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Ils étaient cinq !

Numéro 6 - 2017 par Christophe Mincke

octobre 2017

Ils étaient cinq, il y a bien long­temps. Les parents, trois fils. En Afgha­nis­tan. Je ne sais pas pré­ci­sé­ment qui mou­rut de quoi, ni quand… mala­die ? Balle per­due ? Noyade ? Ce que je sais, c’est que seuls deux d’entre eux sont arri­vés en Bel­gique. Le plus jeune avait une dou­zaine d’années et son ainé était majeur depuis […]

Ils étaient cinq, il y a bien long­temps. Les parents, trois fils. En Afghanistan.

Je ne sais pas pré­ci­sé­ment qui mou­rut de quoi, ni quand… mala­die ? Balle per­due ? Noyade ? Ce que je sais, c’est que seuls deux d’entre eux sont arri­vés en Bel­gique. Le plus jeune avait une dou­zaine d’années et son ainé était majeur depuis peu. Sans parents, por­tant en eux le sou­ve­nir de leur petit frère. Là-bas ? Où ça ? Qui ça ? Personne.

Le plus jeune fut ins­crit dans une école pri­maire, dans une petite ville wal­lonne. Il ne par­lait pas fran­çais et n’avait pour ain­si dire jamais été sco­la­ri­sé. Il a appris à par­ler. Il a appris à aller à l’école. Il s’est accroché.

Il a ren­con­tré des ensei­gnants qui l’ont aidé, pro­té­gé, aimé. Il a croi­sé une direc­trice qui a vu l’enfant en lui, pas l’étranger, pas l’envahisseur. Juste un enfant. Un enfant dif­fé­rent, qu’il fal­lait donc aider. Et, fidèle à son enga­ge­ment, à sa voca­tion, elle s’en est occu­pée. Il faut voir les pho­tos de la classe de neige pour com­prendre ce qu’elle et son mari ont offert à ce gar­çon qui n’avait plus rien.

Il aurait fal­lu bien plus que la fin de l’école pri­maire pour rompre ce lien. Le voi­là entré dans l’enseignement secon­daire pro­fes­sion­nel, ins­crit par sa direc­trice d’école pri­maire. Il revient dire bon­jour. Il gran­dit. Il sou­rit main­te­nant. Il sait ce qu’il veut : dès que pos­sible, il devien­dra appren­ti-bou­lan­ger. C’est un beau métier, la bou­lan­ge­rie. Madame la direc­trice l’aidera, pour ça aussi.

Quelle chance, après tant de mal­heur. Sauf que…

Sauf que deux membres de la famille ont sur­vé­cu. Et que le grand frère n’est pas un « Ména » (mineur étran­ger non accom­pa­gné) et qu’il doit obte­nir l’asile poli­tique ou quit­ter le pays. C’est une autre paire de manches, ça. La pro­cé­dure a sui­vi son cours… Même le pui­né a été inter­ro­gé, en l’absence de son tuteur qui ne s’est pas pré­sen­té à l’audition. Il s’est refer­mé, il n’a pas par­lé. Qu’y a‑t-il à dire pour un gar­çon de qua­torze ans qui a tant vécu ? Com­ment savoir ? Qui peut savoir ?

L’asile est refu­sé à son ainé. Lui peut res­ter, on n’expulse pas les Ména. Quelle chance : choi­sir entre son ave­nir et le der­nier membre de sa famille qu’il connaisse. Le choix se des­sine : si son frère doit par­tir, il le sui­vra… Bien enten­du, un recours a été intro­duit, mais à quoi aboutira-t-il ?

De retour en Afgha­nis­tan, que lui arri­ve­ra-t-il ? Ira-t-il à l’école ? Devien­dra-t-il bou­lan­ger ? Mour­ra-t-il là-bas ? Repren­dra-t-il le che­min de l’exil ? Où ira-t-il ? Dans quel état arri­ve­ra-t-il ? Arrivera-t-il ?

Tant d’amour et d’énergie, tant d’accueil de la part d’une popu­la­tion qui ne veut pas fer­mer sa porte, tant de volon­té chez ce jeune gar­çon. Tant de bon­té. Pour quoi ? Il fal­lait bien plus que l’entrée dans l’enseignement secon­daire pour rompre le lien…

Qui sommes-nous ? Jusqu’où nous auto­dé­trui­rons-nous en fou­lant aux pieds nos valeurs ? Nos vraies valeurs, celles qui font rêver, qui pro­mettent soli­da­ri­té et humanité.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.