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Humeur (mauvaise-)…
Atrabilaire, hypocondriaque ! Heureux vocables dignes de l’arsenal d’injures du capitaine Haddock. Je les aime et, à l’occasion, me les reconnais comme appropriées. Ainsi, l’atrabilaire qui dort en moi (d’un œil seulement) tombe sur la titraille d’un quotidien belge, jadis réputé pour sa proximité (c’est loin!) avec le monde catholique et qui annonçait récemment, au sommaire de […]
Atrabilaire, hypocondriaque ! Heureux vocables dignes de l’arsenal d’injures du capitaine Haddock. Je les aime et, à l’occasion, me les reconnais comme appropriées. Ainsi, l’atrabilaire qui dort en moi (d’un œil seulement) tombe sur la titraille d’un quotidien belge, jadis réputé pour sa proximité (c’est loin!) avec le monde catholique et qui annonçait récemment, au sommaire de ses colonnes, un article signalant la parution du témoignage de la victime de ce que le journal appelait un « pédocuré ».
Pédo quoi ? Pédocuré !
La créativité verbale est assurément un signe de santé de la langue. Villon, Rabelais et les rhétoriqueurs ont labouré et réjoui bien avant San Antonio le champ du lexique. Et c’est heureux. Du côté de la souriante souplesse de la sémantique, on a pu lire, récemment, dans le même quotidien belge, un article de critique cinématographique, précisant à propos d’un film, qu’il s’agissait d’une « dramédie ». On retient un peu son souffle. On réfléchit un centième de seconde. On se dit que « dramédie », c’est peut-être astucieux. Les mots-valises, au (double) fond, valent ce qu’ils forcent à penser. Ne faisons pas un comédrame d’un néologisme. Mais « pédocuré » ? Pourquoi « pédocuré » ?
Le mot lancé est assurément promis à un certain succès lexicologique (au moins tant que la crise presbytérale sévira. Et il y en a pour un moment). Déjà le mot « curé » ne manquait pas de lie. Son sens strict et canonique de porteur de l’autorité sur une paroisse territoriale est depuis longtemps affecté, en sus et par le soin d’un anticléricalisme primaire, d’une sorte de péjoration désolée visant la catégorie globale des ecclésiastiques. Mais avec « pédocuré », le dictionnaire est invité assurément à franchir le pas et à passer à la vitesse supérieure.
Qu’en penser ? Pédocuré ? L’expression me révulse. La déviance qu’elle vise aussi, bien sûr. Mais l’amalgame langagier qui aura tôt fait, par la liaison aisée de « pédo » à « curé », de forcer le soupçon d’assimilation du suffixe au préfixe et d’instiller ainsi une sourde contagion sémantique, me paraît particulièrement insidieux autant qu’indigne et signer une fois de plus ce qu’Orwell, prophétique, dénonçait quand il disait que la corruption du langage en annonçait une autre, celle des idées… Les curés, les abbés, les vicaires, les jésuites et autres religieux n’en ont-ils pas déjà suffisamment remorqué de ces soupçons pour qu’on se contente enfin de dire le vrai — et tout le vrai — quand il est vrai et là où il convient de le faire, avec les mots qu’il faut et qu’on cesse, au-delà, de donner à penser paresseusement que la profession pourrait avoir quelque connaturalité avec le vice. Il est vrai que cela permet d’éviter une interrogation de fond sur la misère et la solitude des clercs et sur la conception même du ministère… Et misère pour misère, ne regarder que celle — conjuratoire — des mots et de leur injustice.
Tentons un petit exercice. Et vérifions ce qu’il a pour effet sur notre machine à fantasmes. Ainsi, pourrait-on parler de « pédosergent », de « pédocycliste », de « pédocoach » (de foot, de basket,etc. Il doit sans doute y en avoir eu, du côté des casernes ou des vestiaires…). Laissons nous aller : « pédogendarme », « pédomaitre-nageur ». Et tant qu’on rit jaune, parlons de « pédoconfiseur », de « pédovitrier », de « pédobanquier », voire de « pédopédagogue » ? Pourquoi pas « pédodentiste » ou « pédopédicure » ? Chacun, dans la zone la plus obscure de son imaginaire étant capable de fantasmer le pire dans les moments où l’exercice de l’art du professionnel auquel on pense, faciliterait à ce dernier un accès pas complètement inimaginable à la perversion tant honnie.
Lacan, renversant la célèbre formule d’Hegel (« Tout ce qui est réel est rationnel ») entendait déjà que ce retournement n’était pas à décrier. Tout ce qui est rationnel, mental, pensé, dénommé « sans risque de réalité prendre » ne risque-t-il pas, précisément, de prendre dans la doxa collective, une réalité infamante que le goût commun du sensationnel convoite de soupçonner ? « Pédoquelque chose » ? Pas de fumée sans feu. Pas de mot sans objet.
Pour le reste, on laissera aux savants pédologues, ces purs géologues, spécialistes de la connaissance des sols, au pédobaptisme, le baptême en bas âge, si gentiment discuté (à bon droit) dans nos familles bourgeoises préconciliaires (« il pourra toujours choisir d’être baptisé quand il sera majeur ! »), ou même aux innocents et plus utiles que jamais pédopsychiatres le soin d’enrichir la querelle ou de parler de diffamation. Corruption du langage…
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« Instants bonheur », « espace santé»… Ces alliances lexicales foisonnent dans l’usage des annonces branchées, le plus souvent véhiculées par les médias de masse ou la vulgate publicitaire. La pratique est, en soi, anodine qui a, pour elle, l’attrait de la vitesse d’expression et le bénéfice de pointer, d’un coup, tantôt le lieu (l’objet) et ce à quoi on le destine, tantôt le moment et son bienfait attendu. Mais il reste que dans cette parataxe de hâte valant syntaxe (« lotion fraicheur », « régime souplesse »), ce qui est à l’œuvre figure, dans la conjonction totale des termes, un subtil effacement de la coordination propre à chaque attelage. Les termes étant accolés, on ne se soucie plus de préciser si l’on pense, ici à un but, là à un effet ; ici, à une cause, là, à une cible ou une manière,etc. Cela « colle » et ça suffit. Tout en un. Et circulez ! On n’ira sans doute pas facilement contre le phénomène dictateur de cette stylistique expéditive faite pour Patrick Sébastien alias Monsieur tout le monde. Dommage. Perdrait-on à réfléchir à ce qui se liquide en douce dans son extension ?
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L’hypocondriaque qui sommeille en moi, une oreille bouchée (mais qui entend par l’autre), perçoit, depuis des années, au cours de ces somptueuses réunions où il a dû se rendre, par profession ou qu’il aime parfois rejoindre par amitié, des intervenants et débatteurs présents abuser jusqu’à l’écœurement du verbe « rebondir ». Ainsi, espère-t-on sans doute, que les propos les plus plats, les idées les plus molles et les plus convenues retrouveront une tonicité conquérante. Et les « j’ai envie de rebondir sur ce qu’a dit Machin » s’enchainent les unes aux autres, suggérant une discipline intellectuelle de balle mousse. Observateur taciturne de ces mauvaises dialectiques à ressorts, j’entends se disperser, au fil des demi-heures des idées élastiques, des implants de pensées pneumatiques, sans autre lien que leur prétendue articulabilité. Pratique mentale en caoutchouc qui s’expanse sans penser. Corruption du langage ? Allons, puisqu’on se sait un peu atrabilaire, soyons modestes et courons retrouver le capitaine Haddock et ses furieuses objurgations. Elles devraient me pousser à faire mon propre « examen conscience ».