équilibre dans le ratio entre actifs et inac­tifs et que, à ce titre, les migrants pour­raient s’avérer utiles dans l’Europe vieillis­sante. Mais ne fait que se per­pé­tuer de la sorte une vision pure­ment éco­no­mique et donc radi­ca­le­ment insuf­fi­sante de la réalité.

Une polarisation extrême des opinions en présence

Si ce sont les sources du peu­ple­ment euro­péen lui-même qui connaissent aujourd’hui un élar­gis­se­ment déci­sif, ce sont bien les causes et les effets de la recom­po­si­tion démo­gra­phique en cours qui doivent être envi­sa­gés, les chan­ge­ments orga­niques du tis­su social et les conflits tant cultu­rels que sociaux qui lui sont inévi­ta­ble­ment asso­ciés qui doivent être pris en compte. Tou­te­fois, comme le montre la divi­sion de l’opinion publique entre deux pôles extrêmes à l’égard de ceux que, symp­to­ma­ti­que­ment, on a ten­dance à ne plus appe­ler les immi­grés mais les débou­tés du droit d’asile, ces véri­tés ne sont pas faciles à faire admettre. Conti­nuent donc inter­mi­na­ble­ment à s’opposer deux camps. Celui où s’affirment, d’une part, les par­ti­sans d’une libé­ra­li­sa­tion inter­na­tio­nale la plus com­plète des échanges éco­no­miques et donc de la sup­pres­sion des fron­tières au sein de la socié­té mon­dia­li­sée… sauf en ce qui concerne la libre cir­cu­la­tion des per­sonnes. Et celui, d’autre part, qui dénonce les hor­reurs de la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste… tout en recher­chant le fon­de­ment moral de la pré­sence des immi­grés de tous types dans la dénon­cia­tion de ce qu’a d’inadmissible la fer­me­ture des fron­tières qui s’oppose à la libre cir­cu­la­tion des personnes.

Peut-on recon­naitre une signi­fi­ca­tion pro­fonde au coeur de cette pola­ri­sa­tion extrême des posi­tions en pré­sence ? Oui, celle-ci : que la situa­tion dans laquelle l’immigration mon­dia­li­sée place l’Europe trouve son res­sort — et non pas son point d’arrêt — dans le fait d’être à la fois impé­rieuse, à pro­pre­ment par­ler sans solu­tion immé­dia­te­ment satis­fai­sante, déchi­rant donc les cir­con­lo­cu­tions dont, de part et d’autre, on vou­drait l’envelopper. Enjeu appa­rem­ment intrai­table, mais pas sans signi­fi­ca­tion pour autant. Parce cette impuis­sance, loin de consti­tuer une excuse, fonde plu­tôt un devoir : celui de la néces­saire cri­tique de la manière de gou­ver­ner les socié­tés qui se pré­tendent « ouvertes » mais qui s’érigent en for­te­resses. Devoir de dénon­cia­tion de l’égarement et du cynisme des États qui cherchent à jouir des avan­tages de la mon­dia­li­sa­tion sans avoir à en assu­mer les res­pon­sa­bi­li­tés lorsque, en matière de ges­tion des popu­la­tions, ils aban­donnent toute idée de civi­li­ser les migra­tions inter­na­tio­nales et acceptent qu’elles deviennent chaque jour un peu plus, comme c’est le cas aujourd’hui, l’objet d’un gigan­tesque, sor­dide et meur­trier mar­ché noir.

Une poli­tique de l’immigration véri­table, c’est-à-dire non exclu­si­ve­ment com­man­dée par l’utilitarisme éco­no­mique et capable de pen­ser le syn­cré­tisme du monde, peu­telle exis­ter à l’échelle de l’Union euro­péenne ? Cette ques­tion est consti­tu­tive de notre pré­sent le plus irré­cu­sable puisqu’elle n’exprime rien d’autre que ce qui s’engage au tra­vers du peu­ple­ment en cours en même temps que de la for­ma­tion d’une iden­ti­té civique et cultu­relle conti­nen­tale. Qu’auront en com­mun les dif­fé­rents seg­ments de la popu­la­tion euro­péenne dans vingt ou dans trente ans ? Quels seront les res­sorts de notre monde com­mun ? Le défi semble énorme et, pour y répondre, les mobi­li­sa­tions sur le ter­rain devront se déployer entre les excès des posi­tions simples et défi­ni­tives qui ont été évo­quées. Ce sera, on peut en être sûr, l’objet d’un long com­bat. Mais l’action ponc­tuelle, par­tielle, locale, celle qui n’attend pas le grand soir, est por­teuse de plus d’espoir que toutes les théo­ries du monde. La poli­tique en ques­tion, si elle voit le jour, ne pour­ra être que démo­cra­tique. Elle ne sera donc pas mira­cu­leuse. Elle ne par­vien­dra pas à vaincre toutes les contraintes et contra­dic­tions que l’action ren­contre inévi­ta­ble­ment. Elle sera même gre­vée, la chose est bien com­pré­hen­sible, de heurts et de conflits. Mais elle s’efforcera de les ren­con­trer et d’en débattre plu­tôt que de les nier ou de les taire. Tout le contraire en somme des dis­cours poli­tiques qui, faute d’en sai­sir les véri­tables enjeux, se contentent des ren­gaines au sujet de l’intégration ou du racisme, ou, pire encore, qui n’en escomptent que des béné­fices secon­daires lors d’échéances élec­to­rales. C’est pour­quoi, pour les démo­crates sin­cères, il est si impor­tant de conti­nuer à mon­trer que, avec l’immigration, l’Europe se trouve aux prises avec l’un des pro­ces­sus contem­po­rains par­mi les plus déci­sifs de son his­toire sociale.

  1. Ste­phen Castles et Mark J. Mil­ler, The Age of Migra­tion : Inter­na­tio­nal Popu­la­tion Move­ment in the Modern World, New York, Mac­mil­lan, 1993.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.