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Immigration : attitude ambivalente des Japonais

Numéro 3 – 2020 - Démographie immigration Japon main d'oeuvre pénurie travail par Mohamed Chourak

avril 2020

Confron­té à une pénu­rie de main‑d’œuvre de plus en plus aiguë résul­tant à la fois d’une embel­lie éco­no­mique, mais sur­tout d’une chute démo­gra­phique allant en s’accentuant, le Pre­mier ministre japo­nais Shin­zo Abe s’est vu obli­gé de revoir la poli­tique migra­toire de « rafis­to­lage » pour­sui­vie jusque-là par le Par­ti libé­ral démo­crate au pou­voir qu’il pré­side. Tirant ain­si pro­fit de son sou­tien popu­laire et aus­si de la fai­blesse de l’opposition, Abe va déci­der en 2019 de ne plus repor­ter cette ques­tion cru­ciale de la baisse démo­gra­phique du pays sur les géné­ra­tions poli­tiques futures. Il va envi­sa­ger « l’impensable » pour un conser­va­teur japo­nais : ouvrir le pays à l’immigration internationale.

Article

Les son­dages d’opinion montrent que l’immigration demeure impo­pu­laire au Japon sur­tout auprès des per­sonnes âgées, même si, sous les contraintes éco­no­miques objec­tives, ce rejet semble s’atténuer ces der­nières années.

Selon un son­dage de 2017 de la chaine de télé­vi­sion publique NHK, 51% des son­dés sou­haitent que le nombre d’étrangers reste à son niveau actuel, alors que ce chiffre était de 56% en 1992, soit une évo­lu­tion posi­tive de cinq points sur la période.

Dans le même sens, un son­dage du jour­nal Asa­hi Shin­bun (novembre-décembre 2017), indique que « 90% des son­dés affirment que le Japon n’est pas prêt à affron­ter l’afflux de ces tra­vailleurs étran­gers ». On y lit éga­le­ment que plus de 48% des répon­dants indiquent qu’avoir davan­tage d’étrangers dans leur voi­si­nage aura des effets néga­tifs alors que seule­ment 32% disent l’inverse. Quelque 46% des son­dés s’opposent à l’ouverture du pays aux étran­gers et 44% y sont favorables.

En revanche, au len­de­main de l’annonce par le Pre­mier ministre Abe de son plan d’accepter les étran­gers dans le pays, en juillet 2018, le son­dage men­suel de l’agence d’information Kyo­do News mon­trait que 51,3% des son­dés sou­te­naient cette pro­po­si­tion et que 39,5% y étaient oppo­sés. Les rai­sons invo­quées pour refu­ser les tra­vailleurs immi­grés se résument au par­ti­cu­la­risme insu­laire du pays (uni­que­ness) au han­di­cap de la langue et à la crainte de la dété­rio­ra­tion de la sécu­ri­té. Quant aux solu­tions géné­ra­le­ment pré­co­ni­sées pour résoudre les pro­blèmes de pénu­rie de main‑d’œuvre et de vieillis­se­ment de la popu­la­tion nip­ponne, les Japo­nais font confiance au déve­lop­pe­ment de l’intelligence arti­fi­cielle et à la robo­ti­sa­tion pour rem­pla­cer l’homme dans les tâches répé­ti­tives…, ils pré­co­nisent, aus­si, d’attirer davan­tage de femmes et de per­sonnes âgées sur le mar­ché du tra­vail. Cer­tains com­mencent à prendre en consi­dé­ra­tion la vision future du Japon pré­co­ni­sée par l’ancien direc­teur du Bureau de l’immigration du minis­tère de la Jus­tice et qui se résume à deux options : soit accep­ter le déclin démo­gra­phique natu­rel du pays et se pré­pa­rer aux consé­quences res­tric­tives sur la crois­sance éco­no­mique et le niveau de vie, cette option s’accompagnant d’une fer­me­ture her­mé­tique du pays à l’immigration, soit cher­cher à com­pen­ser le déclin natu­rel de la popu­la­tion par un recours mas­sif aux étran­gers pour pro­mou­voir un « Japon dyna­mique » et ain­si main­te­nir la crois­sance éco­no­mique. Ce choix sup­pose que le Japon doit se pré­pa­rer à accep­ter plus de 20 mil­lions d’immigrés durant les cin­quante ans à venir1.

Les par­ti­sans de la pre­mière option, du déclin natu­rel de la popu­la­tion du Japon, pour chu­ter a 85 – 90 mil­lions d’âmes selon les pro­jec­tions de l’Institut natio­nal de la popu­la­tion et de la sécu­ri­té sociale, pensent qu’à ce niveau le pays serait plus gérable qu’à présent.

Le nombre des rési­dents étran­gers appro­chait les 2,5 mil­lions en 2017 et, pro­por­tion­nel­le­ment, ce chiffre a enre­gis­tré une impor­tante aug­men­ta­tion ces cinq der­nières années, en pas­sant de 1,59% en 2012 de la popu­la­tion totale du Japon à près de 2,0% en 2017 soit un gain de 0,4% (voir tableau 1). D’après les don­nées de l’OCDE durant cette der­nière année, le Japon était le qua­trième pays d’immigration au sein de cette organisation.

[*Tableau 1*]

Popu­la­tion japo­naise et étran­gère (1000)

2014 2015 2016 2017 2018 2030*
Popu­la­tion 127.083 127.095 126.933 125.584 125.210 119.125
Étran­gers 2.122 2.232 2.383 2.323 2.498
% 1,67 1,76 1,88 1,85 2,00

Sources : *Pro­jec­tion par (IPSS) Ins­ti­tut natio­nal de recherche sur la popu­la­tion et la sécu­ri­té sociale, www.ipss.go.jp

Selon le minis­tère de la Jus­tice japo­nais, le nombre d’étrangers est pas­sé de 2121831 en 2014 à 2497656 en 2018, soit une aug­men­ta­tion de 17,7% en cinq ans. Cette évo­lu­tion demeure insuf­fi­sante eu égard à la baisse démo­gra­phique et à la demande d’emploi et donc de la crois­sance éco­no­mique du pays.

En effet, pour enrayer le déclin de la popu­la­tion en âge de tra­vailler, le nombre d’immigrés devrait être mul­ti­plié par deux pen­dant les dix ans à venir, ce qui serait très dif­fi­cile à réa­li­ser même avec la nou­velle ini­tia­tive d’Abe, estime un éco­no­miste de Capi­tal Eco­no­mist, au jour­nal Nik­kei2.

L’attitude ambi­va­lente envers l’immigration concerne toutes les couches de la socié­té nip­ponne et sur­tout celles employées dans les sec­teurs et les indus­tries tou­chés par la pénu­rie de main‑d’œuvre. Aus­si, le Japon paraît se mou­voir dans une contra­dic­tion entre le refus de toute immi­gra­tion pour des motifs « socio­cul­tu­rels », d’une part, et la réa­li­té de l’internationalisation éco­no­mique qui impose ses lois, d’autre part. Cette ambi­va­lence est très bien for­mu­lée par le patron d’une petite socié­té de construc­tion qui emploie des immi­grés viet­na­miens en décla­rant notam­ment qu’«avec notre pays qui vieillit, les tra­vailleurs dis­pa­raissent. Les appar­te­ments ne peuvent plus être bâtis puisqu’il n’y a pas assez de tra­vailleurs… nous n’avons donc pas d’autre choix que d’admettre les étran­gers dans notre pays3 ». Le besoin pres­sant de main‑d’œuvre semble dic­ter sa loi et plaide pour l’acceptation des immi­grés. Un son­dage du jour­nal éco­no­mique Nik­kei4 cor­ro­bore cette obser­va­tion en notant « que 55% des per­sonnes qu’il a inter­ro­gées affirment que l’augmentation des immi­grés est indé­si­rable, mais inévi­table » et seule­ment « 27% disent que les tra­vailleurs étran­gers devraient être bien accueillis ».

Quant aux hommes d’affaires confron­tés quo­ti­dien­ne­ment au manque de tra­vailleurs, ils sou­haitent que le gou­ver­ne­ment aille plus loin dans cette direc­tion, ils pré­co­nisent une vraie poli­tique migra­toire à long terme pour sou­te­nir leurs affaires et endi­guer la baisse démo­gra­phique du pays. L’un des grands défen­seurs de cette option, le patron de Raku­ten et direc­teur de l’Association de la nou­velle éco­no­mie du Japon (JANE), a pour résoudre le pro­blème du vieillis­se­ment de la popu­la­tion et de la baisse des nais­sances pré­sen­té au gou­ver­ne­ment, en 2018, quatre pro­po­si­tions : en l’occurrence la réforme de la sécu­ri­té sociale, la pro­mo­tion de l’économie de par­tage, la pro­mo­tion du tou­risme et l’ouverture du pays à l’immigration.

Évolution de la position d’Abe en matière migratoire

En fait, la déci­sion d’Abe d’ouvrir le Japon aux étran­gers ne peut être dis­so­ciée de son pro­gramme poli­tique de réfor­mer le pays pour affron­ter les nou­velles réa­li­tés poli­ti­co-éco­no­miques du XXIe siècle, dont il s’est fait l’avocat dès son retour au pou­voir en 2012. En effet, avec son « Japan is back » qui rap­pelle le slo­gan des natio­na­listes néo­li­bé­raux5 en Europe et aux États-Unis, Abe déver­rouille un cer­tain nombre de sec­teurs qui sont un lourd héri­tage de l’après-guerre et qui ne répondent pas à l’évolution contem­po­raine du Japon.

Ain­si, cet appa­rat­chik de la pré­fec­ture de Yama­gu­chi au sud du Japon, fils d’une lignée de samu­rais modernes de la poli­tique6, qui a façon­né le pays d’après-guerre, et pré­sident de Par­ti libé­ral démo­crate (PLD) au pou­voir, se consi­dère comme le gar­dien de la tra­di­tion ances­trale, inves­ti de la mis­sion de « libé­rer le Japon du sys­tème » qui lui a été impo­sé après la guerre.

En matière migra­toire, la ques­tion qui taraude Abe et les ges­tion­naires de l’État est jus­te­ment de savoir com­ment conci­lier les réa­li­tés éco­no­miques résul­tant du vieillis­se­ment de la popu­la­tion, d’une part, et cette per­cep­tion socio­cul­tu­relle, popu­laire très conser­va­trice, qui freine l’afflux de la force de tra­vail étran­gère néces­saire au main­tien de la crois­sance de l’économie et à la pros­pé­ri­té du pays, de l’autre. Mais fort de ses sou­tiens popu­laires comme celui des hommes d’affaires et avec une oppo­si­tion divi­sée et faible, Abe semble déci­dé à ne plus ren­voyer la ques­tion cru­ciale de la baisse démo­gra­phique du pays vers les géné­ra­tions poli­tiques futures.

En effet, son dis­cours a consi­dé­ra­ble­ment évo­lué. Réfrac­taire à l’immigration à son arri­vée au pou­voir, en 2017 il entrouvre les portes du pays à cer­taines caté­go­ries d’immigrés avant de déci­der d’ouvrir car­ré­ment le pays à toutes les caté­go­ries de tra­vailleurs étran­gers en avril 2019. Sur le plan per­son­nel, com­ment peut-on expli­quer ce chan­ge­ment « inat­ten­du et même sur­pre­nant » d’Abe qui a pris de court, non seule­ment ses adver­saires poli­tiques, mais aus­si la frange la plus à droite du PLD et les natio­na­listes de tout bord. Ne craint-il pas de perdre le sou­tien de tout ce monde qui lui est fidèle et sur­tout de se pri­ver de ses sou­tiens poli­tiques surs ?

Un regard sur les décla­ra­tions et les actions sur ce sujet sen­sible de la poli­tique nip­ponne peut nous éclai­rer sur l’évolution de la posi­tion du PLD et de son pré­sident Abe sur l’immigration ces der­nières années.

En effet, le refus de recou­rir à l’immigration est une constante de la poli­tique nip­ponne depuis la guerre. Cette posi­tion était aisée à pour­suivre et à main­te­nir depuis 1955 d’autant que, à l’exception d’une paren­thèse en 1992 – 1993, c’est le PLD qui a exer­cé son hégé­mo­nie sur la vie poli­tique nip­ponne. Confron­té à cette ques­tion d’immigration à la suite de l’embellie éco­no­mique de la décen­nie 2000, l’ancien Pre­mier ministre conser­va­teur Juni­chi­ro Koi­zu­mi a décla­ré en 2005 que « si le nombre de tra­vailleurs immi­grés dépasse une cer­taine limite, ils sont voués à pro­vo­quer des dis­sen­sions et des conflits. Il est néces­saire de prendre des mesures pour pré­ve­nir cette situa­tion et ne consi­dé­rer cela que dans la limite du néces­saire. Ce n’est pas parce qu’il y a une pénu­rie de la main‑d’œuvre qu’il faut per­mettre aux immi­grés d’entrer dans le pays7. » À l’époque, les res­pon­sables japo­nais avaient d’autres pré­oc­cu­pa­tions et n’avaient pas encore pris conscience de l’importance de s’attaquer au pro­blème de la chute de la démographie.

Par crainte des risques poli­tiques, son suc­ces­seur Abe adopte le même dis­cours conser­va­teur, en tout cas à son retour au pou­voir en 20128, en décla­rant, le 29 sep­tembre 2015 à New York, en réponse aux jour­na­listes qui lui demandent pour­quoi le Japon refuse d’accepter des réfu­giés que : «…je dirais qu’avant d’accepter des immi­grants ou des réfu­giés, nous avons besoin de plus d’activités pour les femmes, les per­sonnes âgées et nous devons éle­ver notre taux de nata­li­té. Il y a beau­coup de choses que nous devrions faire avant d’accepter des immi­grants. »9 Ce dis­cours ren­voie à son vaste pro­gramme de réformes éco­no­miques, Abe­no­mics, qu’il venait de lan­cer en 2013 et sur lequel il a fon­dé beau­coup d’espoir pour redres­ser l’économie japo­naise engluée dans une déflation.

À pos­té­rio­ri, com­ment devons-nous inter­pré­ter sa décla­ra­tion de New York : « il y a beau­coup de choses que nous devrions faire avant d’accepter les immi­grés » ? Nous le savons, les poli­ti­ciens japo­nais, et les Japo­nais en géné­ral, évitent d’affronter direc­te­ment les sujets déli­cats ou à pro­blèmes. Plu­tôt que de trai­ter ce genre de sujets gênants, les Japo­nais feront en sorte d’arrondir les angles ou pré­fè­re­ront sim­ple­ment les esquiver.

Si nous sui­vons cette logique, quel mes­sage vou­lait-il faire pas­ser à ses com­pa­triotes ? Vou­lait-il apla­nir les diver­gences au sein de son par­ti avant de s’engager dans une poli­tique migra­toire qu’il savait inévi­table à moyen terme pour la sur­vie de son pays aus­si bien éco­no­mi­que­ment qu’en tant que place dans le monde, mais qui, à court terme, pou­vait mettre en cause sa sur­vie poli­tique interne ?

Autre­ment dit : qu’est-ce qui fait cou­rir M. Abe ? Des rai­sons éco­no­miques sans doute, mais des rai­sons poli­tiques sont aus­si à prendre en compte dans son cal­cul. Les consi­dé­ra­tions stra­té­giques consti­tuent éga­le­ment une moti­va­tion impor­tante. En effet, l’offensive poli­tique et stra­té­gique chi­noise, les dif­fi­cul­tés russes et la mon­tée de l’Inde dans la région risquent de relé­guer le Japon davan­tage dans le bas de l’échelle des déci­sions en matière de rela­tions inter­na­tio­nales. D’autant que la dégra­da­tion du sta­tut de la Rus­sie sur le plan inter­na­tio­nal est bien là pour lui rap­pe­ler, ain­si qu’à ses col­lègues du PLD, la réa­li­té inter­na­tio­nale et le sort qui les attend s’ils ne s’assurent pas de leur posi­tion dans le monde.

Mais en homme d’expérience et pour ne pas cho­quer la sen­si­bi­li­té de son opi­nion publique, qui demeure géné­ra­le­ment peu enthou­siaste, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’afflux des immi­grés dans le pays, Abe semble avan­cer len­te­ment et à dose accep­table. En effet, jusqu’à sa pre­mière recon­duc­tion à la tête du PLD et en tant que chef du gou­ver­ne­ment en 201710, M. Abe a fer­mé les yeux sur cette ques­tion de l’immigration et a conti­nué la tac­tique de rafis­to­lage pra­ti­quée jusqu’alors pour pal­lier la pénu­rie de main‑d’œuvre qui pour­tant se fai­sait de plus en plus pres­sante. Le but recher­ché était un « gri­gno­tage sys­té­ma­tique et gra­duel11 » de l’opinion publique afin d’amener les Japo­nais à s’habituer à la pré­sence des étran­gers dans leur envi­ron­ne­ment et ain­si la tolérer.

En fait, cette stra­té­gie, inten­tion­nelle ou non, peut être consta­tée dès 2013 quand M. Abe mise sur le tou­risme pour amé­lio­rer la crois­sance éco­no­mique du pays et per­mettre sa revi­ta­li­sa­tion régionale.

Le Japon vise ain­si de dou­bler le nombre de visi­teurs étran­gers pour dépas­ser les 30 mil­lions à l’horizon 2030. Puis en rai­son d’une crois­sance plus impor­tante des tou­ristes étran­gers, en juin 2014 l’objectif a été por­té à 40 mil­lions de voya­geurs en 2020. Les condi­tions d’octroi de visas ont été assou­plies pour faci­li­ter l’entrée à des classes à reve­nu moyen et per­mettre à de larges pans de la popu­la­tion des pays asia­tiques, notam­ment la Chine, jusque-là exclus maté­riel­le­ment, de décou­vrir les charmes du Japon. Durant 2015, pour la pre­mière fois, le nombre de visi­teurs étran­gers (19,7 mil­lions) dépasse celui des Japo­nais voya­geant à l’étranger (16,2 mil­lions). Paral­lè­le­ment, l’amélioration de cette acti­vi­té tou­ris­tique a per­mis l’augmentation du nombre d’«immigrés » étran­gers, sur­tout des étu­diants, pour répondre aux besoins d’interprètes, d’accompagnateurs, etc.

Mal­heu­reu­se­ment, cet objec­tif de por­ter à 40 mil­lions le nombre de visi­teurs a été démo­li par l’apparition de Coro­na­vi­rus en Chine en décembre 2020, ce qui a vu Pékin arrê­ter le flux des tou­ristes à l’étranger. La presse rap­porte que pen­dant la nou­velle année chi­noise (coïn­ci­dant avec la fin du mois de jan­vier), plus de 400.000 Chi­nois ont annu­lé leur voyage pour le Japon. De même en rai­son de la brouille entre Séoul et Tokyo de ces der­niers mois à pro­pos de l’interprétation de l’histoire colo­niale japo­naise, les Coréens se sont abs­te­nus de s’y rendre. De plus, le report des olym­piades de juillet 2020 de Tokyo anéan­tit com­plè­te­ment cet objectif.

L’afflux de tou­ristes dont le nombre a dépas­sé les 31,2 mil­lions de per­sonnes en 2018, soit un quart de la popu­la­tion, dans un pays jusque-là peu ouvert à l’international et où l’étranger était consi­dé­ré plu­tôt comme un élé­ment de déco­ra­tion12, va avoir un effet tan­gible sur la récep­ti­vi­té de l’opinion publique nip­ponne à l’égard de l’étranger.

Bien enten­du, cet accrois­se­ment du nombre de visi­teurs étran­gers engendre des recettes non négli­geables. Ces retom­bées finan­cières consti­tuent une sou­pape impor­tante pour les pro­grammes d’Abe et favo­risent la reprise de l’économie. Entre 2012 et 2017, les recettes du tou­risme ont qua­dru­plé pas­sant de 1,1 tril­lion de yens (envi­ron 9 mil­liards de dol­lars) à 4,4 tril­lions de yens et le gou­ver­ne­ment table sur 8 tril­lions en 2020 et 15 tril­lions en 2030. Selon l’Agence du tou­risme du Japon, le pays est une des­ti­na­tion pri­vi­lé­giée pour le shop­ping qui repré­sente 40% de la consom­ma­tion totale des étran­gers en 2016. La dépense par tou­riste a connu une aug­men­ta­tion appré­ciable pas­sant de 130.000 à 154.000 de yens soit 17,7% sur la période 2012 – 2017.

Même si l’afflux de tou­ristes sou­lève cer­tains pro­blèmes dus aux com­por­te­ments et aux manières déplo­rables de cer­tains d’entre eux, au bruit, à la sale­té…13, il a tou­te­fois per­mis aux Japo­nais de s’habituer à la pré­sence des étran­gers et a ain­si faci­li­té le tra­vail de per­sua­sion et de « gri­gno­tage » des politiciens.

[*Tableau 2*]

Effec­tifs de tou­ristes (mil­lions), les recettes tou­ris­tiques (tril­lions de yens) et les dépenses (1000 yens)

2012 2013 2014 2015 2016 2017 2020 2030
Nb. T* 9,17 11,25 14,15 19,69 23,22 27,42 40 60
Recet. T** 1,1 1,5 2,1 2,8 3,7 4,4 8,0 15,0
Dep/ Pers. 130,0 137,0 151,1 176,2 155,9 154,0

*Pour les pro­jec­tions 2020, 2030 sont tirées des pro­jec­tions par (IPSS) Ins­ti­tut natio­nal de recherche sur la popu­la­tion et la sécu­ri­té sociale.
**Recettes tou­ris­tiques et celles rela­tives à 2013 et 2014 sont tirées de Japan Natio­nal Tou­rism Office data­book 2017.

Sources : www.japan.go.jp ; www.statistics.jnto.go.jp

D’après l’économiste Tomoya Suzu­ki de Nis­sei Life Insu­rance : « le chan­ge­ment du regard des Japo­nais vis-à-vis des non-Japo­nais a per­mis de bali­ser le che­min pour la légis­la­tion de décembre (2018) d’accepter davan­tage de tra­vailleurs immi­grés14 ».

En fait, le pre­mier pas pour la nor­ma­li­sa­tion de l’immigration a été fran­chi en juin 2018, lorsqu’Abe a annon­cé sa déci­sion d’accepter 350.000 nou­veaux tra­vailleurs étran­gers non qua­li­fiés dans le pays jusqu’en 2025 deve­nant ain­si le pro­mo­teur de la troi­sième ouver­ture du pays sur le monde.

La nou­velle loi élar­git les domaines dans les­quels des étran­gers peuvent tra­vailler à qua­torze métiers et classe les nou­veaux arri­vants en deux caté­go­ries : ceux qui occupent des emplois spé­ci­fiques, qui sont auto­ri­sés à ame­ner leur famille et dont le contrat peut être renou­ve­lé plu­sieurs fois, et les cols bleus, qui consti­tuent le gros du contin­gent d’immigrés, qui vien­dront pour tra­vailler, pour un temps limi­té à cinq ans dans les sec­teurs en manque criant de main‑d’œuvre comme l’agriculture, la construc­tion, etc., et qui n’auront pas le droit d’amener leur famille. En outre, cette loi réha­bi­lite l’idée de Saka­na­ka Hide­no­ri qui, dès 2005, avait pré­co­ni­sé la créa­tion d’une « Agence d’immigration et de rési­dents étran­gers » indé­pen­dante du minis­tère de la Jus­tice pour l’accueil et la ges­tion de l’afflux des immi­grés15.

Cette déci­sion qui appa­rait comme un chan­ge­ment radi­cal de direc­tion dans la poli­tique d’Abe ne fait que confir­mer sa réelle stra­té­gie en matière migra­toire. Les nou­velles régu­la­tions de ce pro­gramme vont assou­plir les condi­tions liées à la mai­trise de la langue pour les tra­vailleurs des sec­teurs de la construc­tion, l’agriculture, les centres de soin pour les per­sonnes âgées et autres indus­tries qui souffrent d’une pénu­rie de main‑d’œuvre. D’autant que d’autres pays déve­lop­pés d’Asie (Corée, Sin­ga­pour, Taï­wan, Hong Kong…) et la Chine connaissent les mêmes pro­blèmes démo­gra­phiques et cer­tains se sont déjà ouverts afin d’attirer les immi­grés et les cer­veaux en vue de se pré­pa­rer aux grandes évo­lu­tions et/ou révo­lu­tions inter­na­tio­nales en cours en matière de robo­ti­sa­tion, d’intelligence arti­fi­cielle, de com­mu­ni­ca­tion… La Corée du Sud avait réfor­mé sa poli­tique migra­toire dès 2003 en l’orientant davan­tage sur l’accueil des tra­vailleurs migrants sur son ter­ri­toire. Fort de ses réa­li­sa­tions éco­no­miques et du main­tien de sa popu­la­ri­té, le Pre­mier ministre n’a pas peur des tabous et n’hésite pas à décla­rer « libé­rons-nous de la pen­sée conven­tion­nelle… je crée­rai un Japon qui peut atti­rer les grands talents de par le monde », car il sait que son pays n’est pas le seul sur le mar­ché et la concur­rence pour l’attraction des cer­veaux est rude.

  1. Hide­no­ri S., « The Future of Japan’s Immi­gra­tion Poli­cy : a bat­tle dia­ry », Asia-Paci­fic Jour­nal, Volume 5, issue 4, avril 2007. Un résu­mé tra­duit par A. Tay­lor et D. McNeil.
  2. 3 novembre 2018.
  3. Jour­nal The Yomiu­ri Shin­bun, 11 avril 2018. 
  4. 21 jan­vier 2019.
  5. Jean­nin M., « Popu­lisme au Japon : Shin­zo Abe est le Fran­çois Fillon japo­nais », une inter­view du prof. Xavier Mel­let, www.asialyst.com, 5 décembre 2018.
  6. Abe a deux membres de sa famille qui ont exer­cé la fonc­tion de Pre­mier ministre (son grand-père mater­nel M. Kishi et le frère de celui-ci M. Eisa­ko Sato c’est-à-dire son grand-oncle mater­nel) et son père qui était ministre des Affaires étran­gères. Les deux frères ne portent pas le même nom du fait que le deuxième a pris le nom de sa femme.
  7. « Japa­nese Immi­gra­tion Poli­cy : Respon­ding to Conflic­ting Pres­sures », 1er novembre 2006, par Chi­ka­ko Kashi­wa­za­ki, Tsu­neo Aka­ha, www.migrationpolicy.org.
  8. M. Abe a été élu la pre­mière fois en 2007 à la tête du gou­ver­ne­ment japo­nais, mais neuf mois plus tard, il démis­sionne pour rai­son de san­té. Il sera réélu en 2012, et actuel­le­ment avec sa réélec­tion à la tête du PLD en sep­tembre 2018 et donc du gou­ver­ne­ment, il réa­lise ain­si le plus long man­dat en tant que chef de gou­ver­ne­ment depuis la guerre.
  9. Duran­deau J., uni­ver­si­té catho­lique de l’Ouest, 11 octobre 2015.
  10. Le Pre­mier ministre au Japon est élu par la Diète et géné­ra­le­ment c’est le chef du pre­mier par­ti dans cette ins­tance qui assure la pri­ma­ture. Or l’alternance a la tête du LDP est fixée à trois ans (avec un maxi­mum de deux man­dats consé­cu­tifs) ce qui fait que le Pre­mier ministre peut chan­ger sans chan­ge­ment du par­ti qui gou­verne. Pour per­mettre à Abe de conti­nuer en tant que Pre­mier ministre, le Par­ti (qu’il pré­side) a modi­fié cette règle d’élection et l’a recon­duit excep­tion­nel­le­ment pour un troi­sième man­dat à la tête du Par­ti le 20 sep­tembre 2018.
  11. Chou­rak M., « Vers le chan­ge­ment de la consti­tu­tion paci­fique du Japon », Revue poli­tique et par­le­men­taire, juillet 2018. Paris.
  12. Les dif­fé­rentes chaines de télé­vi­sion pri­vées exploitent admi­ra­ble­ment ce cré­neau pour aug­men­ter leur audience en pro­po­sant des émis­sions sur l’étranger et les étran­gers vivant au Japon. 
  13. Cer­taines attrac­tions et lieux (temples et même des grands nomiya-san, échoppes où l’on peut man­ger et boire) com­mencent à refu­ser les groupes tou­ristes étran­gers à cause des mau­vaises manières de cer­tains qui dis­suadent même les Japo­nais de s’y rendre (temples au Sud du Japon), jour­nal The Asa­hi, 5 mars 2019 et The Tele­graph, 7 mars 2019.
  14. « The NLI Research Ins­ti­tute, un think tank filiale de la firme Nis­sei life insu­rance », US new world Report, 23 jan­vier 2019.
  15. Elle est lan­cée le 1er avril 2019 sous le nom de l’Agence des ser­vices de l’immigration.

Mohamed Chourak


Auteur

professeur d’économie, université de Hiroshima