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Il faut que quelque chose se passe

Numéro 4 Avril 2013 par Luc Van Campenhoudt

avril 2013

« Il faut que quelque chose se passe », pro­cla­ma un beau jour Oscar Wilde. Quelque chose se pas­sa en effet pour lui, un pro­cès impru­dem­ment enga­gé dont il sor­tit rui­né et déses­pé­ré. Lorsque quelque chose se passe, cela ne se passe pas for­cé­ment bien. Ni for­cé­ment mal. Mais l’exhortation est tou­jours la même quand on semble […]

« Il faut que quelque chose se passe », pro­cla­ma un beau jour Oscar Wilde. Quelque chose se pas­sa en effet pour lui, un pro­cès impru­dem­ment enga­gé dont il sor­tit rui­né et déses­pé­ré. Lorsque quelque chose se passe, cela ne se passe pas for­cé­ment bien. Ni for­cé­ment mal. Mais l’exhortation est tou­jours la même quand on semble s’embourber dans une situa­tion dont on ne per­çoit pas d’issue : il faut que quelque chose se passe. N’importe quoi pour d’aucuns, mais qu’au moins quelque chose se passe.

Les jeux de pou­voir peuvent s’analyser sous cet angle. L’actualité récente en offre trois belles illus­tra­tions, très contrastées.

La pre­mière est le suc­cès récent de Beppe Grillo. Au cours des élec­tions pré­cé­dentes, les Ita­liens expri­maient leur pré­fé­rence pour tel ou tel par­ti, mais sans remettre mas­si­ve­ment en cause le sys­tème poli­tique de leur pays. Déli­bé­ré­ment, le « pro­gramme » de Beppe Grillo ne peut trou­ver place dans le sys­tème poli­tique et éco­no­mique tel qu’il fonc­tionne ; il vise, comme préa­lable abso­lu, à assai­nir ce sys­tème en pro­fon­deur. En votant pour lui, une grande par­tie des élec­teurs a vou­lu que quelque chose se passe, un élec­tro­choc, une remise en ques­tion radi­cale. Advienne que pourra !

Mais le suc­cès de Beppe Grillo n’était pas seule­ment un mes­sage interne. Il était aus­si, dans un pays pour­tant jusqu’ici plu­tôt euro­phile, une sorte de plé­bis­cite contre l’austérité impo­sée par l’Europe, et sou­te­nue par les puis­sants groupes éco­no­miques et finan­ciers. Le prin­ci­pal pro­blème de l’Europe n’est pas d’abord bud­gé­taire, éco­no­mique, poli­tique ou social ; il est celui de l’adhésion de ses popu­la­tions qui, à tort ou à rai­son, avec ingra­ti­tude par­fois, ne se voient offrir d’autre pro­jet que le mar­ché et la com­pé­ti­ti­vi­té inter­na­tio­nale, d’autre poli­tique que la rigueur et d’autre sort que suc­ces­sion de res­tric­tions. Elles veulent qu’à ce niveau aus­si, quelque chose se passe. N’importe quoi, à la limite cla­quer impru­dem­ment la porte de l’Europe, pour­vu que quelque chose se passe !

La deuxième illus­tra­tion est la vague d’interviews et de confé­rences de presse récem­ment don­nées par Bart De Wever. L’objectif cen­tral de ses pro­pos n’était autre que de convaincre le sud du pays autant que le nord que, mal­gré ce que le gou­ver­ne­ment Di Rupo tente de faire croire, en réa­li­té il ne se passe rien. Des chiffres d’un dépu­té fla­mand montrent-ils que la Wal­lo­nie s’en sort aujourd’hui moins mal que la Flandre ? Peut-être, mais la Wal­lo­nie reste arro­sée de sub­ven­tions, béné­fi­cie de trop de trans­ferts et manque tou­jours d’esprit d’entreprise, sou­ligne le lea­deur natio­na­liste. Les accords ins­ti­tu­tion­nels pré­voient-ils une res­pon­sa­bi­li­sa­tion crois­sante des Régions ? Faux, affirme-t-il, on va même dans le sens inverse. BHV est-il scin­dé ? Même pas ! Tout ne serait qu’anecdotique, ques­tion d’étiquette, poudre aux yeux. En revanche, avec lui aux com­mandes, quelque chose va vrai­ment se passer.

Lorsque Didier Reyn­ders affirme iro­ni­que­ment qu’en ren­voyant le PS dans l’opposition, le pays aurait droit à une vraie réforme de l’État sans devoir modi­fier le moindre article de la Consti­tu­tion, il agite le même type d’argument : avec les socia­listes fran­co­phones, inutile d’espérer que quelque chose se passe ; sans eux, avec les libé­raux à la barre, ce serait tout différent.

La troi­sième illus­tra­tion est le chan­ge­ment de pape. En la cir­cons­tance, le Saint-Esprit a été par­ti­cu­liè­re­ment bien inspiré.

En renon­çant à sa charge, Benoît XVI pre­nait acte qu’il fal­lait que quelque chose se passe au sein d’une Église confron­tée aux intrigues et au conser­va­tisme de la Curie, aux scan­dales finan­ciers et moraux et au suc­cès pla­né­taire de mou­ve­ments chré­tiens exté­rieurs aux Églises ins­ti­tuées, notam­ment évan­gé­listes, mais aus­si qu’il n’était plus celui par lequel ce quelque chose pou­vait advenir.

Toute de pourpre vêtue, la machine romaine a alors mis en branle un dis­po­si­tif tota­le­ment ana­chro­nique, mais d’une rare effi­ca­ci­té sym­bo­lique. Qu’y a‑t-il de plus ana­chro­nique que cette pro­cé­dure où 115 hommes céli­ba­taires, presque tous fort âgés, certes talen­tueux, mais qui ne seraient pas arri­vés où ils sont sans une grande doci­li­té à l’égard de leur ins­ti­tu­tion, dési­gnent secrè­te­ment celui qui sera le chef spi­ri­tuel de plus d’un mil­liard d’êtres humains, dont une moi­tié de femmes ?

Qu’y a‑t-il de sym­bo­li­que­ment plus puis­sant que ce céré­mo­nial sécu­laire pré­cé­dé de mille spé­cu­la­tions dans presque tous les médias du monde, ponc­tué de mul­tiples rituels dans des lieux majes­tueux satu­rés d’une his­toire pres­ti­gieuse, accom­pa­gné des prières de mil­lions de fidèles, scan­dé par une suc­ces­sion de moments forts comme la lourde porte qui se referme sur le conclave, le sus­pense plu­sieurs fois répé­té de la fumée noire ou blanche, l’habe­mus papam enfin annon­cé, l’attente du nom du car­di­nal élu et de celui du nou­veau pape, sa blanche appa­ri­tion au bal­con de la place Saint-Pierre et la somp­tueuse céré­mo­nie d’intronisation qui cou­ronne la séquence ?

Qu’il ait au départ peu ou beau­coup de cha­risme, por­té par la situa­tion et le pres­tige de la fonc­tion, le nou­veau pape semble sou­dain, mira­cu­leu­se­ment, en avoir un immense. Le moindre des mots et gestes de Fran­çois est inter­pré­té comme le signe d’une qua­li­té humaine et d’une dis­po­si­tion morale qui méritent l’admiration. Sa sim­pli­ci­té acquiert une allure d’autant plus excep­tion­nelle qu’elle contraste avec le cadre gran­diose. Il se passe enfin quelque chose. L’on sent, du côté de la plu­part des croyants, une immense volon­té d’y croire, tan­dis que d’autres, croyants ou non, tentent déjà de mon­trer ses fai­blesses face à la dic­ta­ture, et donc qu’avec lui, il ne se pas­se­ra sans doute pas grand-chose.

Le constat est là : atti­tudes d’adhésion ou de rejet, choix élec­to­raux, enga­ge­ments ou de replis s’expliquent en par­tie par la volon­té que quelque chose se passe et/ou par la las­si­tude de voir que rien ne se passe vrai­ment. L’art du prince consiste à convaincre qu’avec lui quelque chose de fort va se pas­ser, qui va conduire à un pro­grès voire à un chan­ge­ment radi­cal. Qui par­vient à incar­ner cet espoir et sait prendre la main a beau­coup plus de chance de se retrou­ver en posi­tion de force que celui qui reste sur la défensive.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.