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Numéro 2 Mars 2024 par Christophe Mincke

mars 2024

« Présentez votre carte de membre du personnel », lui intima la machine. Comme des dizaines d’autres fois sur la journée, il approcha la sienne du lecteur sans contact, avant de la laisser retomber au bout de la lanière qui la retenait à son cou. « Introduisez votre mot de passe »… Un mot de passe de 12 caractères, […]

Italique

« Présentez votre carte de membre du personnel », lui intima la machine. Comme des dizaines d’autres fois sur la journée, il approcha la sienne du lecteur sans contact, avant de la laisser retomber au bout de la lanière qui la retenait à son cou.

« Introduisez votre mot de passe »… Un mot de passe de 12 caractères, dont des majuscules, des chiffres et des caractères diacritiques, quand on a la main, c’est un automatisme.

« Votre code doit être réactivé ». Rien de plus qu’une connexion sur le site principal, pour confirmer son code, un jeu d’enfant grâce au téléphone qui ne quittait jamais sa poche droite.

« Introduisez votre mot de passe-maître »… Bon, il fallait que ça tombe le « jour de la réactivation », comme ils disaient entre eux…

« L’identification à double facteur a été activée, un code vous a été envoyé sur un de vos appareils, veuillez l’introduire »… Évidemment ! Il lui fallait maintenant re- tourner à son bureau pour consulter son ordinateur portable. Allons, au fond ça n’a rien de bien compliqué !

En passant son badge pour appeler l’ascenseur, il songeait combien ces machines rendaient la vie plus simple et plus sûre, et combien stupides étaient ceux qui pestaient contre elles. Il n’allait pas tomber dans ce panneau, pas lui ! Quoi de plus facile que de manipuler quelques cartes et appareils, et de retenir quelques codes qui ne changeaient que tous les 3 mois…

« Accès impossible, votre compte doit être réactivé. »

C’est logique, il montait précisément pour réactiver son compte… Il était bon pour se taper 4 étages à pied… Heureusement, l’accès aux escaliers était réglé par un digicode…

Un simple code de huit chiffres, qui commandait aussi l’ouverture de la porte de son bureau…

Au fond, de quoi se plaignait-il ? N’avait-il pas la chance de travailler à l’université, d’être au service de la science ? Il n’était docteur que depuis trois ans et son ascension avait été fulgurante : il était déjà assistant temporaire chargé d’exercices à 23 %, ce n’était pas rien !

Essoufflé, il cherchait son portefeuille dans le tiroir de son bureau. L’ordinateur se déverrouillait grâce à sa carte d’identité électronique et d’un code PIN qui ne changeait jamais… Une regrettable brèche de sécurité, à n’en pas douter. La notification était bien arrivée, parmi les alertes, lui signalant que quelqu’un avait essayé de se connecter à son espace personnel… Évidemment, il y avait aussi trois notifications Teams (sûrement des demandes de son professeur titulaire), cinq messages sur Moodle (encore des étudiants en perdition) et trois WhatsApp dans le groupe « Assistants aux prises avec l’administration facultaire »… Il verrait plus tard…

Il introduisit les six chiffres sur son téléphone…

« Délai expiré, souhaitez-vous un nouveau code ? » Logique, il avait pris un peu de temps, mais quand même !… Oui, bien entendu, il en voulait un nouveau…

Plus que quelques secondes à attendre… Le voilà…

« Identification confirmée, souhaitez-vous réactiver votre code pour les services externes ? » On y était presque, il n’avait plus qu’à présenter son visage pour le « Face ID »… Voilà…

« Erreur système, veuillez réessayer »… Comme s’il n’avait que ça à faire…

« Erreur système, veuillez réessayer »… Il se souvint avec compassion de Coline, licenciée le mois passé pour avoir jeté son ordinateur et tout son mobilier de bureau par sa fenêtre un jour de la réactivation… Il n’aurait jamais imaginé qu’elle était douée d’une telle force !

« Délai expiré, veuillez recommencer la procédure ».

Le réseau n’est pas très performant dans cette aile du bâtiment, on est pourtant en 2023 ! S’il y avait le moindre académique dans son couloir qui sent le moisi, il aurait la fibre à sa porte !

Il ne lui restait qu’à aller sur la page « services externes » de son espace personnel du site de l’université. Où était donc ce fichu onglet « gestion des identifiants » ? Ah oui, dans la section « sécurité »… Et voilà, la demande de réinitialisation était envoyée, il ne restait plus qu’à repasser par le « Face ID »… Lequel se décida à fonctionner au premier essai, cette fois ! Allez, il était tiré d’affaire !

Il pouvait maintenant redescendre… Ce n’est qu’au bout du couloir qu’il se rendit compte qu’il avait oublié son badge dans son bureau… Un petit aller-retour en hurlant sa rage lui permis de le récupérer et d’accéder à l’ascenseur… Des badges pour les ascenseurs, des codes pour les escaliers, mais qui songerait à s’introduire dans ce bâtiment glauque où, de toute évidence, il n’y avait rien à voler que des manuscrits de thèses inachevées et des mugs dans lesquels croupissaient des fonds de cafés froids ?

Enfin, il était à nouveau face à la machine à café… « Présentez votre carte de membre du personnel »… Il lui fallait vraiment un café… « Introduisez votre mot de passe »… Sinon il n’aurait jamais l’énergie de préparer le cours de ce soir… « Faites votre choix »… Il le dispensait gratuitement, mais on lui avait fait miroiter la possibilité de penser à lui lors d’une vacance d’1/10 de temps plein qui s’ouvrirait peut‑être l’année prochaine… Il serait alors à 33 % ! De quoi réduire ses heures au resto ! « Café en grain épuisé, merci de le signaler au service de gestion des distributeurs »… Bien sûr, on ne lui avait rien promis, et on l’avait prévenu qu’on ne pourrait pas prendre en compte son doctorat parce que le poste était prévu pour un titulaire de master. N’était-ce pas l’année prochaine, justement, que le filleul du doyen terminerait son master ? Il y penserait un autre jour !

En tournant machinalement sa tasse aux couleurs de son alma mater entre ses mains, il se demandait combien coutait une machine à café, une petite qui ne prendrait pas trop de place sur le bureau qu’il partageait avec deux collègues. Pour en acheter une en ligne, il faudrait qu’il active la fonction de paiement en ligne de sa carte bancaire, elle avait été désactivée la semaine passée, quand il avait été victime d’un piratage de ses identifiants… Soudain, il se demandait si boire du café était un rêve accessible pour lui.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.