Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Il y a une Amérique que nous n’aimons pas, Mister President

Numéro 1 Janvier 2010 par Jean-Claude Willame

janvier 2010

Le 12 novembre der­nier, une infor­ma­tion est pas­sée tota­le­ment inaper­çue dans les médias belges tout occu­pés qu’ils étaient à glo­ser sur les chances du Pre­mier ministre d’accéder à la fonc­tion de pré­sident per­ma­nent du Conseil euro­péen ou sur celles d’Yves Leterme de reve­nir à la pri­ma­ture. Seuls les lec­teurs de Bel­ga, qui se comptent sur les doigts de […]

Le 12 novembre der­nier, une infor­ma­tion est pas­sée tota­le­ment inaper­çue dans les médias belges tout occu­pés qu’ils étaient à glo­ser sur les chances du Pre­mier ministre d’accéder à la fonc­tion de pré­sident per­ma­nent du Conseil euro­péen ou sur celles d’Yves Leterme de reve­nir à la pri­ma­ture. Seuls les lec­teurs de Bel­ga, qui se comptent sur les doigts de la main, ont pris connais­sance de ce que le Sénat belge avait enté­ri­né un pro­jet de loi por­tant assen­ti­ment à l’accord entre l’Union euro­péenne et les États-Unis sur le trai­te­ment et le trans­fert de don­nées des dos­siers pas­sa­gers (PNR) par les trans­por­teurs aériens au minis­tère amé­ri­cain de la Sécu­ri­té inté­rieure. En ver­tu de cet accord, adop­té dans le cadre de « la lutte contre le ter­ro­risme et la grande cri­mi­na­li­té inter­na­tio­nale », les com­pa­gnies aériennes des pays de l’Union acceptent de trans­fé­rer au dépar­te­ment amé­ri­cain de Sécu­ri­té inté­rieure toutes les don­nées concer­nant les per­sonnes voya­geant à leur bord à l’exception de celles qui concernent « leur ori­gine raciale et eth­nique, leur opi­nion poli­tique, leur convic­tion reli­gieuse ou phi­lo­so­phique, leur état de san­té et leur appar­te­nance syn­di­cale »1.

Déjà pra­ti­qué de fac­to par les com­pa­gnies aériennes, cet accord avait don­né lieu en avril der­nier à l’épisode rocam­bo­lesque de l’interdiction du sur­vol des États-Unis par un avion d’Air France en rai­son de la pré­sence à bord d’un col­la­bo­ra­teur colom­bien du Monde diplo­ma­tique, men­suel dont on connait le biais assez habi­tuel­le­ment anti­amé­ri­cain. Her­nan­do Cal­vo Ospi­na, puisque c’est de lui qu’il s’agit, était un exi­lé poli­tique en France qui a beau­coup écrit pour dénon­cer le gou­ver­ne­ment d’Alvaro Uribe et le rôle des États-Unis en Amé­rique latine, et en tant que jour­na­liste, il avait eu l’occasion d’interviewer des membres de l’état-major des FARC. Cela sem­blait suf­fire pour qu’il soit consi­dé­ré comme un terroriste !

Rebe­lotte en aout 2009 lorsque le vol de ligne Air France qui relie Paris à Mexi­co reçoit des auto­ri­tés des États-Unis une inter­dic­tion de sur­vo­ler leur ter­ri­toire, ce qui l’a obli­gé à contour­ner la Flo­ride et le golfe du Mexique, pro­lon­geant sa durée de vol de cin­quante minutes. Motif de ce détour qui a cou­té bien cher aux pas­sa­gers qui ont raté leur cor­res­pon­dance : la pré­sence à bord de Paul-Émile Dupret, juriste belge, conseiller du groupe GUE-GVN du Par­le­ment euro­péen, mili­tant alter­mon­dia­liste, qui se ren­dait à l’assemblée du Forum de Sao Pau­lo avec une délé­ga­tion parlementaire.

Un paradoxe américain

On ne peut évi­dem­ment pas sus­pec­ter la com­pa­gnie Air France d’avoir trans­mis un dos­sier sur les « convic­tions poli­tiques » de ces pas­sa­gers. En fait, c’était bien des offi­cines spé­cia­li­sées du dépar­te­ment d’état et sur la base de la pro­cé­dure PNR que l’interdiction de sur­vol était venue, ce qui démontre à quel point la « sur­veillance » nord-amé­ri­caine est redou­ta­ble­ment effi­cace et doit faire pâlir d’envie Georges Orwell dans sa tombe. On don­ne­ra donc pour conseil aux mili­tants anti­amé­ri­cains de ten­ter d’abord d’effectuer une demande auprès de l’administration du Pri­va­cy Act afin de véri­fier, avant de prendre leur billet d’avion pour les États-Unis, qu’ils ne sont pas réper­to­riés dans les « listes noires » du dépar­te­ment d’état. Car c’est un des plus grands para­doxes des États-Unis d’être aus­si le seul pays au monde à avoir adop­té en 1974 une loi qui per­met, moyen­nant une dizaine d’exemptions, à tout citoyen amé­ri­cain ou non amé­ri­cain de connaitre les infor­ma­tions que le gou­ver­ne­ment détient à leur sujet, de les cor­ri­ger si elles s’avèrent fausses, et d’attaquer en jus­tice le gou­ver­ne­ment si celui-ci uti­lise les don­nées d’une façon non autorisée.

Les dérives

Toute iro­nie mise à part, nous avons de plus en plus de mal à accep­ter une cer­taine Amé­rique quand bien même elle aurait un Barack Oba­ma à sa tête. Beau­coup d’indices laissent à pen­ser que le cha­risme du nou­veau pré­sident amé­ri­cain a et aura encore beau­coup de mal à inflé­chir la tita­nesque iner­tie d’une admi­nis­tra­tion ou les dérives d’une cer­taine socié­té amé­ri­caine que nous n’aimons pas.

Ain­si, la déci­sion de fer­me­ture de l’abominable Guan­ta­na­mo, prise par le nou­veau prix Nobel de la paix au len­de­main de son entrée en fonc­tion, a été repous­sée d’abord à jan­vier, puis à juillet 2010, tan­dis que le conseiller juri­dique du pré­sident, prin­ci­pal arti­san de la déci­sion de cette fer­me­ture, vient de démis­sion­ner « pour avoir échoué dans sa mis­sion ». Quelque deux cent cin­quante pri­son­niers res­tent tou­jours déte­nus dans la base amé­ri­caine et le nou­veau gou­ver­ne­ment des États-Unis n’a annon­cé aucune mesure visant à ouvrir des enquêtes et à pour­suivre en jus­tice les res­pon­sables des tor­tures infli­gées aux pri­son­niers, les nom­breuses infor­ma­tions por­tant sur ces vio­la­tions étant tou­jours clas­sées secrètes. Alors que le Congrès a adop­té une loi, la Home­land Secu­ri­ty Appro­pria­tions Bill, qui inter­dit toute dif­fu­sion de pho­tos de pri­son­niers sous la garde de l’armée amé­ri­caine — il s’agit de ne pas « enta­mer le moral des troupes dépê­chées à l’extérieur et de pré­ve­nir toute vio­lence ou sen­ti­ment anti­amé­ri­cain » —, toute la lumière n’a pas encore été faite sur les res­pon­sables des sévices infli­gés aux sus­pects de « ter­ro­risme » dans une autre pri­son amé­ri­caine tris­te­ment célèbre, celle d’Abou Ghraib.

De même dans le dos­sier des mines anti­per­son­nel, le dépar­te­ment d’État de l’administration Oba­ma a récem­ment signi­fié qu’il n’était pas ques­tion pour les États-Unis de sous­crire au trai­té d’Ottawa qui les inter­dit. Il a don­né comme curieuse jus­ti­fi­ca­tion le fait que « les États-Unis sont les lea­ders mon­diaux en matière d’action huma­ni­taire rela­tive aux mines et que depuis 1993, les États-Unis ont appor­té plus d’1,5 mil­liard de dol­lars d’aide à cin­quante pays, contri­buant à une réduc­tion signi­fi­ca­tive du nombre des vic­times de mines et d’autres muni­tions res­tées sur le ter­rain après des conflits ». Un « droit de tuer » en quelque sorte puisque les ambu­lances sont à por­tée de main.

Dans le domaine de la peine de mort, on ne peut guère s’attendre à ce que l’Amérique de Barack Oba­ma rejoigne le camp désor­mais majo­ri­taire des abo­li­tion­nistes (138 pays sur les 197 que compte l’ONU). Le par­cours d’Obama sur la ques­tion demeure ambi­gu. Naguère can­di­dat à un poste séna­to­rial dans l’Illinois, l’intéressé décla­ra à la télé­vi­sion que la peine de mort était uti­li­sée « trop fré­quem­ment et incons­ciem­ment » et rap­pe­la que « treize condam­nés à mort ont été libé­rés en Illi­nois pour cause d’innocence ». Il avait conclu son inter­view en décla­rant que même s’il sup­por­tait la peine de mort lorsque « la com­mu­nau­té est fon­dée à expri­mer la pleine mesure de son indi­gna­tion », il fal­lait « réduire le nombre de crimes capitaux ».

Durant la cam­pagne pré­si­den­tielle, Oba­ma décla­ra que le cas d’Oussama Ben Laden jus­ti­fiait le recours à la peine de mort et condam­na le jour même où elle fut ren­due une déci­sion de la Cour suprême des États-Unis qui décla­rait la peine de mort anti­cons­ti­tu­tion­nelle pour les vio­leurs d’enfant « qui ne tuent pas ». Une fois élu, Oba­ma nom­ma au poste de ministre de la Jus­tice un par­ti­san de l’abolitionnisme, mais, lors de son audi­tion, le futur ministre décla­ra qu’il appli­que­rait la « loi faite par le Congrès » mal­gré ses convic­tions per­son­nelles : c’est avec son auto­ri­sa­tion que la peine de mort fut ain­si requise devant une cour fédé­rale dès sa prise de fonc­tion en jan­vier 20092. En décembre 2008, alors qu’il n’avait pas encore pris ses fonc­tions, Oba­ma ne dit mot sur la déci­sion des États-Unis de refu­ser le mora­toire sur la peine de mort adop­tée à une forte majo­ri­té par l’Assemblée géné­rale des Nations unies.

Sur le plan diplo­ma­tique, les avan­cées ne sont guère pro­bantes. Barack Oba­ma reste bien indé­cis sur la ques­tion de l’implication amé­ri­caine en Afgha­nis­tan et doit faire face à des divi­sions en sens divers au sein de son « état-major de guerre ». Alors que le scep­ti­cisme sur le bien-fon­dé de la guerre aug­mente aux États-Unis, l’ambassadeur amé­ri­cain à Kaboul, Karl W. Eiken­ber­ry, géné­ral à la retraite, qui a com­man­dé les troupes amé­ri­caines en Afgha­nis­tan en 2006 – 2007, a émis des doutes sur la per­ti­nence d’y envoyer des ren­forts, en invo­quant un gou­ver­ne­ment afghan « cor­rom­pu et incom­pé­tent ». Ses pro­pos furent immé­dia­te­ment contre­dits par ses ex-col­lègues du Penta­gone, et notam­ment par le géné­ral McChrys­tal, com­man­dant des forces amé­ri­caines en Afgha­nis­tan qui décla­ra tout de go que, sans une aug­men­ta­tion sub­stan­tielle des effec­tifs, la mis­sion « risque de finir en échec ». Aujourd’hui, Barack Oba­ma est lit­té­ra­le­ment pri­son­nier de quatre scé­na­rios qui font la part plus ou moins belle à de nou­veaux envois de troupes dans ce pays où la détes­ta­tion amé­ri­caine n’a ces­sé de croitre.

Dans un autre dos­sier, celui des rela­tions israé­lo-pales­ti­niennes, c’est à un recul notable auquel on a récem­ment assis­té. Barack Oba­ma avait pla­cé, il y a quelques mois, le conflit israé­lo-pales­ti­nien en tête de ses prio­ri­tés. Il avait exi­gé d’Israël l’arrêt du déve­lop­pe­ment des colo­nies de peu­ple­ment dans le ter­ri­toire pales­ti­nien de Cis­jor­da­nie. « C’était, sinon un préa­lable, du moins une condi­tion pour que puissent s’ouvrir des négo­cia­tions avec les Pales­ti­niens », écri­vait récem­ment Le Monde. « Les Israé­liens ont dit non : la colo­ni­sa­tion se pour­sui­vra, mais un peu ralen­tie, a répon­du le Pre­mier ministre, Ben­ja­min Neta­nya­hou. Les États-Unis ont encais­sé : par la voix de la secré­taire d’état, Hil­la­ry Clin­ton, ils ont pla­te­ment endos­sé la posi­tion de M. Neta­nya­hou. En quelques semaines, M. Oba­ma a per­du dans le monde arabe le cré­dit que lui avait valu son remar­quable dis­cours de juin au Caire3. Même en lan­gage diplo­ma­tique, cela s’appelle un monu­men­tal fias­co. » Il faut dire que dans ce domaine, le nou­veau pré­sident doit faire face à la mon­tée en puis­sance depuis plu­sieurs années de lob­bies « pen­te­cô­tistes » et autres qui, appuyés sur la Bible, ont pris avec vigueur et par­fois avec beau­coup plus de zèle le relais du plus tra­di­tion­nel lob­by juif new-yorkais.

Il ne faut pas non plus s’attendre à de réelles avan­cées dans le champ des rela­tions amé­ri­ca­no-afri­caines. Affec­tion­nant de se pré­sen­ter, non pas comme un « Black Ame­ri­can », mais comme un migrant afri­cain aux États-Unis, Barack Oba­ma a effec­tué en juillet 2009 un « retour sur sa terre d’origine », mais en se cen­trant sur une de ces « suc­cess sto­ry », celle du Gha­na, et en met­tant clas­si­que­ment et rituel­le­ment en évi­dence les ver­tus de la « bonne gou­ver­nance », de la « lutte contre la cor­rup­tion », de la « démo­cra­tie », du règle­ment paci­fique des conflits et de la lutte contre le sida où le Gha­na était pré­sen­té comme un modèle du genre. Il est vrai que le pré­sident amé­ri­cain ne sera sans doute pas « pous­sé dans le dos » par une com­mu­nau­té noire amé­ri­caine dont les rela­tions avec l’Afrique sont tra­di­tion­nel­le­ment mar­quées par l’ambigüité voire le dédain4. En ce qui concerne la RDC, Barack Oba­ma a délé­gué un mois plus tard (aout 2009) sa secré­taire d’état Hil­la­ry Clin­ton à Kin­sha­sa et sur­tout au Kivu où cette der­nière, van­tant une autre his­toire à suc­cès afri­caine, le Bots­wa­na, a sur­tout été (sin­cè­re­ment) frap­pée plus par les consé­quences de la guerre — les vio­lences faites aux femmes — que par ses causes.

Quoi que son lea­deur puisse dire ou faire, qu’il soit noir ou d’une autre cou­leur, l’Amérique pro­fonde reste et res­te­ra celle qu’elle a tou­jours été : à la fois, pre­mière socié­té démo­cra­tique du monde et haut lieu de la liber­té, mais aus­si lieu d’intolérance, de nom­bri­lisme impé­rial et d’incompréhension de ce qui lui est étran­ger. Il ne faut guère s’illusionner ; il faut la prendre comme elle est.

  1. On vou­dra bien noter que l’article 5 de l’accord pré­voit un « sou­tien pro­mis par les États-Unis — dans le cadre du prin­cipe de réci­pro­ci­té — à la mise en place d’un sys­tème PNR euro­péen ». Soyons clairs à ce pro­pos : la posi­tion de l’Union euro­péenne en matière de « lutte contre le ter­ro­risme inter­na­tio­nal » est en par­faite sym­biose avec celle des États-Unis. Dans les deux cas, il est fait appel aux indus­tries de hautes tech­no­lo­gies dans le domaine de la sécu­ri­té aérienne pour qu’elles puissent, par exemple, mettre au point des dis­po­si­tifs de repé­rage d’explosifs dans les tubes de den­ti­frice ou les fla­cons de sham­poing empor­tés par les passagers !
  2. Ce même ministre a obte­nu tout récem­ment et de haute lutte de faire juger par un tri­bu­nal de droit com­mun les cinq hommes accu­sés d’avoir orga­ni­sé les atten­tats du 11 sep­tembre et pour les­quels la peine de mort serait deman­dée, mais dut se résoudre à faire juger par des tri­bu­naux d’exception cinq autres déte­nus de Guantanamo.
  3. Dans ce dis­cours (4 juin 2009) en plus de sa condam­na­tion des colo­nies israé­liennes, Barak Oba­ma avait décla­ré : « Je suis venu ici au Caire en quête d’un nou­veau départ pour les États-Unis et les musul­mans du monde entier, un départ fon­dé sur l’intérêt mutuel et le res­pect mutuel, et repo­sant sur la pro­po­si­tion vraie que l’Amérique et l’islam ne s’excluent pas et qu’ils n’ont pas lieu de se faire concur­rence. Bien au contraire, l’Amérique et l’islam se recoupent et se nour­rissent de prin­cipes com­muns, à savoir la jus­tice et le pro­grès, la tolé­rance et la digni­té de chaque être humain. »
  4. Voir à ce sujet Syl­vie Laurent, Homé­rique Amé­rique, édi­tions du Seuil, 2008.

Jean-Claude Willame


Auteur