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Humilier pour (mieux) régner ?
Vlad Tepes était Prince d’un petit pays appelé Valachie. Devant davantage son pouvoir à sa cruauté qu’à ses qualités de souverain, on raconte qu’il aurait fait empaler ses sujets le long de la frontière afin d’éviter l’affrontement avec l’armée turque. Le supplice du pal était une exécution longue et douloureuse, où la victime se faisait peu […]
Vlad Tepes était Prince d’un petit pays appelé Valachie. Devant davantage son pouvoir à sa cruauté qu’à ses qualités de souverain, on raconte qu’il aurait fait empaler ses sujets le long de la frontière afin d’éviter l’affrontement avec l’armée turque. Le supplice du pal était une exécution longue et douloureuse, où la victime se faisait peu à peu transpercer à l’aide d’une lance et de la gravité. Pour le souverain, l’avantage d’un tel châtiment reposait sur l’effet dissuasif de la méthode. Les cadavres empalés se tenaient dans des positions ridicules et humiliantes suggérant le viol. Ainsi, ses détracteurs ayant encore le loisir d’observer les cadavres pouvaient méditer sur le prix que coutait toute opposition à son autorité.
Bien que nos sociétés se soient pacifiées et que la peine de mort ait été abolie, certains de nos gouvernants utilisent encore allègrement une forme de stratégie de l’humiliation. Les « nouvelles politiques sociales » en constituent un témoignage singulier.
La Proposition de loi modifiant le Code d’instruction criminelle en vue de promouvoir la lutte contre le terrorisme, déposée le 24 septembre 2016, illustre l’usage de cette stratégie parmi la panoplie de méthodes de la majorité gouvernementale actuelle. Cette proposition de loi repose sur la levée du secret professionnel des travailleurs sociaux dans les cas potentiels de terrorisme. Elle tire son origine du souhait de la N‑VA de contraindre le CPAS de Bruxelles à communiquer au procureur du roi des informations qu’il juge précieuses. Mais le principe en a été défendu par Charles Michel lui-même, dans une lettre ouverte adressée au recteur de l’ULB — lequel s’était ému des conséquences délétères d’un tel projet pour les libertés fondamentales.
Alors que l’on pourrait peut-être attendre d’un Premier ministre qu’il se situe au-dessus de la mêlée parlementaire et incarne au mieux « la société belge », Charles Michel s’est illustré par une posture partisane des plus grotesques. Refusant obstinément de prendre du recul par rapport au texte de la proposition de loi, nous avons donc lu un Premier ministre défendant tant bien que mal et non sans mauvaise foi, un texte inspiré d’un fait divers et s’attaquant à l’identité même des travailleurs sociaux.
Charles Michel, tout puissant derrière son bureau, aidé de son courage et de la plume de ses collaborateurs, ose en effet remettre en cause… l’intimité des allocataires sociaux ! Cette mesure est tellement violente par les amalgames qu’elle véhicule que se pose véritablement la question de savoir pourquoi le Premier ose s’exposer à ce point dans la presse. Craint-il vraiment pour la sécurité des citoyens ? Mais alors, comment comprendre qu’en dépit des nombreuses études montrant que l’austérité budgétaire augmente l’insécurité, le gouvernement persiste dans cette voie ? Est-il réellement ému par les difficultés que rencontrent quotidiennement les services de polices ? Dans ce cas, pourquoi n’entend-il pas les appels répétés à renforcer la police de proximité en favorisant les embauches locales ?
Ou peut-être craint-il seulement pour… sa majorité ? Depuis les premiers jours de ce qui a été appelé la majorité kamikaze par certains et suédoise par d’autres, un doute plane en effet tant sur sa légitimité que sur la probabilité qu’elle puisse tenir jusqu’au terme de la législature. Charles Michel est le seigneur d’un château de cartes : sans cesse affaibli par les scandales de ses ministres — attaques virulentes de Théo Francken contre la Justice, mensonges de Jacqueline Galand, etc. —, il doit en permanence faire preuve d’ingéniosité pour détourner les esprits des fondations branlantes de son pouvoir.
Dans le cas de la Proposition de loi, il défend son gouvernement au mépris des arguments de l’opposition — soit, on peut encore concevoir qu’il s’agit d’une coutume du jeu politique, bien que le niveau de dédain affiché pour le Parlement atteint sous ce gouvernement un niveau sans précédent —, mais aussi et surtout des professionnels du secteur et du Conseil d’État. Le Conseil d’État a en effet pointé le caractère disproportionné des mesures envisagées et insisté tout particulièrement sur le fait que « l’obligation d’information active », c’est-à-dire le fait de contraindre les travailleurs sociaux à dénoncer de manière « préventive » les usagers potentiellement amenés à participer à une activité terroriste, « affecterait le secret professionnel dans sa substance ». Mais pour Charles Michel, il n’est pas question de laisser « l’ennemi » se construire une quelconque légitimité, alors qu’il a lui-même tant de mal à faire valoir la sienne. L’heure n’est plus au compromis, mais à la collaboration la plus zélée pour souder toutes les parties de son gouvernement. Ces quelques protestataires, il les mettra bientôt au pas… Ou tout du moins l’espère-t-il.
C’est pris dans cette logique que le Premier s’est essayé à répondre à Yvon Englert. Bien sûr, répondre à un recteur est plus prestigieux que de répondre à la détresse d’un allocataire social ou d’un étudiant encore sans diplôme. Second couteau parmi les puissants, Michel saisit l’occasion de s’acheter l’image d’intellectuel dont il n’a que trop peu eu l’occasion de bénéficier. Par contraste, aucun mot n’est directement adressé aux allocataires sociaux qui sont les premiers concernés. Ils ne sont finalement évoqués au fur des débats que comme une population indistincte, une « masse » de précaires dans laquelle sommeille le risque terroriste. Aucune lettre ouverte n’est non plus adressée aux travailleurs sociaux qui voient leur identité professionnelle profondément remise en question. La réponse publique du Premier ne visait pas tellement à convaincre celles et ceux qui sont concernés par la levée du secret professionnel, mais de les délégitimer en tant qu’acteurs du débat. C’est tout particulièrement vrai en ce qui concerne les usagers des CPAS : présentés comme potentiels terroristes et ignares, méprisables au point qu’on puisse s’abstenir de les convoquer à participer aux débats qui les visent, ils sont priés d’accepter sans broncher leur humiliation.
Cette stratégie n’est ni un fétiche propre au Premier ministre ni celle de la dernière chance. Il s’agit d’une pratique quotidienne commune à un ensemble de nos représentants politiques, notamment de notre gouvernement fédéral. Nous pouvons prendre l’exemple de Théo Francken, passé maitre dans cet art de l’abject : il s’amusait ainsi des poursuites de la Justice à son encontre à la suite de son refus de délivrer un visa à une famille de réfugiés syriens. Postant sur les réseaux sociaux une photo de lui dans une pièce dépouillée de meubles, il ironisait sur la possibilité de voir des huissiers apparaitre pour vider ses bureaux. L’image que renvoie une telle blague n’est pas anodine : les réfugiés syriens ayant tout abandonné derrière eux pour fuir une guerre civile ne peuvent compter ni sur la compassion ni la solidarité du gouvernement belge. À contrario du secrétaire d’État, qui lui, peut compter sur son ami le ministre de l’Intérieur prêt à l’accueillir dans ses locaux, quand bien même il ne respecterait pas les décisions de la justice belge. Il ne prend pas non plus la peine de répondre directement aux premiers concernés et se contente de les suggérer que comme élément de contexte, hors cadre, comme prétexte pour réaliser une « bonne blague » sur les réseaux sociaux. Le rire qu’il provoqua était d’une violence symbolique évidente à l’égard de toutes celles et tous ceux qui, dans le monde, tentent d’échapper à des combats.
Nous pourrions analyser chaque sortie du secrétaire d’État sous cet angle. Quel contraste entre le faible et le fort est souligné ? Qu’entend provoquer la mise en exergue de ce contraste ? À qui s’adresse réellement le message ainsi délivré ?
Notons que cette humiliation du faible par le fort ne concerne pas que les « opposants » les plus fragiles. Il s’agit de construire une image de toute puissance, même au sein de ses propres rangs. Ainsi, nous pouvions voir à l’occasion du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, Théo Francken se faire prendre en photo avec ses collaboratrices. À l’antithèse de ce que représente le 8 mars, le secrétaire d’État s’affiche au centre de la photo, entouré de ses collaboratrices, à qui il a offert des roses rouges. L’image de ce « mâle protecteur » entouré de « femelles fragiles », en d’autres termes de mâle dominant, n’aurait pas été aussi humiliante dans un autre contexte : en s’affichant d’une telle manière à une telle date, Francken rappelle qu’il reste le chef de la meute toute l’année, même lors de la journée consacrée aux luttes des femmes pour l’égalité.
Cette politique quotidienne de l’humiliation ne se limite pas non plus aux partis traditionnellement de « droite ». L’ensemble des scandales autour de l’affaire Publifin a montré qu’aucun parti traditionnel n’est à l’abri de cette technique. Les propos d’André Gilles pour justifier le montant des revenus liés à ses mandats en sont un exemple parfait1. Alors que nous pourrions attendre des élus du parti socialiste qu’ils affichent un certain respect pour les travailleurs, André Gilles a affirmé qu’il n’a rien volé et qu’il travaille énormément, contrairement à d’autres personnes ne sachant pas faire grand-chose. À l’indécence des sommes perçues, s’ajoute le mépris envers les travailleurs pauvres, renvoyés à une image de personnes paresseuses et incompétentes. Le reste de sa justification n’est pas moins insultant lorsqu’il affirme que, lui, n’a pas le temps de faire du sport, laissant sous-entendre que la population dénigrée précédemment a forcément le temps de se consacrer à des loisirs, et qu’il s’agirait simplement d’un choix de vie.
Alors que Charles Michel essaye de se légitimer en tant qu’intellectuel, Théo Francken donne l’image d’un protecteur bienveillant. André Gilles, lui, essaye de se faire passer pour un bourreau de travail. Ne pas reconnaitre les qualités et le droit à la dignité des personnes socialement plus faibles leur est nécessaire. Dans le cas contraire, s’il fallait reconnaitre aux allocataires sociaux le droit à l’intimité, le droit aux femmes à se libérer, le droit aux victimes de guerres civiles d’être accueillies, le droit aux pauvres d’être tout aussi méritants que les plus riches, les mythes sur lesquels ils font reposer leur pouvoir s’écrouleraient.
Si jamais les citoyens venaient à envisager que ces responsables publics ne sont pas ce qu’ils prétendent être, ils deviendraient tout à coup contestables, remplaçables. Tout comme, d’après la légende, il a suffi à l’armée turque de surmonter l’écœurement du spectacle d’humiliation monté à son attention et de traverser la frontière pour constater que le prince de Valachie ne valait pas plus qu’un simple janissaire.
- Voir par exemple, L’Écho, André Gilles confirme à mi-mots ses 365.000 euros par an, 9 mars 2017, consulté le 15 mars 2017.