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Il faut que quelque chose se passe
« Il faut que quelque chose se passe », proclama un beau jour Oscar Wilde. Quelque chose se passa en effet pour lui, un procès imprudemment engagé dont il sortit ruiné et désespéré. Lorsque quelque chose se passe, cela ne se passe pas forcément bien. Ni forcément mal. Mais l’exhortation est toujours la même quand on semble […]
« Il faut que quelque chose se passe », proclama un beau jour Oscar Wilde. Quelque chose se passa en effet pour lui, un procès imprudemment engagé dont il sortit ruiné et désespéré. Lorsque quelque chose se passe, cela ne se passe pas forcément bien. Ni forcément mal. Mais l’exhortation est toujours la même quand on semble s’embourber dans une situation dont on ne perçoit pas d’issue : il faut que quelque chose se passe. N’importe quoi pour d’aucuns, mais qu’au moins quelque chose se passe.
Les jeux de pouvoir peuvent s’analyser sous cet angle. L’actualité récente en offre trois belles illustrations, très contrastées.
La première est le succès récent de Beppe Grillo. Au cours des élections précédentes, les Italiens exprimaient leur préférence pour tel ou tel parti, mais sans remettre massivement en cause le système politique de leur pays. Délibérément, le « programme » de Beppe Grillo ne peut trouver place dans le système politique et économique tel qu’il fonctionne ; il vise, comme préalable absolu, à assainir ce système en profondeur. En votant pour lui, une grande partie des électeurs a voulu que quelque chose se passe, un électrochoc, une remise en question radicale. Advienne que pourra !
Mais le succès de Beppe Grillo n’était pas seulement un message interne. Il était aussi, dans un pays pourtant jusqu’ici plutôt europhile, une sorte de plébiscite contre l’austérité imposée par l’Europe, et soutenue par les puissants groupes économiques et financiers. Le principal problème de l’Europe n’est pas d’abord budgétaire, économique, politique ou social ; il est celui de l’adhésion de ses populations qui, à tort ou à raison, avec ingratitude parfois, ne se voient offrir d’autre projet que le marché et la compétitivité internationale, d’autre politique que la rigueur et d’autre sort que succession de restrictions. Elles veulent qu’à ce niveau aussi, quelque chose se passe. N’importe quoi, à la limite claquer imprudemment la porte de l’Europe, pourvu que quelque chose se passe !
La deuxième illustration est la vague d’interviews et de conférences de presse récemment données par Bart De Wever. L’objectif central de ses propos n’était autre que de convaincre le sud du pays autant que le nord que, malgré ce que le gouvernement Di Rupo tente de faire croire, en réalité il ne se passe rien. Des chiffres d’un député flamand montrent-ils que la Wallonie s’en sort aujourd’hui moins mal que la Flandre ? Peut-être, mais la Wallonie reste arrosée de subventions, bénéficie de trop de transferts et manque toujours d’esprit d’entreprise, souligne le leadeur nationaliste. Les accords institutionnels prévoient-ils une responsabilisation croissante des Régions ? Faux, affirme-t-il, on va même dans le sens inverse. BHV est-il scindé ? Même pas ! Tout ne serait qu’anecdotique, question d’étiquette, poudre aux yeux. En revanche, avec lui aux commandes, quelque chose va vraiment se passer.
Lorsque Didier Reynders affirme ironiquement qu’en renvoyant le PS dans l’opposition, le pays aurait droit à une vraie réforme de l’État sans devoir modifier le moindre article de la Constitution, il agite le même type d’argument : avec les socialistes francophones, inutile d’espérer que quelque chose se passe ; sans eux, avec les libéraux à la barre, ce serait tout différent.
La troisième illustration est le changement de pape. En la circonstance, le Saint-Esprit a été particulièrement bien inspiré.
En renonçant à sa charge, Benoît XVI prenait acte qu’il fallait que quelque chose se passe au sein d’une Église confrontée aux intrigues et au conservatisme de la Curie, aux scandales financiers et moraux et au succès planétaire de mouvements chrétiens extérieurs aux Églises instituées, notamment évangélistes, mais aussi qu’il n’était plus celui par lequel ce quelque chose pouvait advenir.
Toute de pourpre vêtue, la machine romaine a alors mis en branle un dispositif totalement anachronique, mais d’une rare efficacité symbolique. Qu’y a‑t-il de plus anachronique que cette procédure où 115 hommes célibataires, presque tous fort âgés, certes talentueux, mais qui ne seraient pas arrivés où ils sont sans une grande docilité à l’égard de leur institution, désignent secrètement celui qui sera le chef spirituel de plus d’un milliard d’êtres humains, dont une moitié de femmes ?
Qu’y a‑t-il de symboliquement plus puissant que ce cérémonial séculaire précédé de mille spéculations dans presque tous les médias du monde, ponctué de multiples rituels dans des lieux majestueux saturés d’une histoire prestigieuse, accompagné des prières de millions de fidèles, scandé par une succession de moments forts comme la lourde porte qui se referme sur le conclave, le suspense plusieurs fois répété de la fumée noire ou blanche, l’habemus papam enfin annoncé, l’attente du nom du cardinal élu et de celui du nouveau pape, sa blanche apparition au balcon de la place Saint-Pierre et la somptueuse cérémonie d’intronisation qui couronne la séquence ?
Qu’il ait au départ peu ou beaucoup de charisme, porté par la situation et le prestige de la fonction, le nouveau pape semble soudain, miraculeusement, en avoir un immense. Le moindre des mots et gestes de François est interprété comme le signe d’une qualité humaine et d’une disposition morale qui méritent l’admiration. Sa simplicité acquiert une allure d’autant plus exceptionnelle qu’elle contraste avec le cadre grandiose. Il se passe enfin quelque chose. L’on sent, du côté de la plupart des croyants, une immense volonté d’y croire, tandis que d’autres, croyants ou non, tentent déjà de montrer ses faiblesses face à la dictature, et donc qu’avec lui, il ne se passera sans doute pas grand-chose.
Le constat est là : attitudes d’adhésion ou de rejet, choix électoraux, engagements ou de replis s’expliquent en partie par la volonté que quelque chose se passe et/ou par la lassitude de voir que rien ne se passe vraiment. L’art du prince consiste à convaincre qu’avec lui quelque chose de fort va se passer, qui va conduire à un progrès voire à un changement radical. Qui parvient à incarner cet espoir et sait prendre la main a beaucoup plus de chance de se retrouver en position de force que celui qui reste sur la défensive.