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Il faudra bien un jour s’attaquer aux tabous

Numéro 3 Mars 2013 - enseignement par Jean-Pierre Kerckhofs

mars 2013

Si l’on veut réel­le­ment lut­ter contre les inéga­li­tés, il faut néces­sai­re­ment révi­ser l’ar­ticle 24 de la Consti­tu­tion. Mais seule l’a­dop­tion d’un seul réseau public per­met­tra une cen­tra­li­sa­tion des conte­nus. En effet, l’au­to­no­mie des conte­nus, même si les objec­tifs géné­raux sont déter­mi­nés par l’au­to­ri­té, joue en défa­veur des élèves défavorisés.

Je ne peux que mar­quer mon accord, tant avec les constats qu’avec les ana­lyses de leurs causes, que je trouve dans le tra­vail de Mathias El Berhou­mi. Et ceci tant en ce qui concerne l’analyse glo­bale du sys­tème d’enseignement que son évo­lu­tion ces quinze der­nières années.

Constats et analyses partagés

Oui, notre sys­tème édu­ca­tif est pro­fon­dé­ment dual. Oui, cette dua­li­sa­tion par­ti­cipe à la repro­duc­tion des inéga­li­tés sociales et y trouve par ailleurs sa source. Oui, par­mi les causes de la dua­li­sa­tion de l’école, une des plus impor­tantes est le très faible niveau de régu­la­tion de l’affectation des élèves. Que l’on peut évi­dem­ment relier à la notion de « liber­té d’enseignement ». Tant la liber­té d’organiser l’enseignement, qui est à la source de la concur­rence et du qua­si-mar­ché, que celle du choix de l’établissement qui per­met aux milieux aisés de faire jouer leurs avan­tages sur ce quasi-marché.

En ce qui concerne l’évolution depuis le fameux décret mis­sions de 1997, je par­tage éga­le­ment l’analyse disant que si de nom­breuses mesures ont rela­ti­ve­ment bali­sé la liber­té d’enseignement en ce qui concerne l’organisation, la liber­té de choix de l’établissement est res­tée fon­da­men­ta­le­ment intacte. En réa­li­té, les décrets ins­crip­tions n’ont fait que mettre tous les parents sur le même pied par rap­port à ce libre choix concer­nant le seul para­mètre de la période d’inscription. Les parents de milieux popu­laires res­tent défa­vo­ri­sés par rap­port à tous les autres para­mètres (niveau d’information,etc.). Ceux qui ont pous­sé de hauts cris ont donc regret­té l’époque où ils pou­vaient cade­nas­ser l’inscription dans les quelques éta­blis­se­ments qu’ils consi­dé­raient réser­vés à leurs propres enfants. Un peu comme cer­tains regrettent le temps béni des colonies.

Je par­tage enfin l’opinion de l’auteur lorsqu’il exprime l’idée que les poli­tiques qui dési­rent lut­ter contre la dua­li­sa­tion de l’école tout en réaf­fir­mant leur atta­che­ment indé­fec­tible à la liber­té d’enseignement font en réa­li­té preuve d’une sorte de schi­zo­phré­nie (même s’il n’emploie pas ce terme…). Je ne peux que le suivre tota­le­ment lorsqu’il affirme que « cette dépen­dance à la liber­té d’enseignement hypo­thèque l’entreprise de réduc­tion des inégalités ».

Mais l’intérêt est sans doute davan­tage dans le débat que dans le ron­ron­ne­ment appro­ba­tif. Comme je n’ai trou­vé nulle part dans le texte de Mathias El Berhou­mi matière à col­li­sion fron­tale, je me conten­te­rai de men­tion­ner quelques points de divergences.

Une Constitution, ça se change

L’auteur semble consi­dé­rer comme indé­pas­sable le prin­cipe de liber­té d’enseignement vu son carac­tère « consti­tu­tion­nel ». Il estime qu’il fau­drait viser l’action en tenant compte des marges de manœuvre que laisse le fameux article 24 de notre Consti­tu­tion qui pro­clame cette liber­té. Je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Dans quelle démo­cra­tie vivons-nous si un article de la Consti­tu­tion ne peut être modi­fié dès lors qu’il est démon­tré qu’il repré­sente un obs­tacle à la démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement ? Car c’est bien de ça qu’il s’agit. La Consti­tu­tion, ce ne sont pas les Tables de la Loi. Si on com­pa­rait la ver­sion actuelle de notre texte fon­da­men­tal à celle de 1831, les dif­fé­rences que l’on obser­ve­rait iraient bien au-delà du simple toi­let­tage. C’est nor­mal. Les socié­tés évo­luent et leurs bases juri­diques aus­si. Mathias El Berhou­mi rap­pelle d’ailleurs lui-même fort jus­te­ment que cet article 24 est somme toute très récent puisqu’il ne date que de 19881. Si des argu­ments ration­nels per­mettent de mon­trer que cet article repré­sente le socle de prin­cipes qui sont eux-mêmes une source de dua­li­sa­tion du sys­tème édu­ca­tif, il est à déses­pé­rer de tout s’il ne peut même pas être discuté.

Pistes molles

La deuxième mise en ques­tion est évi­dem­ment liée à la pre­mière. En toute cohé­rence, les pistes de solu­tion qu’avance l’auteur ne s’opposent pas fron­ta­le­ment à l’article 24. Elles tentent, à l’intérieur de cette contrainte, de trou­ver des voies qui per­met­traient de contour­ner ce qui fait le plus obs­tacle à un ensei­gne­ment démo­cra­tique. Ces pistes sont-elles sans inté­rêt ? Cer­tai­ne­ment pas. Leur adop­tion ferait incon­tes­ta­ble­ment avan­cer les choses. Et les débats qu’elles sus­citent ne peuvent être que fruc­tueux. Mais, me semble-t-il, elles ne sont pas de nature à inver­ser vrai­ment la logique actuelle. De s’attaquer réel­le­ment à la concur­rence et au qua­si-mar­ché. C’est pour­quoi je les qua­li­fie­rais de « molles ».

La pre­mière sug­ges­tion laisse néan­moins pla­ner un doute. Jusqu’où Mathias El Berhou­mi est-il prêt à aller dans le sens de l’affectation admi­nis­trée par zones ?

Une objection quand même

Il y a quand même une des pistes que je ne me conten­te­rai pas de qua­li­fier de molle, mais pour laquelle j’ai une réelle objec­tion. Ou plus exac­te­ment une par­tie de piste. Dans sa deuxième sug­ges­tion, l’auteur estime en effet que « la liber­té péda­go­gique devrait pré­va­loir […] tant au niveau des conte­nus qu’au regard des méthodes péda­go­giques ». Si nous pou­vons le suivre sans dif­fi­cul­té sur la ques­tion des méthodes péda­go­giques, l’Appel pour une école démo­cra­tique (Aped) ne peut accep­ter l’autonomie des conte­nus. Évi­dem­ment, il est bien pré­ci­sé que cette auto­no­mie ne peut se conce­voir qu’après la déter­mi­na­tion des objec­tifs géné­raux par l’autorité. Mais même tenant compte de ces pré­cau­tions, nous ne pou­vons mar­quer notre accord.

Nous pen­sons au contraire que les conte­nus, et jusqu’à un cer­tain niveau de détails, doivent être déter­mi­nés d’une manière cen­tra­li­sée. Nous avons argu­men­té dans ce sens en son temps2 car nous pen­sons qu’une des causes à la fois du meilleur niveau moyen et du moindre degré d’inégalité de l’enseignement fla­mand est liée au fait que les pro­grammes sont extrê­me­ment pré­cis et détaillés au nord du pays. Beau­coup plus en tout cas que du côté fran­co­phone où la fameuse approche par com­pé­tences influe davan­tage les pro­grammes en rédui­sant sou­vent les conte­nus à peau de cha­grin et/ou en les énon­çant d’une manière tel­le­ment vague qu’ils peuvent être inter­pré­tés très dif­fé­rem­ment selon l’enseignant. Et c’est là que se situe le danger.

Un prof qui se trouve face à un public « exi­geant » (dont les parents poussent à un cer­tain éli­tisme) n’aura pas de mal à voir, à par­tir du pro­gramme, une pos­si­bi­li­té d’aller plus loin. Un col­lègue qui doit offi­cier devant des élèves déjà démo­ti­vés à la suite de leurs échecs pour­ra tou­jours jus­ti­fier une approche mini­ma­liste en se basant sur le même pro­gramme. C’est pour­quoi on ne peut se conten­ter de reven­di­quer des pro­grammes cen­tra­li­sés (ils le sont plus ou moins main­te­nant si ce n’est la ques­tion des réseaux). Il faut sur­tout des pro­grammes pré­cis, exi­geants et rigou­reux. On convien­dra que c’est évi­dem­ment impos­sible s’ils dépendent des éta­blis­se­ments. On retom­be­rait alors inévi­ta­ble­ment et en pire dans les tra­vers de la dif­fé­ren­cia­tion dénon­cée ci-des­sus. De manière géné­rale, il nous semble que si on veut avan­cer vers un sys­tème plus éga­li­taire, il faut au moins pro­cla­mer concrè­te­ment, et pas seule­ment en ce qui concerne les objec­tifs géné­raux, des ambi­tions égales pour tous. Et donc des pro­grammes identiques.

Que propose l’Aped ?

La vision de l’Aped concer­nant ce que devrait repré­sen­ter l’enseignement obli­ga­toire se résume dans un pro­gramme en dix points3. Concer­nant l’affectation des élèves, voi­ci notre proposition.

Nous pen­sons que le ter­ri­toire devrait être décou­pé en zones. Celles-ci devraient être suf­fi­sam­ment petites pour évi­ter des dépla­ce­ments trop longs. Mais assez grandes pour per­mettre une cer­taine mixi­té sociale. En réa­li­té, la dimen­sion de ces zones dépen­drait néces­sai­re­ment de fac­teurs géo­gra­phiques : les grandes villes, sur­tout Bruxelles, com­por­te­raient plu­sieurs zones alors qu’en régions rurales, les zones seraient for­cé­ment plus grandes. Dans chaque zone, une ins­tance dépen­dant du minis­tère pro­po­se­rait une école aux parents de chaque enfant en âge d’obligation sco­laire. Le sys­tème com­men­ce­rait donc avec les plus jeunes. Cette pro­po­si­tion se ferait avec un objec­tif glo­bal en termes sys­té­miques : favo­ri­ser la mixi­té sociale. On pro­po­se­rait donc dans chaque éta­blis­se­ment des jeunes issus des dif­fé­rents milieux sociaux. Si les parents acceptent la pro­po­si­tion, l’élève est ins­crit. Dans le cas contraire, les parents doivent le signa­ler avant une cer­taine date et se mettre à la recherche d’une autre école.

Nous fai­sons le pari qu’une fois le sys­tème en route, la plu­part des parents joue­ront le jeu et accep­te­ront la pro­po­si­tion qui leur est faite. Pour­quoi ? La ques­tion devrait être posée dans l’autre sens. Pour­quoi les parents tiennent-ils tant actuel­le­ment à leur liber­té de choix ? Parce qu’ils savent que le sys­tème actuel est extrê­me­ment dua­li­sé. Et qu’il existe des écoles dites ghet­tos où les condi­tions d’enseignement sont très dif­fi­ciles. Les parents qui dis­posent de quelque marge de manœuvre veulent — qui son­ge­rait à les en blâ­mer ? — évi­ter que leurs enfants se retrouvent dans une telle situation.

Mais s’ils devaient consta­ter qu’il n’existe plus de ghet­tos — c’est bien le but de la pro­po­si­tion — il y a fort à parier qu’ils seraient ten­tés de jouer le jeu. Car n’oublions pas que cette liber­té de choix n’est en réa­li­té rien d’autre qu’une obli­ga­tion de choix. Chaque parent est actuel­le­ment obli­gé de prendre son bâton de pèle­rin pour se mettre à la recherche d’une école de qua­li­té dans laquelle il y a encore de la place et, si pos­sible, pas trop loin du domi­cile. Cette démarche a un côté pénible, voire angois­sant, pour beau­coup d’entre eux, y com­pris ceux qui appar­tiennent à la classe moyenne. Voi­là pour­quoi nous pen­sons que ce sys­tème serait effi­cace et bien­ve­nu. En tout cas dès qu’il serait bien compris.

Un seul réseau

Le lec­teur atten­tif aura remar­qué que le sys­tème pro­po­sé ci-des­sus n’est en fait pas incom­pa­tible avec… l’article 24 de la Consti­tu­tion. En effet, puisque la liber­té de choix des parents n’est pas for­mel­le­ment sup­pri­mée, il est pos­sible de le mettre en place sans chan­ger la Consti­tu­tion. L’avantage d’une telle pro­po­si­tion est donc d’éventuellement per­mettre un front rela­ti­ve­ment large pour appuyer dans ce sens.

Pour­quoi alors cri­ti­quer le carac­tère « consti­tu­tion­nel » des pro­po­si­tions de Mathias El Berhou­mi ? Je pense que si l’on veut appli­quer plei­ne­ment le sys­tème pro­po­sé, cela doit se faire dans le cadre d’un seul réseau d’enseignement. Bien sûr, on peut ima­gi­ner des variantes plus softs. Mais il ne fonc­tion­ne­ra sans arrière-pen­sées que si la ques­tion des réseaux est réglée.

Plus géné­ra­le­ment, je pense que le débat pour un réseau unique et donc néces­sai­re­ment pour une révi­sion de l’article 24 ne peut plus être évi­té. Un seul réseau public est néces­saire pour les rai­sons suivantes.

Pre­miè­re­ment, une lutte contre les inéga­li­tés passe néces­sai­re­ment par une régu­la­tion plus forte des ins­crip­tions. L’existence des réseaux est un frein impor­tant à cette régu­la­tion. En effet, si on accepte le sys­tème pro­po­sé par l’Aped, il semble dif­fi­cile voire inac­cep­table de pro­po­ser une école confes­sion­nelle à des parents qui n’auraient pas au préa­lable fait cette démarche. On pour­rait bien sûr rétor­quer qu’il suf­fit de pro­po­ser une école de chaque réseau (en tout cas une offi­cielle et une confes­sion­nelle). Mais dans ce cas, l’effet de mar­ché se remet à jouer car les écoles concer­nées auraient sans doute au départ des images dif­fé­rentes. C’est à mon sens l’argument prin­ci­pal pour la fusion des réseaux.

Deuxiè­me­ment, il est impor­tant que les jeunes de dif­fé­rentes ori­gines se ren­contrent sur les bancs de l’école. Si on accepte la logique des réseaux, alors on devrait accep­ter l’idée qu’il est nor­mal de sépa­rer les enfants en fonc­tion de la reli­gion de leurs parents. Même si ce n’est le plus sou­vent pas le cas, ce prin­cipe est inacceptable

Enfin, les évo­lu­tions récentes ont mon­tré que le sys­tème est de plus en plus pilo­té par les pou­voirs publics, ce qui démontre l’obsolescence des réseaux. Ceux-ci gardent néan­moins la main­mise sur cer­tains élé­ments. Est-il nor­mal qu’une asbl com­po­sée de quelques vieux mes­sieurs, par ailleurs peut-être fort sym­pa­thiques, puisse dis­po­ser ain­si direc­te­ment (sub­sides de fonc­tion­ne­ment) et indi­rec­te­ment (enga­ge­ment du per­son­nel) de mannes d’argent public ? Il me semble que poser la ques­tion, c’est déjà y répondre.

Par ailleurs, toutes les études montrent qu’actuellement, le choix de l’école se fait de plus en plus rare­ment sur la base de concep­tions phi­lo­so­phiques. Les temps devraient donc être mûrs pour un débat à ce sujet.

  1. Cela en dit d’ailleurs long sur les capa­ci­tés de négo­cia­tions des poli­tiques fran­co­phones de l’époque : ils accep­taient la com­mu­nau­ta­ri­sa­tion de l’enseignement qui ne pou­vait que leur être défa­vo­rable sur le plan finan­cier, mais obte­naient en « échange » de béton­ner le Pacte sco­laire dans la Consti­tu­tion, reven­di­ca­tion… fla­mande ! Mais c’est une autre histoire…
  2. Nico Hirtt, « Pau­vre­té, immi­gra­tion, sélec­tion, pro­grammes d’étude, finan­ce­ment… Pour­quoi les per­for­mances Pisa des élèves fran­co­phones et fla­mands sont-elles si dif­fé­rentes ? », Appel pour une école démo­cra­tique, Bruxelles, jan­vier 2008.
  3. À consul­ter sur le site www.ecoledemocratique.org.

Jean-Pierre Kerckhofs


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