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Hubert Pierlot, un portrait contrasté

Numéro 12 Décembre 2010 par Pierre Van den Dungen

décembre 2010

La mémoire col­lec­tive natio­nale n’a rete­nu de l’homme poli­tique catho­lique Hubert Pier­lot (1883 – 1963) que son oppo­si­tion au roi Léo­pold III. Pour­tant, le par­cours du « Pre­mier ministre du gou­ver­ne­ment belge en exil à Londres » a été bien plus riche et plus com­plexe. Au début 2011, l’his­to­rien Pierre Van den Dun­gen (ULB) publie­ra une bio­gra­phie de Pierlot1. Grâce à des archives fami­liales inédites, le cher­cheur en brosse un por­trait sub­stan­tiel (près de cinq-cents pages, avec car­nets de pho­to­gra­phies, appa­reil cri­tique, chro­no­lo­gies récapitulatives…).

En atten­dant la sor­tie offi­cielle de l’ou­vrage, la rédac­tion de La Revue nou­velle offre une sorte d’a­vant-gout à ses lec­teurs à l’aide de quelques extraits choi­sis et com­men­tés en ita­liques. Les inter­titres sont de la rédaction.

En 1910, Hubert Pier­lot achève son tra­vail de fin d’études (en droit et sciences poli­tiques à l’université de Lou­vain) par un voyage au Cana­da. Le périple — car c’en est un ! — a lieu dans le cadre du Congrès eucha­ris­tique inter­na­tio­nal, orga­ni­sé à Mont­réal sur l’initiative de Mgr Bru­ché­si. La Res Publi­ca inté­resse déjà Pier­lot. Ain­si découvre-t-il le très croyant peuple des « Cana­diens fran­çais », déci­dé­ment « intel­li­gent » et « pas­sion­né », qui aurait le « bon sens anglais»… Il s’émerveille aus­si des talents ora­toires du « dépu­té-jour­na­liste » Hen­ri Bou­ras­sa dont il écoute, dans la cathé­drale de Mont­réal, une allo­cu­tion deve­nue depuis l’un des textes phares de la cause fran­co­phone au Canada.

Pour Pier­lot, Bou­ras­sa repré­sente « le plus beau carac­tère et le plus beau talent que je connaisse ici… un Dru­mont sérieux ». C’est un homme, pré­cise-t-il, qui veut la paix entre les « races » (un terme récur­rent chez Pier­lot, mais à com­prendre dans le sens ancien de « peuple »), de la place pour tous, du loya­lisme sans fusion. En somme, le res­pect de la patrie et de la reli­gion autant que celui de la langue. Le « par­ti pris abso­lu » de l’orateur emporte l’adhésion tant le dis­cours est superbe « de forme et de fond ». Pier­lot admire le poli­tique « qui incarne le mieux les idées de la masse de la popu­la­tion » parce qu’il ne parle pas pour ne rien dire, parce qu’il crée des œuvres éco­no­miques pour « conser­ver les ouvriers»… Mais aus­si parce qu’il veut des prêtres fran­co­phones tant il est vrai, estime-t-il, que cha­cun ne prie vrai­ment que dans sa « langue mater­nelle ». En voi­ci donc un repré­sen­tant du peuple qui « parle net et ne déraille pas en s’emballant ». La fibre natio­na­liste du jeune Belge est éga­le­ment tou­chée par cette par­tie du dis­cours où Bou­ras­sa dit que les Cana­diens « ont beau­coup à apprendre de cet admi­rable petit pays qui, après cinq siècles de domi­na­tion étran­gère, a consa­cré son exis­tence, conquis son indé­pen­dance et a aus­si­tôt employé celle-ci à se don­ner la liber­té reli­gieuse…» À ce petit pays qui… que… bref, il parle de la Bel­gique, des œuvres sociales de laquelle il fait un tableau com­plet. « Cela fait un vif plai­sir de trou­ver si loin un homme si au cou­rant de tout cela et j’avoue qu’il m’a fait pas­ser un bon moment1. » Et Pier­lot le « tai­seux » de lan­cer un toni­truant « Vive Bou­ras­sa ! » Mais, confie-t-il avec humour, « Je me trou­vais sous l’orgue dans une sorte de por­te­voix par consé­quent, et, au lieu de se perdre dans le tas, mon mugis­se­ment est arri­vé jusqu’au chœur où il a presque épou­van­té les auto­ri­tés qui ont cru à un cri sédi­tieux. Je ne m’en suis pas van­té quand j’ai appris l’effet. »

Enfin, d’une voix un peu rauque, mais « très souple… très variée d’intonation », qui charme Pier­lot — auquel on repro­che­ra sou­vent le ton mono­corde de la sienne — l’orateur « sus­pend l’attention et conserve le silence jusqu’à ce que l’idée, avec ses res­tric­tions et ses nuances, soit entiè­re­ment sor­tie ». La pres­ta­tion est en véri­té pas­sée au crible, jusqu’à la ges­tuelle de Bou­ras­sa trou­vée d’un « sym­bo­lisme superbe ». Il brosse, au final, le por­trait de l’homme poli­tique idéal chez qui « le fond vaut mille fois mieux encore que la forme ; tout le carac­tère dés­in­té­res­sé, che­va­le­resque (le mot devient bête mais ici il s’impose) de l’homme dépasse le reste. Ouf ! Suf­fit pour aujourd’hui. ».

14 – 18, la mort au quotidien

Très patriote, Hubert Pier­lot compte par­mi les vingt-mille jeunes Belges (il a alors trente-et-un ans) qui se portent volon­taires en 1914 afin de défendre le pays contre l’agression alle­mande. Il a lais­sé des Car­nets inédits de son expé­rience (de cin­quante-deux mois!) au front. Le futur Pre­mier ministre a par­ti­ci­pé à toutes les cam­pagnes de l’armée belge. Il a vu la mort de près. Il a aus­si vécu l’expérience de la peur, du froid, de la faim, de l’ennui… Comme il l’a décla­ré lui-même à plu­sieurs reprises, sa par­ti­ci­pa­tion à la Pre­mière Guerre mon­diale a tota­le­ment chan­gé l’homme qu’il était. Aug­men­tant d’autant une appa­rence déjà aus­tère.

Les com­bats com­mencent en sep­tembre pour le 10e de Ligne, can­ton­né à Saint-Nico­las, et ne s’arrêtent pas avant la fin du mois sui­vant. Pier­lot voit son bap­tême du feu aux alen­tours de Ter­monde, qu’il retrouve détruite, telle un sque­lette pour ain­si dire. Le bruit de la mort lui appa­rait aus­si lors de son pre­mier contact avec les shrap­nels. « Je fis une invo­ca­tion men­tale, puis je sen­tis mes muscles des jambes et des bras se décon­trac­ter en une sen­sa­tion d’impuissance, d’anéantissement », jusqu’à l’explosion « for­mi­dable » qui met­tait fin à l’épreuve, comme « un dénoue­ment ». Hubert Pier­lot, dont tout le monde en poli­tique recon­nai­tra le cou­rage moral et phy­sique, res­sent, sur le front des Flandres, la peur au plus pro­fond. Celui qui dit ne jamais l’avoir éprou­vée, insiste-t-il, « ou il ment, ou il n’a jamais été au feu2 ». À cette époque, ce pas­sion­né de chasse s’est autant sen­ti gibier que chas­seur ; son pre­mier « Boche » abat­tu lui a d’ailleurs pro­cu­ré « exac­te­ment la même impres­sion que de tirer sur un gros cerf3 ». L’apprentissage de la mort au quo­ti­dien. En recon­nais­sance au len­de­main d’une échauf­fou­rée, Pier­lot observe « des choses bru­nâtres, informes », des cadavres de fan­tas­sins alle­mands, au milieu d’un champ de bet­te­rave. Il est frap­pé de « l’air maca­bre­ment gro­tesque » de mac­cha­bées qu’il com­pare aux man­ne­quins « de maga­sins d’équipements colo­niaux ». Mal­gré l’«horrible odeur » et une vision qui le pour­suit plu­sieurs jours, Pier­lot n’en conserve pas moins son esprit scien­ti­fique et pro­cède à un décompte des morts : « une tren­taine sur deux hec­tares de ter­rain. » Il renonce cepen­dant à leur reti­rer armes et équi­pe­ments, comme ordon­né, tant la tâche lui paraît « écœu­rante ». Il se contente d’emporter une plaque de cein­tu­ron avec l’inscription « d’une iro­nie atroce en ce moment : Gott mit uns4 ».

Politique du gouvernement, politique du roi

Une cer­taine his­to­rio­gra­phie a vou­lu réduire à une que­relle entre deux carac­tères (Pier­lot et Léo­pold III) l’opposition entre, d’une part, le Pre­mier ministre et ses gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs et, d’autre part, le roi et son entou­rage. À la suite de Jean Sten­gers, de Jan Velaers et Her­man Van Goe­them5, Pierre Van den Dun­gen montre l’existence de « deux poli­tiques » (dont une « per­son­nelle » de Léo­pold III). À nou­veau, l’auteur béné­fi­cie de docu­ments remar­quables pour étayer ses dires : les Car­nets inédits du Pre­mier ministre, tenus, au jour le jour, de 1939 (année de son acces­sion au poste de Pre­mier) à 1944.

« Dès novembre 1939, le roi demande avec insis­tance une réduc­tion du nombre des ministres du Cabi­net. Pier­lot pro­met de consul­ter, non sans rap­pe­ler au sou­ve­rain la néces­si­té de res­pec­ter les équi­libres poli­tique et lin­guis­tique. Ses col­lègues les plus proches mis au cou­rant, le géné­ral Edgard Denis, à la Défense, et sur­tout Camille Gutt — que la requête « hor­ri­pile » — sont oppo­sés à tout rema­nie­ment6… En véri­té, Léo­pold III, aidé de ses conseillers… cherche à pro­vo­quer la démis­sion de Pier­lot, mais sans por­ter publi­que­ment la res­pon­sa­bi­li­té d’une nou­velle crise de l’exécutif. Au terme de la réunion avec le sou­ve­rain, Capelle note, dépi­té, que le Pre­mier ministre « n’a tou­jours rien com­pris7»… Ain­si, le même jour, le roi rece­vait-il Mau­rice Lip­pens afin de lui pro­po­ser de for­mer un nou­veau gou­ver­ne­ment. Il semble que le libé­ral ait deman­dé au sou­ve­rain d’attendre la fin des réunions du Par­le­ment avant d’agir. Devant le manque de résul­tat de cette forme de per­sua­sion, lan­ci­nante mais douce, Léo­pold III sou­haite poser un ulti­ma­tum à Pierlot.

Il rédige une lettre sans ambages le 17 novembre : « Si, mal­gré mes aver­tis­se­ments répé­tés, un redres­se­ment sérieux ne s’opère pas au plus tôt, le gou­ver­ne­ment encour­ra vis-à-vis du Pays une res­pon­sa­bi­li­té que parai­trait cou­vrir mon silence appa­rent. Et ceci n’est pas possible. »

En sub­stance, il demande à Pier­lot de répondre avec « la fran­chise qu’il appré­cie chez lui en cas de désac­cord ». Et de conclure : « Dans ce cas, je ne doute pas que je pour­rais tou­jours, à un titre quel­conque, comp­ter sur votre pré­cieuse col­la­bo­ra­tion dans toute autre com­bi­nai­son ministérielle. »

Mais Léo­pold III n’envoie pas cette mis­sive de feu, mar­quée par l’humeur. Le 18, il pré­fère adres­ser une lettre, tou­jours aus­si cri­tique, mais dans laquelle il accepte de se ran­ger pro­vi­soi­re­ment à l’avis du Pre­mier sur la dif­fi­cul­té pré­sente de réduire l’équipe. À la condi­tion, pré­cise-t-il, que le gou­ver­ne­ment montre « plus d’énergie et de volon­té8 ».

Pier­lot accuse le coup. Il prend le temps d’un dimanche à Ber­trix et d’une par­tie de chasse répa­ra­trice avant de répondre le 20 novembre. Il a éga­le­ment ren­con­tré de Lich­ter­velde qui, d’expérience, lui a par­lé des « dif­fi­cul­tés tra­di­tion­nelles entre la cou­ronne et le gou­ver­ne­ment9 ». Dans sa réponse mesu­rée, Pier­lot ne se montre pas oppo­sé au rema­nie­ment. Mais, selon sa méthode, il demande d’attendre l’«indication des cir­cons­tances » pour l’effectuer. La pres­sion aug­mente aus­si­tôt du côté des conseillers du sou­ve­rain. Sur sol­li­ci­ta­tion royale, insistent-ils, ils s’immiscent dans des dos­siers en cours. Ce même 20 novembre, ce sont Fre­de­ricq et Capelle qui envoient un cour­rier au Pre­mier, posent des ques­tions — « un inter­ro­ga­toire»… — sur la consti­tu­tion­na­li­té d’une déci­sion10… Rete­nons pour l’instant que, dans le gou­ver­ne­ment, nul ne peut plus igno­rer, à com­men­cer par Pier­lot, que Lae­ken estime le minis­tère indé­si­rable. C’est bien « ain­si qu’on traite une affaire quand on veut for­mer un dos­sier contre quelqu’un », conclut Pier­lot11.

Paul-Hen­ri Spaak a éga­le­ment reçu un cour­rier « désa­gréable » de Léo­pold III, ins­pi­ré par Capelle croit-il, au sujet de la ges­tion de son dépar­te­ment. Il faut cla­ri­fier la situa­tion. Pier­lot obtient audience auprès du roi, le 24 novembre. Le ton de l’entrevue est direct : « J’ai dit tout ce que j’avais à dire : il y en avait beau­coup. J’ai signa­lé le manque de liai­son entre la cou­ronne et le gou­ver­ne­ment. Le roi ne pré­si­dant plus les conseils, cette ques­tion est capi­tale. Le cabi­net du roi revoit les affaires, s’entoure de conseils et for­mule auprès du roi un avis. Il y a là une dévia­tion. Les conseils natu­rels du roi sont les ministres… C’est à eux qu’il faut faire des remarques. Main­te­nant ils n’ont même pas l’occasion de les défendre. En résu­mé : cela ne va pas…»

À cette date, le Pre­mier ministre pro­pose sa démis­sion puisqu’il lui semble ne plus béné­fi­cier de la confiance royale. En véri­té, le roi ne veut pas por­ter la res­pon­sa­bi­li­té de la chute du minis­tère en pleine drôle de guerre. C’est ain­si qu’au terme de l’entrevue, mal­gré la pro­fon­deur des diver­gences entre le palais et le gou­ver­ne­ment, Pier­lot sort ras­sé­ré­né, convain­cu d’avoir apla­ni les oppo­si­tions. Il est même gra­ti­fié d’un éloge « plus appuyé » qu’il ne pou­vait s’y attendre. Il sait que cela ne va pas durer de la part de cet « homme si seul » pour lequel il éprouve de la « com­pas­sion12 ». De fait, dès le 30 novembre, inter­ven­tions et ini­tia­tives des conseillers reprennent tant auprès du Pre­mier que de son ministre des Affaires étran­gères, en charge de l’autre domaine d’action poli­tique que ceux-ci croient en bonne part rele­ver des pré­ro­ga­tives royales13. « Que puis-je pour­tant dire de plus clair qu’à la der­nière audience ? », se lamente Pier­lot14.

Le gouvernement en exil

Pier­lot arri­ve­ra en Grande-Bre­tagne avec Spaak (ministre des Affaires étran­gères) le 22 octobre 1940. Albert De Vlees­chau­wer, ministre des Colo­nies, et Camille Gutt, aux Finances, s’y trouvent déjà : le pre­mier depuis début juillet, le second depuis début aout. À cette époque, les autres membres du gou­ver­ne­ment ont refu­sé de quit­ter Vichy. De mi-juin à fin juillet 1940, dans un « uni­ver­sel aban­don », acca­blé par la défaite fran­çaise, Pier­lot a lui-même hési­té à par­tir. Il a même pré­sen­té la démis­sion de son gou­ver­ne­ment à Léo­pold III et aux Alle­mands. Ceux-ci n’ont jamais répon­du. Fin aout, Pier­lot prend la déci­sion de quit­ter la France. Spaak l’accompagne. Mais l’un et l’autre sont rete­nus pri­son­niers en Espagne par le gou­ver­ne­ment de Fran­co et doivent s’évader, dans des condi­tions rocam­bo­lesques, pour réus­sir enfin à gagner Londres après plu­sieurs semaines de rési­dence surveillée.

Pierre Van den Dun­gen donne un aper­çu détaillé de la ges­tion quo­ti­dienne, sou­vent dif­fi­cile, de ce gou­ver­ne­ment belge en terre étran­gère. Cette étude consti­tue une par­tie impor­tante (dans tous les sens du terme) de la bio­gra­phie. Elle révèle l’affirmation pro­gres­sive du Cabi­net auprès des Alliés, mais aus­si en Bel­gique occu­pée et au Congo (alors colo­nie belge). Arrê­tons-nous ici sur des évè­ne­ments à carac­tère essen­tiel­le­ment pri­vés. Car, pour Pier­lot, à la rude expé­rience lon­do­nienne et à la décep­tion devant l’attitude de Léo­pold III (qui a pour­sui­vi sa poli­tique per­son­nelle pen­dant l’occupation au moins jusque fin 1941), s’ajoute un drame dont il ne s’est jamais remis : la mort de ses deux fils ainés.

Les 20 et 21 juin 1942 […] Pier­lot se confie à André de Staercke qu’il a fait appe­ler de Bel­gique. Il cherche à s’entourer d’hommes de confiance et celui-ci appar­tient sans conteste à cette caté­go­rie. Une fois deve­nu chef de cabi­net et secré­taire (à par­tir d’avril 1943), de Staercke contri­bue­ra entre autres à l’organisation et à la sys­té­ma­ti­sa­tion des ser­vices du Pre­mier15. Pier­lot […] exprime sa pas­sion monar­chiste déçue devant la « trom­pe­rie de Léo­pold III », tout à un « esprit de dis­si­mu­la­tion qu’il avait com­men­cé à démê­ler quelques mois avant l’invasion ». Il sait désor­mais, confie-t-il à André de Staercke, que l’entente avec lui est sans doute deve­nue impos­sible. À titre per­son­nel, la poli­tique royale de neu­tra­li­té tou­jours affi­chée — en juin 1942 — le « dégoute ». Ne s’apparente-t-elle pas à « une com­bi­nai­son sau­mâtre des manies de Van Overs­trae­ten (conseiller mili­taire du roi) et des malices de van Zuy­len (direc­teur de la poli­tique aux Affaires étran­gères avant guerre) avec la ten­dance du roi à la méfiance, à l’abstention, l’isolement16 » ? Plus pro­fon­dé­ment encore, Pier­lot est meur­tri parce que, comme son ami Gutt, la guerre l’a pri­vé de ses deux fils ainés, Louis et Jean. (La nou­velle) s’est d’ailleurs très vite répan­due à Bruxelles17.

Pier­lot n’a racon­té la tra­gé­die qu’à quelques proches : « L’accident est sur­ve­nu le 28 avril 1941. Louis, Jean et Gérard avaient pris le train pour ren­trer au col­lège d’Ampleforth, après les vacances de Pâques. Hubert, légè­re­ment indis­po­sé, était res­té à la mai­son. Un incen­die s’est décla­ré en cours de route dans le com­par­ti­ment que les enfants occu­paient. Gérard a pu s’échapper à temps en sau­tant du train. Les deux grands y sont res­tés avec quatre autres élèves. »

Les gar­çons venaient d’entrer (en jan­vier 1941) comme internes dans ce col­lège catho­lique18.

Depuis lors, le Pre­mier et sa femme conti­nuent « à se consa­crer comme par le pas­sé, aux devoirs qui leur res­tent ». Mais, « humai­ne­ment par­lant… espoirs et pro­jets » sont détruits en eux. Dans cette épreuve, le couple s’en remet à sa foi, pre­mière des « réa­li­tés […] solides », grâce à laquelle ils résistent à l’abattement et au déses­poir. La guerre avait rap­pro­ché Pier­lot de ses fils, qui avaient atteint l’âge d’homme et beau­coup muri « les der­niers mois, au milieu d’évènements dont ils avaient com­pris le sens ». Et l’homme de prin­cipes et d’éducation stricte de se conso­ler d’avoir eu « l’immense satis­fac­tion […] de consta­ter qu’ils avaient eu des réac­tions sem­blables aux siennes ». Louis, notam­ment, aux pires heures de la fin juillet 1940, avait envoyé une lettre de sou­tien à son Pre­mier ministre de père qui avait fait écrire à ce der­nier : « Je découvre vrai­ment mon fils19. »

La Question royale

La rup­ture entre les deux branches du pou­voir exé­cu­tif belge, offi­ciel­le­ment consom­mée le 25 mai 1940 au châ­teau de Wij­nen­daele, se pro­lon­ge­ra la guerre entière. Tout au long du conflit, le gou­ver­ne­ment a pour­tant ten­té de renouer avec « Lae­ken » (soit Léo­pold III) afin de garan­tir la concorde natio­nale au moment de la Libé­ra­tion. Mais aus­si parce que les ministres crai­gnaient la for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment auto­ri­taire qui aurait été emme­né par le sou­ve­rain ! Une peur d’ailleurs par­ta­gée par les Alliés. L’envoi de la Mis­sion Xavier, ultime ten­ta­tive dans le sens d’un rap­pro­che­ment de la part du gou­ver­ne­ment, est l’occasion d’un nou­veau drame pour Pier­lot et sa femme. Xavier n’est autre que le beau-frère du Pre­mier, Fran­çois De Kin­der. Or, après avoir rem­pli sa mis­sion (décembre 1943-jan­vier 1944), celui-ci est arrê­té et puis fusillé par les Allemands.

De retour en Bel­gique, Pier­lot conserve sa fonc­tion — contre son gré — jusque début février 1945. Les siens (le Par­ti catho­lique rebap­ti­sé Par­ti social chré­tien) lui recon­naissent le mérite d’être allé en Grande-Bre­tagne, mais exigent qu’il garde le silence sur la « poli­tique de Lae­ken ». Car le dif­fé­rend entre le gou­ver­ne­ment et le roi, en gésine depuis les années trente, s’est entre-temps por­té sur la place publique sous le nom de « Ques­tion royale»… Jusqu’en juillet 1947, l’ex-Premier, désor­mais reti­ré de la vie publique (et même pous­sé à la retraite par les siens…) se tient coi. Mais les ten­ta­tives du nou­veau secré­taire du roi, Jacques Pirenne, pour rame­ner Léo­pold III sur le trône (le sou­ve­rain demeure à l’étranger et prin­ci­pa­le­ment en Suisse jusqu’en 1950) vont ame­ner Pier­lot à sor­tir de sa réserve. Il le fera alors à grand ren­fort de publi­ci­té dans le quo­ti­dien Le Soir, dans une série de douze articles inti­tu­lés « Pages d’Histoire ».

Afin de ne pas inter­fé­rer dans la cam­pagne élec­to­rale, le roi fait annon­cer que la paru­tion (du Livre blanc pré­pa­ré par son secré­taire) aura lieu après les élec­tions du 17 février. Le 13, Pirenne envoie pour­tant à La Libre Bel­gique ses inti­tu­lés des cha­pitres qui ne dis­si­mulent rien, en effet, de leur carac­tère polé­mique (La défaillance du gou­ver­ne­ment Pier­lot, Le roi arrête le gou­ver­ne­ment Pier­lot sur la voie de la capi­tu­la­tion poli­tique…). Le sang de Pier­lot ne fait qu’un tour. Le 16, la veille du scru­tin, il adresse un com­mu­ni­qué au Soir, relayé par les jour­naux, Bel­ga et lu trois fois sur les ondes. L’ex-Premier s’insurge contre les « impu­ta­tions » de Pirenne (se récla­mant des « ordres du roi ») qui laissent le lec­teur sans rien, sinon des « titres chocs » jetés en pâture en pleine pas­sion poli­tique, à la veille des élections.

D’ores et déjà, Pier­lot […] dément les inti­tu­lés des cha­pitres. Et d’annoncer, pour la pre­mière fois à l’opinion publique, son inten­tion de sor­tir « d’une réserve et de rompre un silence […] long­temps impo­sés et qu’avant-hier encore […] il décla­rait vou­loir conti­nuer à obser­ver, dans l’intérêt supé­rieur du pays ». Désor­mais « on a trop abu­sé d’une dis­cré­tion qui fini­rait par créer une équi­voque et éga­rer l’esprit public ». Aux yeux de Pier­lot, Pirenne a décou­vert la Cou­ronne. En d’autres termes, le droit de réponse lui revient car l’adversaire a ouvert les hos­ti­li­tés. Il conclut son com­mu­ni­qué d’un para­graphe sévère : « Le res­pect, pous­sé jusqu’au scru­pule, de ce qui reste du secret auquel l’ancien ministre du roi est obli­gé ne se com­pren­drait plus, dès lors que sont livrés au juge­ment de l’opinion les actes que la Consti­tu­tion a vou­lu cou­vrir du man­teau de l’irresponsabilité ». « Désor­mais », lance-t-il sans équi­voque, « ma parole est libre20»… Et puis, selon Pier­lot, Pirenne a com­mis la pire des erreurs poli­tiques en iden­ti­fiant l’institution monar­chique à Léo­pold III21

On sait que Pier­lot clas­si­fie docu­men­ta­tion et archives depuis l’été 1945. Désor­mais, il va s’atteler à la rédac­tion d’un texte sui­vi sur la base de la copie de Londres (dite L2) de son expo­sé des rap­ports entre le roi et le gou­ver­ne­ment pen­dant la guerre. À par­tir de février-mars, il confronte ses notes à la biblio­gra­phie, inter­roge divers ex-subor­don­nés et col­la­bo­ra­teurs sur des sujets pré­cis22. L’exposé consti­tue un docu­ment de pre­mière main, rédi­gé au moment des faits et dont nous connais­sons la genèse. Pier­lot avait com­men­cé son écri­ture lors de l’été 1940 à Vichy et ache­vé celle-ci entre jan­vier et février 1941 à Londres. En mars sui­vant, il a « rema­nié » une ultime fois ce texte qu’il dénomme « L’Historique », ayant deman­dé à Spaak et Gutt d’y appor­ter les modi­fi­ca­tions néces­saires. D’autres poli­tiques en exil ont lu et com­men­té cet ample tra­vail… À cette époque, Pier­lot songe à publier son rap­port pour l’Histoire. Il se rend compte des « incon­vé­nients pos­sibles » d’une dif­fu­sion large, même sans édi­tion offi­cielle, qui serait à l’origine « de polé­miques que l’intérêt public com­mande de ne pas reprendre » […] On se doute que l’existence du docu­ment n’a pu être tenue secrète long­temps, en dépit de toutes les mesures de dis­cré­tion. À telle enseigne qu’en 1943, l’espionnage amé­ri­cain est par­ve­nu à s’en pro­cu­rer une copie aus­si­tôt tra­duite en anglais23

L’ex-Premier com­mence son tra­vail de véri­fi­ca­tion docu­men­taire et d’écriture au plus tard le 25 jan­vier 1946, soit avant l’affaire du Livre blanc et au len­de­main de la prise de posi­tion publique du Soir dans la Ques­tion royale. La pos­ture de neu­tra­li­té de la rédac­tion du quo­ti­dien l’agrée. « C’est le rai­son­ne­ment et non la pas­sion qui doit ins­pi­rer des élec­teurs sur le point de se rendre aux urnes24. » À la suite de son inter­ven­tion du 16 février, les pres­sions ami­cales, les lettres ano­nymes — qui vont jusqu’aux menaces de mort — le prient ou le somment de ne pas pas­ser à l’acte. Mais désor­mais plus rien ne peut l’arrêter de rédi­ger. Pas même les cam­pagnes de presse de La Libre Bel­gique et sur­tout de Vrai qui le prennent pour cible. Il se passe cepen­dant encore un an et demi avant que l’ex-Premier se résolve à publier son Mémoire dans les colonnes du Soir25. Il aura atten­du, dere­chef, que l’autre bord ouvre le feu»…

Car le roi lui-même hésite sur l’opportunité de faire édi­ter l’ouvrage de son secré­taire. Il finit par renon­cer à la dif­fu­sion des qua­rante-mille exem­plaires déjà impri­més. En revanche, il en fait remettre quelques-uns à une com­mis­sion — dite com­mis­sion Ser­vais du nom du pro­cu­reur géné­ral qui la pré­side — ins­ti­tuée (par le roi) en juillet 1946 et com­po­sée de neuf hautes per­son­na­li­tés belges. Soit trois hauts magis­trats émé­rites, quatre avo­cats, le rec­teur magni­fique et le secré­taire géné­ral de l’université de Lou­vain. L’équilibre poli­ti­co-phi­lo­so­phique est tou­te­fois garan­ti par la pré­sence, par­mi les sept légistes, de quatre pro­fes­seurs de l’ULB. Le gou­ver­ne­ment Van Acker, qui vit alors ses der­nières heures, ne recon­nait pas offi­ciel­le­ment cette ins­tance tra­vaillant sans en réfé­rer au Par­le­ment26. Le minis­tère Camille Huys­mans (socia­liste, libé­ral, com­mu­niste), qui lui suc­cède d’aout 1946 à mars 1947, ne lui accorde pas plus de cré­dit. La com­mis­sion publie néan­moins son rap­port en juin 1947. À cette date, la Bel­gique est diri­gée par un cabi­net bipar­tite, socia­liste-catho­lique, conduit par Spaak et Eys­kens, et qui va se main­te­nir jusqu’en aout 1949.

Pour Pier­lot, mal­gré ses efforts pour encou­ra­ger la « récon­ci­lia­tion natio­nale », la com­mis­sion manque son but parce qu’elle pro­pose, en somme, une ver­sion adou­cie du Livre blanc. Elle s’est, en effet, basée sur les docu­ments amas­sés par Pirenne (dont cer­tains avaient pour­tant été tronqués)…

Les membres de ce groupe de tra­vail ne pré­tendent d’ailleurs pas à autre chose. Comme le résume dure­ment un article du Peuple, « un his­to­rien est un arbitre. Eux ont été des répon­dants. Sol­li­ci­tés par le roi, choi­sis par lui, ils ont vou­lu lui rendre témoi­gnage27 ». C’est alors et seule­ment alors que Pier­lot se décide à rendre public le tra­vail auquel, pour sa part, il se livre depuis l’année pré­cé­dente. Dans sa pers­pec­tive, il veut œuvrer au nom de la Véri­té, en pré­sen­tant des « Pages d’Histoire » au-delà des enjeux poli­tiques du moment28.

  1. Archives pri­vées Hubert Pier­lot, 12 sep­tembre 1910, Mont­réal, place Vigier Hôtel, H. Pier­lot à sa « chère Maman ».
  2. Cahiers Pre­mière Guerre mon­diale (CPGM), Car­nets 14 – 18, 2e par­tie, n° 4, p. 83.
  3. CPGM, Car­nets 14 – 18, 2e par­tie, n° 4, p. 95 – 96.
  4. CPGM, Car­nets 14 – 18, 2e par­tie, n° 4, p. 102 – 107.
  5. J. Sten­gers, Léo­pold III et le gou­ver­ne­ment. Les deux poli­tiques belges de 1940, édi­tions Racine, 2002, 2e éd et J. Velaers, H. Van Goe­them, Léo­pold III, de Koning, het Land, de Oor­log, Lan­noo, 2001, 3e édi­tion. Her­man Van Goe­them est d’ailleurs l’un des membres du comi­té de lec­ture de l’ouvrage de Van den Dungen.
  6. Car­nets de la Seconde Guerre (CSG), C1, 11 – 11 1939, p. 8 et suivantes.
  7. J. Velaers, H. Van Goe­them, op. cit., p. 141, p. 1021.
  8. J. Sten­gers, L’action du roi en Bel­gique depuis 1831. Pou­voir et influence, édi­tions Ducu­lot, 1994, p. 71 – 72.
  9. CSG, C1, 20 – 11 1939, p. 26 – 27.
  10. CSG, C1, 21 – 11 1939, p. 28 – 29 et Archives géné­rales du royaume (AGR), dos­sier 35 : ensemble lettres Léo­pold III, farde 1939, 20 – 11 1939, L. Fre­de­ricq à H. Pier­lot, Liste de ques­tions, 2 p. et 20 – 11 1939, R. Capelle à H. Pierlot.
  11. CSG, C1, 21 – 11 1939, p. 29 et AGR, Dos­sier 35…, 18 – 11 1939, Léo­pold III à H. Pier­lot, 20 – 11 1939, H. Pier­lot à Léo­pold III ; 20 – 11, 21 – 11 1939, Léo­pold III à H. Pier­lot et Copie 22 – 11 1939, H. Pier­lot à Léo­pold III.
  12. CSG, C1, 24 – 11 1939, p. 35 – 37.
  13. FS (Fonds Spaak), C1, F1, D16 : 27 – 02 1940, P. Le Tel­lier à R. Capelle.
  14. CSG, C1, 24 – 11 1939, p. 39 – 40.
  15. André de Staercke s’est éva­dé en com­pa­gnie de Fer­nand Spaak, fils du ministre des Affaires étran­gères avec lequel il voyage d’avril à juin 1942 (A. de Staercke, Mémoires sur la Régence et la Ques­tion royale, « Tout cela a pas­sé comme une ombre » et G. Kur­gan, André de Staercke, Nou­velle Bio­gra­phie natio­nale, Bruxelles, Aca­dé­mie, t. 9, 2007, p. 143 – 146). Mais aus­si : CSG, C6, 13 – 11 1943 ; AGR, dos­sier 18, doubles en date du 13 – 10 au 30 – 11 1943, 16 – 11 1943 et dos­sier 22, doubles en date du 22 – 03 au 2 – 05 1944. Londres, 22 – 04 1944.
  16. CSG, C3, 4 – 05 1942.
  17. Dès mai 1941, un ser­vice funèbre a lieu à Bruxelles dans la cha­pelle du col­lège Saint-Jean Berch­mans. Bien que non annon­cé, plu­sieurs cen­taines de per­sonnes se pressent lors de l’office reli­gieux, notam­ment des hommes poli­tiques. (P. Struye, Jour­nal de guerre 1940 – 1945, éd. Racine, 2004, p. 203).
  18. APHP, Divers PH. 2, 1941 – 1944, cor­res­pon­dance d’Hubert à Londres 12 – 01 1942, H. Pier­lot à F. Haverland.
  19. ULB, Réserve pré­cieuse (RP), Copie cor­res­pon­dance Theu­nis, 9 – 06 1941, H. Pier­lot à G. Theu­nis, APHP, Divers PH. 2, 1941 – 1944, cor­res­pon­dance d’Hubert à Londres, 29 – 09 1941, H. Pier­lot à P. For­thomme, Japon et Notes manus­crites de la main d’Hubert Pier­lot…, 1 – 08 1940.
  20. APHP, Caisse poli­tique depuis 1944, Le Soir, « M. Pier­lot dément les impu­ta­tions du secré­taire du roi », 16 – 02 1946, p. 1 et « Une cin­glante mise au point de M. Pier­lot », Le Peuple, 19 – 02 1946.
  21. APHP, farde Par­tie géné­rale : dos­siers docu­men­taires pré­pa­rés. Par­tie géné­rale et J. Sten­gers, Léo­pold III…, p. 208 – 213.
  22. APHP, Dos­sier pré­pa­ra­toire au mémoire du Pre­mier ministre, Expo­sé des rap­ports entre le roi et le gou­ver­ne­ment pen­dant la guerre ; Bruxelles, 9 – 03 1946, H. Pier­lot au lieu­te­nant-colo­nel Devaux.
  23. J. Sten­gers, Léo­pold III…, p. 298.
  24. AGR, Dos­sier 124 non repris à l’inventaire, Le Soir, 24 – 01 1946, p. 1 : Le Soir, « La Ques­tion royale ». Pier­lot a coché l’article et Jour­nal dac­ty­lo­gra­phié…, 20 – 02 1946, p. 34.
  25. AGR, Dos­sier 124 Polémique.
  26. APHP, Farde Ques­tion royale. Polé­mique. Rap­port com­mis­sion Ser­vais article com­plé­men­taire etc. et FS, C20, F190, D3954, Chro­no­lo­gie Ques­tion royale, 1946.
  27. APHP, Farde Ques­tion royale. Polé­mique. Rap­port com­mis­sion Ser­vais article com­plé­men­taire etc. Cor­res­pon­dance de La Métro­pole, Lettre de Bruxelles, le 23 juin 1947. « Le Rap­port léo­pol­dien. Un nou­veau pas de clerc dans l’impasse. Des avo­cats qui se défendent de l’être », Le Peuple, p. 1 et 3 (Semble-t-il le 22 juin 1947).
  28. J. Sten­gers, Léo­pold III…, p.211 – 213 et V. Dujar­din, « L’impossible récon­ci­lia­tion », M. Dumou­lin, M. Van den Wijn­gaert, V. Dujar­din, dans Léo­pold III, Com­plexe, 2001, p. 229 – 251, p. 241.

Pierre Van den Dungen


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