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Humeur (mauvaise-)…

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Jacques Vandenschrick

mai 2015

Atra­bi­laire, hypo­con­driaque ! Heu­reux vocables dignes de l’arsenal d’injures du capi­taine Had­dock. Je les aime et, à l’occasion, me les recon­nais comme appro­priées. Ain­si, l’atrabilaire qui dort en moi (d’un œil seule­ment) tombe sur la titraille d’un quo­ti­dien belge, jadis répu­té pour sa proxi­mi­té (c’est loin!) avec le monde catho­lique et qui annon­çait récem­ment, au som­maire de […]

Atra­bi­laire, hypo­con­driaque ! Heu­reux vocables dignes de l’arsenal d’injures du capi­taine Had­dock. Je les aime et, à l’occasion, me les recon­nais comme appro­priées. Ain­si, l’atrabilaire qui dort en moi (d’un œil seule­ment) tombe sur la titraille d’un quo­ti­dien belge, jadis répu­té pour sa proxi­mi­té (c’est loin!) avec le monde catho­lique et qui annon­çait récem­ment, au som­maire de ses colonnes, un article signa­lant la paru­tion du témoi­gnage de la vic­time de ce que le jour­nal appe­lait un « pédocuré ».

Pédo quoi ? Pédocuré !

La créa­ti­vi­té ver­bale est assu­ré­ment un signe de san­té de la langue. Vil­lon, Rabe­lais et les rhé­to­ri­queurs ont labou­ré et réjoui bien avant San Anto­nio le champ du lexique. Et c’est heu­reux. Du côté de la sou­riante sou­plesse de la séman­tique, on a pu lire, récem­ment, dans le même quo­ti­dien belge, un article de cri­tique ciné­ma­to­gra­phique, pré­ci­sant à pro­pos d’un film, qu’il s’agissait d’une « dra­mé­die ». On retient un peu son souffle. On réflé­chit un cen­tième de seconde. On se dit que « dra­mé­die », c’est peut-être astu­cieux. Les mots-valises, au (double) fond, valent ce qu’ils forcent à pen­ser. Ne fai­sons pas un comé­drame d’un néo­lo­gisme. Mais « pédo­cu­ré » ? Pour­quoi « pédocuré » ?

Le mot lan­cé est assu­ré­ment pro­mis à un cer­tain suc­cès lexi­co­lo­gique (au moins tant que la crise pres­by­té­rale sévi­ra. Et il y en a pour un moment). Déjà le mot « curé » ne man­quait pas de lie. Son sens strict et cano­nique de por­teur de l’autorité sur une paroisse ter­ri­to­riale est depuis long­temps affec­té, en sus et par le soin d’un anti­clé­ri­ca­lisme pri­maire, d’une sorte de péjo­ra­tion déso­lée visant la caté­go­rie glo­bale des ecclé­sias­tiques. Mais avec « pédo­cu­ré », le dic­tion­naire est invi­té assu­ré­ment à fran­chir le pas et à pas­ser à la vitesse supérieure.

Qu’en pen­ser ? Pédo­cu­ré ? L’expression me révulse. La déviance qu’elle vise aus­si, bien sûr. Mais l’amalgame lan­ga­gier qui aura tôt fait, par la liai­son aisée de « pédo » à « curé », de for­cer le soup­çon d’assimilation du suf­fixe au pré­fixe et d’instiller ain­si une sourde conta­gion séman­tique, me paraît par­ti­cu­liè­re­ment insi­dieux autant qu’indigne et signer une fois de plus ce qu’Orwell, pro­phé­tique, dénon­çait quand il disait que la cor­rup­tion du lan­gage en annon­çait une autre, celle des idées… Les curés, les abbés, les vicaires, les jésuites et autres reli­gieux n’en ont-ils pas déjà suf­fi­sam­ment remor­qué de ces soup­çons pour qu’on se contente enfin de dire le vrai — et tout le vrai — quand il est vrai et là où il convient de le faire, avec les mots qu’il faut et qu’on cesse, au-delà, de don­ner à pen­ser pares­seu­se­ment que la pro­fes­sion pour­rait avoir quelque conna­tu­ra­li­té avec le vice. Il est vrai que cela per­met d’éviter une inter­ro­ga­tion de fond sur la misère et la soli­tude des clercs et sur la concep­tion même du minis­tère… Et misère pour misère, ne regar­der que celle — conju­ra­toire — des mots et de leur injustice.

Ten­tons un petit exer­cice. Et véri­fions ce qu’il a pour effet sur notre machine à fan­tasmes. Ain­si, pour­rait-on par­ler de « pédo­ser­gent », de « pédo­cy­cliste », de « pédo­coach » (de foot, de basket,etc. Il doit sans doute y en avoir eu, du côté des casernes ou des ves­tiaires…). Lais­sons nous aller : « pédo­gen­darme », « pédo­maitre-nageur ». Et tant qu’on rit jaune, par­lons de « pédo­con­fi­seur », de « pédo­vi­trier », de « pédo­ban­quier », voire de « pédo­pé­da­gogue » ? Pour­quoi pas « pédo­den­tiste » ou « pédo­pé­di­cure » ? Cha­cun, dans la zone la plus obs­cure de son ima­gi­naire étant capable de fan­tas­mer le pire dans les moments où l’exercice de l’art du pro­fes­sion­nel auquel on pense, faci­li­te­rait à ce der­nier un accès pas com­plè­te­ment inima­gi­nable à la per­ver­sion tant honnie.

Lacan, ren­ver­sant la célèbre for­mule d’Hegel (« Tout ce qui est réel est ration­nel ») enten­dait déjà que ce retour­ne­ment n’était pas à décrier. Tout ce qui est ration­nel, men­tal, pen­sé, dénom­mé « sans risque de réa­li­té prendre » ne risque-t-il pas, pré­ci­sé­ment, de prendre dans la doxa col­lec­tive, une réa­li­té infa­mante que le goût com­mun du sen­sa­tion­nel convoite de soup­çon­ner ? « Pédo­quelque chose » ? Pas de fumée sans feu. Pas de mot sans objet.

Pour le reste, on lais­se­ra aux savants pédo­logues, ces purs géo­logues, spé­cia­listes de la connais­sance des sols, au pédo­bap­tisme, le bap­tême en bas âge, si gen­ti­ment dis­cu­té (à bon droit) dans nos familles bour­geoises pré­con­ci­liaires (« il pour­ra tou­jours choi­sir d’être bap­ti­sé quand il sera majeur ! »), ou même aux inno­cents et plus utiles que jamais pédo­psy­chiatres le soin d’enrichir la que­relle ou de par­ler de dif­fa­ma­tion. Cor­rup­tion du langage…

***

« Ins­tants bon­heur », « espace san­té»… Ces alliances lexi­cales foi­sonnent dans l’usage des annonces bran­chées, le plus sou­vent véhi­cu­lées par les médias de masse ou la vul­gate publi­ci­taire. La pra­tique est, en soi, ano­dine qui a, pour elle, l’attrait de la vitesse d’expression et le béné­fice de poin­ter, d’un coup, tan­tôt le lieu (l’objet) et ce à quoi on le des­tine, tan­tôt le moment et son bien­fait atten­du. Mais il reste que dans cette para­taxe de hâte valant syn­taxe (« lotion frai­cheur », « régime sou­plesse »), ce qui est à l’œuvre figure, dans la conjonc­tion totale des termes, un sub­til effa­ce­ment de la coor­di­na­tion propre à chaque atte­lage. Les termes étant acco­lés, on ne se sou­cie plus de pré­ci­ser si l’on pense, ici à un but, là à un effet ; ici, à une cause, là, à une cible ou une manière,etc. Cela « colle » et ça suf­fit. Tout en un. Et cir­cu­lez ! On n’ira sans doute pas faci­le­ment contre le phé­no­mène dic­ta­teur de cette sty­lis­tique expé­di­tive faite pour Patrick Sébas­tien alias Mon­sieur tout le monde. Dom­mage. Per­drait-on à réflé­chir à ce qui se liquide en douce dans son extension ?

***

L’hypocondriaque qui som­meille en moi, une oreille bou­chée (mais qui entend par l’autre), per­çoit, depuis des années, au cours de ces somp­tueuses réunions où il a dû se rendre, par pro­fes­sion ou qu’il aime par­fois rejoindre par ami­tié, des inter­ve­nants et débat­teurs pré­sents abu­ser jusqu’à l’écœurement du verbe « rebon­dir ». Ain­si, espère-t-on sans doute, que les pro­pos les plus plats, les idées les plus molles et les plus conve­nues retrou­ve­ront une toni­ci­té conqué­rante. Et les « j’ai envie de rebon­dir sur ce qu’a dit Machin » s’enchainent les unes aux autres, sug­gé­rant une dis­ci­pline intel­lec­tuelle de balle mousse. Obser­va­teur taci­turne de ces mau­vaises dia­lec­tiques à res­sorts, j’entends se dis­per­ser, au fil des demi-heures des idées élas­tiques, des implants de pen­sées pneu­ma­tiques, sans autre lien que leur pré­ten­due arti­cu­la­bi­li­té. Pra­tique men­tale en caou­tchouc qui s’expanse sans pen­ser. Cor­rup­tion du lan­gage ? Allons, puisqu’on se sait un peu atra­bi­laire, soyons modestes et cou­rons retrou­ver le capi­taine Had­dock et ses furieuses objur­ga­tions. Elles devraient me pous­ser à faire mon propre « exa­men conscience ».

Jacques Vandenschrick


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