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Huis clos particratique de plus en plus contreproductif
Le problème de la Belgique réside moins dans l’existence de « deux » démocraties monolingues autistes l’une à l’autre que dans un système politique réduisant la démocratie au moment électif et la représentation politique à la prise en charge par les partis du dialogue avec la société civile. Dans cette réduction, le dialogue est ramené à un principe de similarité politique : est légitime le représentant qui ressemble à son électeur ; qui s’habille comme lui, qui parle avec son accent, qui mange les mêmes frites et boit la même bière, qui connait les mêmes rues. Cette démocratie ne saurait plus laisser la moindre place au débat public puisqu’il est ressenti comme inutile et perçu comme insécurisant pour les représentants. La transparence factice du populiste ne se tient pas loin du secret des négociateurs.
A l’heure où ces lignes sont lues s’ouvrent peut-être de réelles négociations sur la formation du prochain gouvernement belge et la sixième réforme de l’État depuis 1970. Pour beaucoup, il était temps — et pour certains, peut-être trop tard — pour sauvegarder la confiance mutuelle nécessaire à la coexistence politique des différentes communautés en Belgique. Plus de quatre-cents jours auront été requis pour que ces négociations puissent seulement se tenir. Elles succèdent elles-mêmes à l’échec de la tentative de mars-avril 2010 sur la scission de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, et aux élections fédérales anticipées qui en furent la conséquence.
Le blocage a des causes structurelles, liées à l’histoire politique du pays, son organisation électorale et institutionnelle, l’émergence de communautés culturelles et médiatiques distinctes : les analyses ne manquent pas à leur sujet. Mais l’embourbement de ces derniers mois s’explique également par les ressorts du type de négociation utilisée : la mise à l’écart des procédures parlementaires ou gouvernementales classiques au profit d’une procédure centrée sur la légitimité particratique ; la recherche d’un accord marchandé permettant d’esquiver les débats sur les désaccords fondamentaux que les parties autour de la table entretiendraient : mais surtout, la mise en place — et en scène — publique d’une négociation discrète entre les représentants des partis politiques. Comme l’écrit Écolo le 25 juillet 2011, « pour que [les] négociations aboutissent, chaque parti devra […] être capable de faire des compromis, ce qui n’est possible qu’en négociant en toute confiance, franchise, discrétion et conviction autour d’une table1 ».
Après avoir brossé les grands traits des différentes phases de la négociation institutionnelle, j’essaierai dans cet article de montrer que cet argument porte les causes intrinsèques de son échec, causes elles-mêmes liées à de lourdes objections normatives. Le lecteur me pardonnera, je l’espère, les raccourcis, approximations et paris sur l’avenir proposés. Les évènements prendront encore des années à être retracés et les stratégies des acteurs leur appartiennent. Sans doute dois-je me garder de sur-reconstruire la cohérence des faits et y déceler des causes structurelles là où se nichent parfois seulement le hasard, les mouvements d’humeur des partis, les calculs chaotiques. Enfin, mon expérience personnelle de conseiller politique « institutionnel » ne constitue bien sûr qu’un regard parcellaire, qu’il s’agisse du contenu des négociations, du point de vue des parties ou de la période couverte (qui va de mars 2010 à mars 2011).
Quelles sont les phases de négociation ?
Les procédures de négociation mises en œuvre durant la crise suivent trois phases différentes. La première d’entre elles (A) correspond aux négociations de mars-avril 2010 devant régler la question de l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde. Jean-Luc Dehaene est alors chargé d’une mission royale en vue de trouver une solution négociée sur la question de cet arrondissement. Il tente à ces fins de reprendre les mantras de négociation déjà utilisés en 1988, 1991 et 1993. (Premièrement, la négociation se déroule dans un cadre extraparlementaire et gouvernemental : elle est officiellement détachée de la marche des affaires gouvernementales, bien que le cd&v s’en défende à l’époque et que le VLD mette une pression croissante sur le sujet. Deuxièmement, la négociation doit offrir le plateau de marchandage le plus large et hétéroclite possible, afin de laisser la plus indéterminée possible l’estimation des gains et pertes de chacun. Troisièmement, le succès de la négociation repose sur la confiance des parties. Les sujets sont abordés progressivement, plusieurs semaines à l’avance, en commençant par les plus simples (déclaration de révision de la Constitution, règlement du premier paquet de réformes constitutionnelles) puis en poursuivant par les sujets plus complexes (scission de l’arrondissement judiciaire de bhv judiciaire, législation linguistique sur Bruxelles). Les cellules de discussion sont étroites au départ — entretiens entre conseillers, entretiens unilatéraux entre Jean-Luc Dehaene et les différents négociateurs — puis petit à petit élargies jusqu’à la tenue de la négociation finale en présence de toutes les parties négociantes. Enfin, et surtout, le secret absolu est demandé aux participants, qu’il s’agisse de la communication aux médias ou au reste des appareils de parti. Quatrièmement, la création d’une confiance mutuelle est accompagnée d’une mise sous pression des participants : la phase finale de la négociation se déroule classiquement en un lieu unique, le soir, au finish.
Comme on le sait désormais, cette première phase aboutit à la chute du gouvernement d’Yves Leterme en mai 2010, et à la tenue d’élections anticipées en juin 2010. La deuxième phase (B) de négociation se déroule de juin à septembre 2010, menée pour l’essentiel par le « préformateur » Elio Di Rupo. La méthode utilisée reprend les caractéristiques principales de la première phase de négociation, avec trois précautions supplémentaires. Premièrement, Elio Di Rupo entreprend en juillet 2010 une curieuse phase de potlach politique avec la N‑VA, passant par l’échange de divers présents, par des rencontres informelles d’«apprivoisement politique » mutuel entre le PS et la N‑VA puis par un échange de concessions prénégociées ensuite. Deuxièmement, une longue période au cours de laquelle partis francophones et néerlandophones ne rencontrent que séparément le préformateur. Troisièmement, Elio Di Rupo se ménage une porte de sortie en obtenant de ne pas être nommé formateur du gouvernement — le terme de « préformateur » laissant planer dès le début le doute sur l’optimisme des négociateurs socialistes.
Enfin, la troisième phase © court de septembre 2010 — marquant l’échec de la préformation — à maintenant. Elle se caractérise par une longue période de no man’s land politique ; une médiation-paravent menée par André Flahaut (ps) et Danny Pieters (N‑VA); la note du « clarificateur » Bart De Wever, très rapidement écartée par les partis francophones ; la mission d’information de Johan Vande Lanotte d’octobre 2010 à janvier 2011, qui culminera avec une proposition d’entrée en négociation recueillant l’accueil réservé de la famille écologiste, du CDH, du PS et du SP.A ; le refus de la N‑VA et le « non sous conditions » du CD&V ; l’élargissement du champ des partenaires au MR et au VLD, puis son rétrécissement via l’organisation durant le printemps 2011 d’une « conférence diplomatique » entre le PS et la N‑VA, arbitrée par Wouter Beke. Cette phase se caractérise par une absence de négociation directe entre les parties, un travail à rythme modéré sur les propositions des différents médiateurs-clarificateurs-informateur, et la coexistence de deux sphères de communication ; la première entre les négociateurs, de plus en plus ténue, et la seconde dans l’espace médiatique.
Trois phases distinctes donc, trois « méthodes », trois échecs. La dernière phase dure de septembre 2010 à juillet 2011 durant laquelle les négociateurs ne se rencontrent même plus. Pourquoi ? Outre la part de hasard inhérente à la crise, le constat d’intérêts irrésistiblement divergents, de nombreux observateurs estiment que le modèle belge de décision politique est grippé. Le système consociatif belge s’est progressivement effacé devant une démocratie d’opinion marquée par l’affaiblissement des piliers traditionnels, la perte d’influence des institutions intermédiaires (syndicats, mutuelles, associations patronales traditionnelles), l’émergence d’un électorat plus volatil. La disparition des niches sociales et politiques traditionnelles transforme — surtout en Flandre, mais aussi au centre de l’échiquier politique francophone — l’espace politique en course électorale à l’échalote. L’accélération et l’intensification de la temporalité médiatique empêchent par ailleurs de réunir les conditions nécessaires à l’obtention d’un accord : les acteurs doivent avoir un intérêt commun pour aboutir ; cet intérêt commun doit être soutenu par une confiance mutuelle ; à ces fins, le lieu et le processus de négociation doivent être tenus le plus secret possible ; la légitimité de la décision repose alors sur le vote parlementaire de l’accord obtenu et le retour occasionnel des négociateurs vers la « base élitaire » de leur parti — à savoir, pour la plupart, le « bureau du parti ». Pour dire les choses plus directement, la méthode « Dehaene » (mais aussi Verhofstadt, Martens et Tindemans) considère l’information du citoyen comme un obstacle dès lors qu’elle nuit à la résolution raisonnée d’une négociation politique — secrète, ou du moins discrète par essence — ou à l’obtention d’un compromis entre les acteurs. Or, la N‑VA s’est construite sur l’opinion et la communication directe avec le télé-citoyen : elle n’a peut-être ni la volonté ni les outils psychologiques pour entrer dans le cadre d’une négociation de « niches» ; elle communique par contre, et avec un certain talent, la carte de la nouveauté contre celles des « anciennes méthodes » et celle de la transparence contre celle du secret.
Une négociation doit-elle être secrète pour conduire à un accord raisonnable ?
Je crois que la crise actuelle est effectivement liée à la faillite de la négociation « à la belge », mais que cette faillite trouve sa cause dans la « méthode Dehaene » elle-même et le refus des acteurs de prendre en considération ses angles morts.
La doctrine « Dehaene » rejoue en fait un vieux débat en théorie politique : délibère-t-on mieux à huis clos qu’à la vue de tous ? La publicité favorise-t-elle ou nuit-elle à la délibération ? Dans la tradition politique libérale, publicité politique et délibération sont à priori étroitement liées : d’une part, la délibération contribue à la transparence de la décision ; d’autre part, la transparence publicitaire se présente comme une condition nécessaire de la délibération2. Par-delà les nuances qu’elles présentent entre elles, les théories délibératives de la démocratie soulignent que la publicité élargit la place de la délibération au sein de l’espace public et représente un repère important du caractère démocratique de la discussion3. Elle force le citoyen à universaliser les raisons de son action politique et à délibérer — ne fût-ce qu’à des fins instrumentales — de manière plus impartiale4. Elle le pousse à montrer que ses raisons sont compatibles avec l’intérêt général et ne servent pas seulement son intérêt particulier Elle contribue à la maturité politique du citoyen et à une meilleure information des représentants sur l’état de l’opinion publique : à cet égard, elle est censée permettre la circulation de l’information politique de telle sorte qu’elle puisse être à la fois objectivable et compréhensible par tous.
Néanmoins, des arguments importants mettent en doute ce lien entre publicité et délibération. Tout d’abord (argument I), la publicité ne serait pas nécessaire à un débat public de qualité : une délibération tenue secrète n’empêche ni les membres de l’espace social de discuter entre eux des enjeux de la discussion ni les participants du processus de décision de s’informer de l’état de l’opinion publique et des perspectives exprimées à partir de l’espace social. Le secret relatif des négociations de 2010 – 2011 n’a pas empêché certaines parties de la société civile organisée de s’intéresser aux enjeux institutionnels, qu’il s’agisse du monde académique, des secteurs concernés par la réforme de l’État (syndicats, associations patronales) ou d’associations de citoyens (« Niet in onze naam », Pavia, les diverses organisations issues du Mouvement flamand…).
En outre, (argument II) la délibération emprisonne les parties dans une logique de « lock-in ». Qu’il s’agisse — dans le cas de la crise actuelle — du PS, du CD&V ou de la NV‑A, les parties sont tenues par les promesses émises lors du processus électoral, ainsi que la crainte de se voir sanctionner par l’électeur — ou simplement les sondages — si ces promesses ne sont pas remplies. Or, en clarifiant les fonctions d’utilité et les positions des acteurs, la transparence associe les acteurs à leurs positions d’origine et aux intérêts qu’ils représentent. La transparence cliche la position de départ des représentants sur les intérêts qu’ils sont censés défendre. Dans ce cadre, la mise sous les spotlights du processus provoque trois effets. Premièrement, elle rend les acteurs plus réticents à rentrer dans une démarche de décentrement et d’amendements réciproques ou — à défaut — de simple reconnaissance des arguments de l’autre. Deuxièmement, des expériences psychologiques montrent que lorsque les représentants doivent publiquement rendre compte de leurs actions à une audience dont les vues sont connues, ceux-ci tendent à diriger ou maintenir leur position en direction de celle de l’audience : le maintien des positions de négociation sur celle de la clientèle électorale n’est donc pas seulement lié à des calculs en termes d’intérêts, mais à des schémas comportementaux de justification5.
Troisièmement, cette pression devient même un élément de stratégie politique, chaque président de parti justifiant son obstination par la crainte avouée de déplaire à son ban électoral — les « je te jure Elio que si ça ne tenait qu’à moi…» faisant florès à la fin de l’été 2010. Le secret, quant à lui, ne délie pas seulement les négociateurs des pressions de l’extérieur. Il crée un climat de loyauté au sein même des négociateurs. D’une part, chacun prend tacitement en charge les efforts de l’autre pour se décentrer de son point de vue. D’autre part, le processus de négociation crée entre les négociateurs un cocon de vie développant progressivement des codes et un langage commun : qu’il s’agisse de la phase A ou B de négociation, les partis se réunissent ainsi dans le même bâtiment, séparés de quelques mètres à peine ; ils partagent la même nourriture, se rendent visite, cancanent, utilisent les mêmes expressions techniques. Des codes communs se créent et les égos sous pression se soulagent l’un l’autre dans la conscience d’une expérience commune. Les négociateurs se créent pour les besoins stratégiques et psychologiques une sorte de microcommunauté vaguement solidaire dans la pression qu’elle s’inflige.
Enfin, le débat public empêche les positionnements innovants ou hétérodoxes (argument III). Les représentants et/ou les experts politiques ne reportent pas seulement des faits ou des positions : la discussion politique s’enrichit de discussions spontanées, d’avis franchement assénés, de propositions plus ou moins hétérodoxes. Or, ces éléments de dialogue n’émergent que si leurs auteurs sont assurés de ne pas en subir préjudice. Dans ce cadre, la transparence dissuade les positionnements innovants ou originaux6 et favorise l’alignement des positions sur des figures ou des arguments d’autorité7. Elle pousse par ailleurs à soustraire sa proposition du débat public lorsqu’il estime que celle-ci comprend une part de risque ou un risque d’incompréhension. À l’inverse, le huis clos permet que les acteurs soient libres « d’explorer toutes les avenues, à l’abri des émois et des pressions de l’opinion, et puissent trouver […] une solution telle que les concessions respectives soient moins onéreuses et leurs gains plus élevés8 ». La communauté de négociation décrite ci-dessus permet parfois même de jeter certains ponts au-dessus des partis — le souvenir me venant d’un(e) conseiller(e) politique d’un parti francophone organisant une réunion avec ses vis-à-vis afin que ceux-ci lui donnent de bons arguments pour faire entendre raison à son/sa propre président(e).
Certes, la pression de l’audience garantit également ce que Jon Elster appelle la « force civilisatrice de l’hypocrisie ». Le débat public permet de placer son opinion sous le regard d’un auditoire, de le soumettre aux objections les plus communes9, de dissuader la référence à des arguments « manifestement inacceptables » aux yeux de l’opinion publique — et pousserait même, par un curieux retour, à ce que l’acteur finisse effectivement par croire dans les arguments qu’il met sur la table10. Pour ne prendre qu’un exemple, il est difficile de faire campagne publiquement autour d’idées génocidaires ou de la simple satisfaction de son intérêt personnel. Et de manière plus atténuée, il est probable que le citoyen envisagerait difficilement que certaines compétences soient défédéralisées sous le seul motif que le portefeuille ministériel afférant tombe dans les mains de la partie demandeuse, que « régionaliser la compétence ne rime à rien, mais que c’est comme ça ». Néanmoins, l’argument est réversible. D’une part la délibération publique sur des actes et des arguments dont le caractère « manifestement inacceptable » n’est, précisément, pas évident. D’autre part, le poids moral du regard public n’a pas seulement pour effet d’éviter que des intérêts strictement privés n’entrent en considération dans la délibération ou que la loi soit respectée : il engage également des arguments de type populiste et plébiscitaire11, ou des intérêts particuliers mais majoritaires. C’est la « force civilisatrice de l’hypocrisie » qui rend certains sujets tabous en Flandre et d’autres en Région wallonne : et ce serait le secret qui permet aux négociateurs du Nord et du Sud du pays de s’en détacher…
Les impasses du huis clos
L’usage systématique du secret dans le déroulement des négociations pose des problèmes d’efficacité et de qualité de la délibération plus importants encore que la publicité politique.
Premièrement, l’idée que le secret prémunit les négociateurs de la pression de l’opinion publique (voyez arguments II et III) repose sur une confusion entre la notion de publicité et de responsabilité politique. Ce n’est pas parce que le déroulement des négociations est secret que les partis autour de la table cessent d’être responsables politiquement de leur action. Le seul moyen de supprimer la pression de la population est de rendre le pouvoir politique irresponsable. Mais la mise sous secret de l’activité politique ne suffit à supprimer ni l’obligation légale de rendre des comptes ni la pression politique du peuple sur les gouvernants. En ce sens, rien ne permet de dire que les représentants seront incités à débattre de manière plus « franche et candide » s’ils doivent ensuite, lors du processus électif par exemple, s’expliquer politiquement à la fois sur le contenu de la décision politique et sur les raisons qui présidaient au secret de son élaboration. Cela s’accentue même dans la mesure où le secret accroit l’idée que les gouvernants cachent (forcément) quelque chose aux citoyens, et que les rares moments d’exposition du processus sont parfois précisément scénarisés pour être anxiogènes — qu’il s’agisse d’une conférence de presse solennelle du (pré)formateur, de sa visite officielle chez le roi, etc.
Deuxièmement, rien ne permet de supposer que le cercle interne des négociateurs propose des conditions de discussion supérieures à la délibération publique (arguments II et III). En effet, il n’y a pas de raison de croire que les acteurs de l’espace de décision soient moins sujets aux pulsions, intérêts personnels ou demandes de court terme que les membres de l’espace social : le huis clos donne au contraire l’occasion de défendre « entre soi » de pures positions d’opportunité, certains partis concevant par exemple la défédéralisation de certaines compétences comme une manière indirecte de « mettre la main » sur celles-ci sans interférence du parti dominant de l’autre Communauté12.
Et rien ne permet de penser que le secret promeut effectivement une discussion « franche et candide ». C’est d’ailleurs sans doute ce qui m’a le plus frappé lors de mon expérience comme conseiller politique. Comme expliqué ci-dessus, les phases de négociation active se déroulent dans un environnement fermé que ne renierait pas un producteur de téléréalité. L’efficacité personnelle d’un négociateur dépend du rapport de confiance, de sympathie et de crédibilité qu’il entretient avec ses pairs. Or, cette crédibilité dépend moins de sa compétence technique supposée que de sa capacité à socialiser ses positions et arguments, et donc à partager les mêmes codes informels, les mêmes tics de langage, les mêmes principes de rationalité. Un peu comme dans une cour de récréation, la capacité du négociateur à imposer ses règles du jeu est paradoxalement liée à sa capacité à se couler dans le conformisme du groupe. Dans ce cadre, les négociateurs les mieux socialisés ne trouvent forcément plus aucune raison de questionner le cadre de négociation dans lequel ils évoluent — puisqu’ils le maitrisent et l’ont intégré comme étant à priori fonctionnel.
Les autres n’entrent pleinement dans le club qu’en digérant les codes de fond et de forme déjà existants. C’est ainsi que, choses entendues de part et d’autre, « on ne va pas refuser de négocier dans un château à minuit sous le prétexte que c’est dysfonctionnel» ; « qu’on ne va tout de même pas refuser de régionaliser la compétence X sous le prétexte que ce ne serait pas optimal — car on le sait, n’est-ce pas, mais ce n’est pas la question» ; que les propositions phares de tel ou tel parti sont avancées à reculons par les représentants de ce même parti « parce qu’il le faut bien ; je sais bien que ça ne tient pas, je saurais vivre sans ça, mais bon…», etc. Le secret devait permettre une discussion franche et candide. Elle crée en fait des microcoteries dont les moindres élans sont bridés par la volonté de chacun de conserver le capital social interne qu’il croit posséder.
Troisièmement, le maintien du secret empêche de lui-même l’existence d’autres méthodes de délibération. Un peu comme le junkie ne trouvant pas d’autre moyen pour se sentir mieux que de continuer à se droguer, le maintien du secret empêche la communauté de négociation d’en sortir. En effet, il s’agit d’être cohérent avec l’exigence de rationalité du débat public. Si la tenue d’un débat rationnel est concevable, cela signifie qu’un argument correct doit pouvoir par sa seule justesse convaincre un spectateur impartial — le citoyen par exemple. Défendre la position contraire revient soit à récuser l’idée que la délibération puisse aboutir à une plus-value rationnelle — les défenses du huis clos seraient alors contradictoires à l’idéal délibératif sur lequel elles prétendent s’appuyer ; soit à refuser l’idée que les citoyens soient suffisamment raisonnables pour délibérer. Dans ce cadre, la défense de huis clos ne présume pas seulement que les conditions de rationalité — intérêt et impartialité des parties, équité de la discussion, prise en compte des arguments adverses… — ne puissent être rencontrées dans le cadre d’une délibération publique. Elle empêche que ces conditions soient réunies (voyez argument I). De l’aveu même de certains négociateurs, un bon accord doit être un accord illisible ou en tout cas ambigu, de telle sorte que les gains et pertes de chacune des parties restent le plus indéterminées — et donc interprétables — possibles.
Dès lors, pourquoi s’étonner si le citoyen ne comprend plus le fonctionnement politique de son propre pays et finit par s’en désintéresser ? Et pourquoi s’étonner que des interprétations radicalement différentes de la Constitution, du respect des minorités, du principe de territorialité ou de l’histoire institutionnelle du pays s’épanouissent au Nord et au Sud du pays ? Sortir du huis clos semble impossible précisément parce que celui-ci a déconnecté l’espace politique de l’opinion publique, et accru les fractures communautaires de cette dernière à force de les laisser dans l’ambigüité dans la conduite et la conclusion des négociations.
Enfin, les différents défauts du huis clos (reproduction des logiques endogames de pouvoir, conformisme politique, déconnexion avec l’opinion publique) sont aggravés par le fait que le secret absolu n’existe pas davantage que la transparence parfaite, ou du moins pas longtemps. Les défenseurs de la « méthode Dehaene » pensent le débat public comme si la seule transparence désirable était la transparence parfaite, qui est inaccessible : et que le secret, suboptimal sans doute mais plus facilement soutenable, y représente la seule alternative possible. Or, le secret parfait est tout aussi inaccessible que la transparence parfaite — le succès de la « méthode Dehaene » reposant d’ailleurs sur une phase finale de négociation relativement brève et soigneusement circonscrite géographiquement. Le huis clos ne garantit pas le secret davantage que la publicité ne garantit la transparence. Dans ce cadre, le huis clos devient paradoxalement un facteur de théâtralisation de l’action politique. L’ombre partielle des négociations colore par contraste chaque fuite de presse, chaque opération de communication des partis. L’attente devient un évènement. Les moments de secrets réels sont scénarisés comme un western pluvieux.
Ce faisant, la pratique du huis clos cumule les désavantages du secret et de la publicité. Les négociateurs sont à la fois tenus par leur base électorale et l’embryon de récit collectif tissé au fil des mois — le travail des techniciens de parti consistant pendant des mois à tenir l’archivage comparé des notes et propositions rédigées par Elio Di Rupo, Bart De Wever et Johan Vande Lanotte. Le public en sait suffisamment pour être inquiet, mais pas assez pour prendre prise sur le débat public. Enfin les partis dominants peuvent abuser sans crainte d’une rente structurelle de communication puisqu’eux seuls peuvent rompre le huis clos sans craindre d’être éjectés des négociations, Elio Di Rupo et Bart De Wever pouvant d’une main demander un dialogue « sérieux et en toute discrétion » et de l’autre garder le monopole médiatique de la transparence et du franc-parler.
L’échec des négociations n’est pas seulement lié à des divergences de fond, mais également à de lourdes difficultés procédurales. Celles-ci ne sont pas liées à l’émergence d’une « démocratie des médias » ou à l’absence de discipline et de discrétion des négociateurs, mais au contraire à une conception dépassée de la négociation politique.
- Communiqué de presse du parti Écolo du 25 juillet 2011.
- Comme l’expliquait déjà Mill, la transparence publicitaire garantit la circulation des opinions vraies et vérifie la pertinence de celles qui pourraient être fausses : « The peculiar evil of silencing the expression of an opinion is, that it is a robbing of human race ; posterity as well as the existing generation ; those who dissent from the opinion, still more than those who hold it. If the opinion is right, they are deprived of the opportunity of exchanging error for truth ; if wrong they lose, what is almost as great a benefit, the clearer perception and livelier impression of truth, produced by its collision with error. » J.S. Mill, On Liberty. Considerations on Representative Government, Cambridge University Press, 2005 (1859).
- B. Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, « Champs », 1995 ; J. Habermas, The New Conservatism, trad. S.W. Nicholsen, Cambridge University Press, 1991.
- J. Elster, « Deliberation and Constitution making », dans J. Elster (dir.), Deliberative Democracy, Cambridge University Press, 1998.
- Si les vues de l’audience sont inconnues, les représentants tendent par contre à s’engager dans un prudent processus d’autojustification : voy. J. Lerner, P. Tetlock, « Accounting for the effects of accountability », Psychological Bulletin, vol. 125, n° 2 dans R. Maccoun, « Psychological Constraints on Transparency in Legal and Government Decision Making », Swiss Political Science Review, 2006, vol. 12, n° 3.
- S. Chambers, « Behind Closed Doors : Publicity, Secrecy, and the Quality of Deliberation », Journal of Political Philosophy, n° 12, 3, 2004, p. 389 – 410 : Chambers estime néanmoins que la perte de qualité délibérative n’est pas incompatible avec une montée en généralité des arguments proposés à la discussion.
- E. Meade, D. Stasavage, « Publicity of Debate and the Incentive to Dissent : Evidence from the US federal Reserve », The Economic Journal, vol. 118, n° 528, avril 2008, p. 695 – 717. Meade et Stasavage analysent le fonctionnement des bureaux de direction de banques centrales et montrent que leurs membres expriment plus facilement leurs divergences de vues avec le directeur de la banque lorsque la réunion est tenue sous portes closes que quand son contenu est rendu public.
- J. Pestiau, « Mondialisation et bricolage démocratique », dans Mondialisation : perspectives philosophiques, actes du colloque Philosophie et mondialisation tenu à l’université du Québec à Trois-Rivières les 23 et 24 février 2001, L’Harmattan, 2001.
- V. Rosoux, « Secrecy and International Negociation », Journal of Information Ethics, vol 12, n°1, 2003, p. 45 – 55.
- J. Elster, « Strategic Uses of Argument », dans K. Arrow et al. (dir.), Barriers to Conflict Resolution, Norton, 1995. Sur l’argument selon lequel la publicité réduit les dissonances cognitives entre les positions de l’acteur et ses convictions, voy. R. Goodin, Motivating Political Morality, Blackwell, 1992.
- S. Chambers, op. cit.
- Une tentation typique consiste alors à mettre en place un niveau supplémentaire de secret — et de créer par exemple, dans le cadre des négociations de 2010 – 2011, une coupole de négociation PS/N‑VA au-dessus de sept/neuf partis présents autour de la table. Dans ce cas, cette nouvelle zone de secret ne risque pas seulement de briser le cercle de confiance entre les négociateurs. Elle suscitera les mêmes doutes sur sa capacité à créer les conditions d’une délibération rationnelle : le lieu de la décision devenant par ailleurs plus difficilement détectable, cette zone de secret risque par ailleurs d’alimenter — ultime ironie — l’obsession collective de la transparence, et une méfiance persistante pour les formes visibles du pouvoir.