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Humanisme et combat politique. Quelle société pour un individu sans repères

Numéro 1 - 2016 par Marie Peltier

février 2016

Intro­duc­tion de Joëlle Kwa­schin

Radi­ca­lisme reli­gieux, pos­tures idéo­lo­giques extrêmes, recours aux théo­ries du com­plot…, tra­duisent une recherche de « Véri­té » que les milieux pro­gres­sistes rejettent en rai­son de leurs outrances et de leur sim­plisme. Or, dit Marie Pel­tier, dans le pre­mier texte de ce petit ensemble, il faut prendre au sérieux cette quête de sens et ne pas lais­ser l’extrême droite s’y engouf­frer. Dans leur foi­son­ne­ment désor­don­né, ces mou­ve­ments tra­duisent une double aspi­ra­tion à un retour du col­lec­tif et à la redé­fi­ni­tion d’un cadre à laquelle on peut répondre en repre­nant et en pour­sui­vant notre construc­tion huma­niste et pro­gres­siste : un sujet libé­ré et auto­nome ne peut tenir que s’il porte avec d’autres un pro­jet de socié­té qui refuse l’individu consom­ma­teur. Com­ment construire une parole per­son­nelle et col­lec­tive aujourd’hui ?
Certes, le récent élan de soli­da­ri­té envers les migrants est récon­for­tant parce qu’il replace l’humain au centre de l’engagement, mais, pour­suit Pierre Coop­man, si le « cœur parle », ce n’est jamais qu’avec ses « véri­tés jamais tout à fait fausses, mais jamais assez com­plètes ». Cet enga­ge­ment ne nous dis­pense donc pas de dres­ser des généa­lo­gies détaillées. S’appuyant, entre autres, sur Jean-Pierre Filiu, Pierre Coop­man explique que si le régime syrien a une res­pon­sa­bi­li­té écra­sante dans les catas­trophes qui jettent des mil­lions de per­sonnes sur les routes de l’exil, il faut à tout le moins remon­ter à la fin de l’Empire otto­man pour com­prendre le conflit syrien et l’avènement de Daech. Avec Jean-Pierre Dupuy, il plaide pour un « catas­tro­phisme éclai­ré » pos­tu­lant que les catas­trophes ont déjà lieu et qu’il faut évi­ter leur répé­ti­tion et leur aggra­va­tion. L’élan de soli­da­ri­té avec les réfu­giés ne sera-t-il qu’un feu de paille, une éphé­mère cha­leur humaine ou mène­ra-t-il à un véri­table com­bat politique ?

Une nou­velle recherche de col­lec­tif s’exprime aujourd’hui à tra­vers des phé­no­mènes divers, qui peuvent sem­bler à pre­mière vue « oppo­sés » : suc­cès des lec­tures com­plo­tistes, regain du radi­ca­lisme reli­gieux, enfouis­se­ment dans des pos­tures idéo­lo­giques extrêmes, dans des pro­jets alter­na­tifs divers, sou­vent fon­dés avant toute chose sur le rejet d’une socié­té qui ne semble plus faire sens. Cette quête, authen­tique et puis­sante, trouve en réa­li­té peu de réponses en dehors des sphères iden­ti­taires et réac­tion­naires. Les milieux pro­gres­sistes semblent la sous-esti­mer ou, pire, s’y engouf­frer en ali­men­tant une confu­sion qui porte pré­ju­dice à leurs valeurs d’émancipation sociale. Il y a aujourd’hui un vide d’une parole à la fois por­teuse de lien, de cadre et de pers­pec­tive. Vide dont pro­fitent l’obscurantisme, l’extrême droite et, plus lar­ge­ment, les sphères fas­ci­santes et tous leurs sbires.

Retour de la « fin de l’histoire »

Ces phé­no­mènes de rup­ture, dont on observe pour cer­tains aujourd’hui les dégâts ter­ribles qu’ils peuvent engen­drer, peuvent paraitre au pre­mier regard épars. Quoi de com­mun en effet entre des « mou­ve­ments » comme ceux de la « com­plo­sphère », de Daech, de cer­tains milieux d’extrême gauche « anti-impé­ria­listes », de milieux iden­ti­taires isla­mo­phobes, d’une par­tie des milieux ultra-laïcs ou de cer­tains défen­seurs d’une éco­lo­gie radicale ?

À se pen­cher sur leurs man­tras rhé­to­riques et séman­tiques, ils par­tagent pour­tant un même ima­gi­naire mains­tream, très proche de celui de la « fin de l’histoire » du com­mu­nisme. Ils entre­tiennent l’illusion de pou­voir faire table rase, d’être capables de pro­po­ser un nou­veau départ à « zéro », de se décon­nec­ter de toutes les autres réa­li­tés qui les entourent. Ils ont en com­mun une même chi­mère, celle de recons­truire de la « Véri­té » par le rejet, l’expulsion, l’exclusion, l’exclusivité. Dans tous ces cas, il est ques­tion de réta­blir une dyna­mique de retour aux dogmes : dogme de la crois­sance ou de la décrois­sance, du maté­ria­lisme ou de la trans­cen­dance, la « véri­té reli­gieuse » ou de la « véri­té athée », de l’impérialisme ou de l’anti-impérialisme, de la dési­gna­tion d’ennemis essen­tia­li­sés, le plus sou­vent Juifs ou musulmans.

Ces dogmes et idéo­lo­gies mani­chéennes que nous pen­sions, depuis deux géné­ra­tions déjà, avoir lais­sé der­rière nous, semblent ain­si faire un come­back reten­tis­sant. Per­sua­dés d’être deve­nus des indi­vi­dus « libres », rela­ti­vistes à bien des égards, capables de construire, seuls, nos propres réponses, nous fai­sons face à un retour de la « croyance clé sur porte », qui semble gagner chaque jour un peu plus d’adeptes.

Retour en arrière, donc ? Régres­sion ? Oui, en ce sens que sont réac­ti­vés des car­cans que nous pen­sions avoir réso­lu­ment aban­don­nés. Mais der­rière cela pour­tant, et der­rière toutes les réserves et condam­na­tions néces­saires à oppo­ser à de tels méca­nismes de rup­ture — par­ti­cu­liè­re­ment quand ils engendrent de la vio­lence — nous ne pou­vons igno­rer, sauf à la creu­ser, une soif réelle, qui s’exprime à tra­vers une double aspi­ra­tion : celle d’un retour au col­lec­tif et celle d’une redé­fi­ni­tion d’un cadre. D’un col­lec­tif qui donne sens. D’un cadre qui structure.

Crise de l’individu, faillite du collectif

La ques­tion réside sans doute dans une cer­taine « crise de l’individualisme ». Si nous nous enten­dons, depuis main­te­nant au moins qua­rante ans, pour défendre envers et contre tout nos « droits indi­vi­duels », nous les avons sou­vent réduits avec le temps à épou­ser une visée fon­ciè­re­ment consu­mé­riste et nar­cis­sique. Nous avons lais­sé pro­gres­si­ve­ment de côté ce qui fait le fon­de­ment de notre construc­tion huma­niste et pro­gres­siste : un indi­vi­du ne peut exis­ter comme indi­vi­du au sein d’une socié­té que s’il est capable de se pen­ser, de s’exprimer et de se vivre en sujet. L’individu n’est « viable » que s’il est sujet pen­sant, libre et auto­nome. Un indi­vi­du capable donc de sou­te­nir sa propre colonne ver­té­brale, et dont l’interaction avec d’autres n’engendre ni dépen­dance ni alié­na­tion. Un indi­vi­du qui ne peut tenir à long terme que s’il porte, avec d’autres, un pro­jet de société.

Or, cette posi­tion exi­geante peut non seule­ment géné­rer de l’angoisse, mais aus­si se mon­trer fon­ciè­re­ment incom­pa­tible avec la visée consu­mé­riste qui sous-tend désor­mais à bien des égards le poli­tique et la vision col­lec­tive de la vie en société.

L’individu, ce tré­sor de nos luttes, semble à nou­veau ten­té de se dis­soudre dans « plus grand que lui », comme si avait gran­di en lui une peur deve­nue enva­his­sante, géné­rée par l’exigence d’une auto­no­mie deve­nue trop lourde à por­ter. Comme si, au fil du temps, l’individu s’était nar­cis­si­sé et avait confon­du sa condi­tion de sujet avec celle d’objet. Comme si l’égo l’avait sup­plan­té. Cet égo, par défi­ni­tion fébrile, qui n’a qu’un seul moteur : celui de trou­ver d’autres miroirs pour se sen­tir exister.

Recherche de la toute-puissance et réponses réactionnaires

Car là est bien l’impasse actuelle des milieux pro­gres­sistes : si les sphères réac­tion­naires ont com­pris qu’elles pou­vaient sur­fer sur ce nar­cis­sisme ambiant, en offrant des réponses simples, binaires, venant nour­rir un sen­ti­ment de toute-puis­sance abon­dam­ment recher­ché et nour­ri par le consu­mé­risme ambiant, les réseaux atta­chés à l’émancipation sociale, à la défense des droits humains et à la démo­cra­tie semblent au contraire se trou­ver désar­més. Comme si cette nou­velle matrice était incom­pa­tible avec le « logi­ciel mili­tant » de la gauche, sauf à glis­ser vers des com­pro­mis­sions de plus en plus fré­quentes et ser­vant pré­ci­sé­ment ces mêmes réponses réactionnaires.

Le défi pour les sphères pro­gres­sistes est donc double : à la fois contrer ces réponses réac­tion­naires et contrer un modèle de socié­té de plus en plus fon­dé sur l’individu-objet. Il s’agit d’un chan­tier colos­sal, qui nous oblige non seule­ment à nous réap­puyer sur les racines de notre enga­ge­ment, mais aus­si à pou­voir les « tra­duire », les actua­li­ser en des termes qui font sens dans un contexte où la parole d’émancipation paraît de plus en plus inau­dible, « démo­dée », voire pas­séiste. La dif­fi­cul­té prin­ci­pale rési­dant dans le fait qu’une telle réponse sera néces­sai­re­ment com­plexe, nuan­cée, non para­dig­ma­tique, si nous vou­lons évi­ter de glis­ser vers ce que nous dési­rons combattre.

Face à la complexité, quelle parole audible ?

Contrer des réponses simples, binaires, cli­vantes par des réponses de la même nature conduit à l’impasse et à la per­pé­tua­tion d’une dyna­mique mor­ti­fère. On ne peut contrer le « prêt-à-por­ter sym­bo­lique » par un autre « prêt-à-por­ter sym­bo­lique ». L’enjeu est donc à la fois de res­tau­rer la convic­tion que seul un indi­vi­du libre, auto­nome est un indi­vi­du viable, et de pro­po­ser une parole col­lec­tive, capable de struc­tu­rer cet indi­vi­du et de lui offrir un cadre por­teur de sens. Une parole qui se devra d’être atten­tive à répondre à cette soif de pers­pec­tive et cette recherche de nou­velles formes de liens entre citoyens.

Quelle parole alors, pour rele­ver un tel défi ? Quelle parole capable d’être à la fois « per­son­nelle », propre à chaque indi­vi­du, et « col­lec­tive », moteur pour avan­cer ensemble ? Mau­rice Bel­let dans La qua­trième hypo­thèse, essai paru en 2001 (édi­tions Des­clée de Brou­wer), esquis­sait déjà ceci : « Ce qui nour­rit la pen­sée vive, c’est ce qui irrite et décon­certe la pen­sée fixe : à savoir les ten­sions, les écarts. Pris comme pro­blèmes à résoudre, ils sont jus­te­ment inso­lubles : impos­sible de les lais­ser der­rière soi, ils demeurent, ils sont le lieu de la pen­sée. L’écart exige l’invention […] Mais il faut que l’écart soit dans l’un, l’un para­doxal qui en fait comme les noces de la pen­sée. […] Ain­si envers toutes les scis­sions où nous sommes enfon­cés : le corps et l’âme, le sujet et le social, l’homme et l’univers, le concept et l’image, le vou­loir et le désir, etc. Non pour arran­ger et dis­soudre dans une uni­fi­ca­tion com­mode : mais pour poser l’unité au prin­cipe et par elle pous­ser au maxi­mum tous les pos­sibles, dans toutes les direc­tions. […] [Car] la ten­sion suprême, c’est l’homme même. »

C’est bien de l’homme même dont il est ques­tion. À la fois (ré)installer les condi­tions de la créa­ti­vi­té, de l’invention, de la parole indi­vi­duelle, du véri­table échange, que notre socié­té numé­ri­sée et « consu­mé­ri­sée » a ten­dance à éteindre et étouf­fer, fai­sant de nous des per­ro­quets, des machines à repro­duc­tion de la pen­sée — tout en étant convain­cus d’être hau­te­ment « sub­ver­sifs » — dyna­mique dont pro­fitent tous les méca­nismes de rup­ture pré­ci­tés. Et repla­cer l’humain au centre de nos pré­oc­cu­pa­tions et de nos débats si sou­vent décon­nec­tés, for­ma­tés, poli­cés, déshu­ma­ni­sants et déshu­ma­ni­sés, ouvrant une brèche dans laquelle cer­tains pro­jets « radi­caux » viennent s’engouffrer. Com­ment ? La tâche est immense. Mais cer­taines dyna­miques actuelles donnent de l’espoir en ce sens. Ain­si le récent élan de soli­da­ri­té envers les migrants, pre­nant des formes par­fois locales, ori­gi­nales ou nou­velles. Ou encore la prise de parole publique de nom­breux citoyens après les atten­tats de Paris pour appe­ler à la ren­contre, à l’unité, à créer des espaces de dia­logue, non pas de manière idéo­lo­gi­sée, mais de manière per­son­nelle et créa­tive. Ain­si aus­si les ser­vices d’échange local qui se mul­ti­plient et pro­posent d’ouvrir un échange de com­pé­tences et de savoirs d’individu à indi­vi­du, dans une pers­pec­tive de par­tage et d’ouverture. Mais éga­le­ment l’émergence du « jour­na­lisme cri­tique » sur inter­net, qui s’attache à déco­der la presse et les médias, dans une démarche à la fois de véri­fi­ca­tion des faits et d’engagement citoyen.

Ins­tau­rer les condi­tions d’une parole créa­tive. (Re)placer l’humain au centre de nos enga­ge­ments. Défi conjoint qu’il s’agit sans doute de rele­ver avec humi­li­té et en même temps audace, cha­cun là où nous sommes, en ten­tant d’appliquer cette double exi­gence à notre propre égard, en espé­rant ensuite pou­voir essaimer…

Marie Peltier


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