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Homo Laborans

Numéro 3 - 2017 par Christo Datso

avril 2017

Péri­clès se regar­dait dans le miroir des waters. Il se fai­sait vieux. C’était une étrange et douce sen­sa­tion. Se sen­tir vieillir. Étrange et inat­ten­due. Une sen­sa­tion au goût d’amande. À quoi res­sem­blaient les amandes ? Le mot avait sur­gi tout seul dans sa tête ronde. Une cica­trice lui bar­rait le visage en dia­go­nale, elle tran­chait l’arcade sourcilière […]

Italique

Péri­clès se regar­dait dans le miroir des waters.

Il se fai­sait vieux. C’était une étrange et douce sen­sa­tion. Se sen­tir vieillir. Étrange et inat­ten­due. Une sen­sa­tion au goût d’amande. À quoi res­sem­blaient les amandes ? Le mot avait sur­gi tout seul dans sa tête ronde. Une cica­trice lui bar­rait le visage en dia­go­nale, elle tran­chait l’arcade sour­ci­lière droite, pas­sait au-des­sus l’orbite, des­cen­dait jusqu’au lobe de l’oreille. Trace de quel ancien com­bat essaya-t-il de se remé­mo­rer, ves­tige de qui je fus. Comme une ruine dans un pay­sage qui s’use. Comme ce petit temple au bord de la mer, il y a long­temps. Vieillir. Je me regarde dans le miroir de la mer et le temps n’a plus de prise.

Ses étu­diants atten­daient sage­ment dans l’auditoire, de l’autre côté du cou­loir, qu’il sorte de sa léthar­gie, qu’il reprenne son cours.

Péri­clès s’oubliait dans le miroir de l’eau lorsqu’un mes­sage incon­gru, agres­sif s’afficha en lettres rouges sur la glace dépo­lie : « Péri­clès, vous venez de pas­ser deux minutes et qua­rante-cinq secondes dans les toi­lettes. C’est trente secondes de plus que le temps règle­men­taire pour uri­ner. Votre cré­dit temps sera auto­ma­ti­que­ment ajus­té selon la norme dégres­sive en vigueur depuis…». Le reste était écrit en tout petits carac­tères, la men­tion de l’acte légal publié au jour­nal offi­ciel. Péri­clès tour­na la manette de l’évier, s’aspergea le visage d’eau tiède. Elle a une cou­leur de rouille. Qu’ont-ils encore ajou­té à l’eau ? Elle est fraiche, elle est douce. Il prit son mou­choir et s’essuya les yeux en frot­tant dou­ce­ment les orbites sans tou­cher à la rigole de l’ancienne cica­trice. Mes yeux sont fati­gués. Mes yeux se font vieux. Est-ce que c’est ain­si que l’on sait que l’on vieillit ? Il prit un peigne dans la poche de son ves­ton. Mon ves­ton est usé. Il est vieux et usé. Mais c’est un bon ves­ton. Il se pei­gna len­te­ment en lis­sant ses che­veux noirs vers l’arrière. Avec un peu d’eau ce sera meilleur…

Au diable le cré­dit temps !

La ving­taine d’élèves atten­dait dans le trop vaste audi­toire, répar­tis d’un bout à l’autre de la salle, iso­lés les uns des autres, la plu­part rivés à leurs télé­phones, sauf une paire de jumelles indiennes au pre­mier rang qui lisaient cha­cune un livre, un gros livre relié aux cahiers cou­sus. Elles s’installent tou­jours au pre­mier rang. Elles sont stu­dieuses. Elles bougent la tête en même temps, elles sou­rient en même temps, elles ont les dents très blanches, la peau fon­cée. D’où viennent-elles encore : Tri­van­drum ? Maha­ba­li­pu­ram ? Chaque semaine, elles empruntent un nou­veau livre à la biblio­thèque. Sans elles et quelques rares achar­nés, la véné­rable ins­ti­tu­tion aurait fer­mé cette année. Mais pour com­bien de temps encore ?

Les étu­diants redres­sèrent la tête. Ils regar­daient l’écran mural, sauf les jumelles qui l’observaient, lui. Elles me scrutent. Que pensent-elles de moi ? « Tu es vieux ». Elles se disent cela, peut-être. Que disent-elles d’autre ? « Tu es démo­dé, usa­gé, tu es un pro­fes­seur d’occasion, on t’a trou­vé aux Puces et te voi­là remon­té pour le cours. Tu allais par­tir au rebut. C’est grâce à nous que tu es ici. Mais qu’as-tu encore à nous apprendre que nous ne sachions déjà ? »

Non, ce n’est pas cela. Elles ont encore appris le res­pect des vieux dans leur famille car elles viennent du monde per­du, d’où je viens aus­si. Elles atten­dant que je parle. Mais les autres ? Tous les autres ? Péri­clès obser­va un à un tous les visages de ses étu­diants. Pour eux, il était aus­si vivant qu’un gobe­let en plas­tique jeté dans la pou­belle du cou­loir, qu’une crotte de chien en rue. Ils m’ignorent. À leurs yeux, je n’existe pas. Pour­quoi s’obstinent-ils à venir ? À rem­plir des jetons de pré­sence dans leurs fiches sco­laires sans doute. Leur cré­dit temps, à eux. Sauf les Indiennes. Les jeunes filles assises au pre­mier rang qui attendent que je parle, elles viennent pour moi. C’est pour elles que je m’obstine, que je lutte contre l’usure du temps qui abime ma mémoire, ma peau, mes vêtements.

Péri­clès enfon­ça les mains dans les poches de son ves­ton, redres­sa le torse et reprit son cours magistral.

« Le grand tournant…»

De temps à autre il fai­sait glis­ser son doigt sur son por­table pour affi­cher une nou­velle dia­po­si­tive. La plu­part des étu­diants sui­vaient l’écran mural les yeux éteints. Ils sur­li­gnaient un groupe de mots sur l’image qui appa­rais­sait en même temps sur leur propre tablette. Les Indiennes écri­vaient dans un cahier. Elles pre­naient des notes ! L’une écri­vait au feutre rouge dans un car­net de papier recy­clé, relié en cuir, d’une écri­ture à peine appuyée avec de grands carac­tères. Elle tour­nait les pages rapi­de­ment. L’autre uti­li­sait un sty­lo de marque, rem­plis­sait d’une petite écri­ture les pages d’un agen­da vierge d’il y a trente ans. Chaque mot qu’elle y dépo­sait sem­blait choi­si avec soin.

« Le grand tour­nant… Il y a trente ans ». Péri­clès reprit sa phrase, regar­da la jeune Indienne qui s’appelait Sha­du­rya. Elle leva les yeux de son car­net. « Oui, il y a trente ans, l’âge de ton agen­da Sha­du­rya. » Elle et sa sœur qui s’appelait Aish­va­rya s’arrêtèrent de noter, se mirent à rire dou­ce­ment en se cachant le bas du visage dans leur fou­lard. Un étu­diant du fond de la salle poin­ta son télé­phone dans la direc­tion du pre­mier rang et se mit à filmer.

« Toi ! Arrête ça tout de suite ! », hur­la Péri­clès en direc­tion du gar­çon du fond de la salle. Imper­tur­bable, l’étudiant poin­ta son télé­phone dans la direc­tion de Péri­clès et conti­nua de fil­mer. « Il a le droit, Prof ! Il a le droit de fil­mer ce qui se passe dans l’auditoire. Dois-je te rap­pe­ler le décret sur la pro­tec­tion des étu­diants ? » Celui qui venait de par­ler, rica­nant, un fort en thème que Péri­clès connais­sait bien, un fli­caillon qui se des­ti­nait à une car­rière poli­tique, était le pro­to­type du fils de bonne famille, bien nour­ri, blanc, habillé d’un pull bleu ciel à col ouvert sur une che­mise blanche… Il pre­nait plai­sir à ter­ro­ri­ser ce qui res­tait du corps ensei­gnant sur le cam­pus, mena­çant les vieux dans son genre de pour­suites pour le moindre écart de conduite : har­cè­le­ment sup­po­sé d’étudiants (un mot échan­gé dans un cou­loir), non-res­pect de la vie pri­vée (inter­pe­ler comme Péri­clès venait de le faire un étu­diant par son pré­nom), conte­nus de cours déviants ou sus­pects d’«archaïsme » (la liste des chefs d’accusation était longue), résis­tance aux méthodes d’enseignement modernes (en gros, s’obstiner à ne don­ner cours que dans une salle et pas se conten­ter de twit­ter ou de pré­pa­rer des MOOC)…

« Je te mets ton décret au cul et ce n’est pas toi ni les nazis de ton espèce qui allez m’empêcher de don­ner cours comme je veux », ton­na Péri­clès qui s’était avan­cé dans les tra­vées, mena­çant. À chaque pas on aurait dit qu’il pre­nait de la hau­teur, qu’il gran­dis­sait. Plan­té devant l’étudiant, d’une sta­ture colos­sale, sa tête tou­chant le pla­fond de la salle, Péri­clès se conten­ta de balayer l’étudiant comme une crotte, du pouce et du majeur. Le fort en thème val­din­gua au fond de la classe et s’écrasa sur le sol avec un bruit mou. Il se retour­na vers le bou­ton­neux qui conti­nuait à fil­mer la scène, le visage exta­tique. « Et toi, balance-nous tout ça sur les réseaux, qu’on en finisse. »

Péri­clès des­cen­dit cal­me­ment les marches de l’auditoire et reprit sa place sur l’estrade.

« Le grand tour­nant… Il y a donc trente ans. » Il mar­qua une pause, véri­fia qu’Aishvarya et Sha­du­rya écou­taient atten­ti­ve­ment, « lorsque fut adop­tée la loi d’allocation uni­ver­selle, ce fut le com­men­ce­ment de l’époque que nous vivons et de l’instauration des castes, l’avènement du bon­heur social, la fin du tra­vail, cette ignoble sur­vi­vance des âges obs­curs de l’humanité… Tout cela que vous connais­sez… et tout ce que vous ne connais­sez pas… Il est temps que quelqu’un vous apprenne l’histoire. »

On enten­dait des sirènes hur­ler à l’extérieur. Des véhi­cules s’arrêter à l’entrée du bâti­ment. Les étu­diants tour­nèrent la tête vers les fenêtres, sauf les deux Indiennes.

« La grande sub­sti­tu­tion… c’est cela dont vous n’avez pas enten­du par­ler… vous n’en trou­ve­rez plus de trace dans les manuels, dans les sources numé­riques, toutes tra­fi­quées, ce qui est arri­vé après, quand la caste supé­rieure a fait ses cal­culs… qui a sui­vi le tour­nant, fut la dis­pa­ri­tion pro­gram­mée des “intou­chables”, les allo­ca­taires du reve­nu universel. »

Des bruits de bottes dans le cou­loir. La porte de l’auditoire fut défon­cée, une dizaine de robots de la sécu­ri­té firent irrup­tion dans la salle. L’un d’eux poin­ta son bâton à dou­leur dans la direc­tion de Périclès.

« Le rem­pla­ce­ment des êtres humains par des…»

Péri­clès s’effondra sur l’estrade, une légère odeur de bru­lé se répan­dit au pre­mier rang. Aish­va­rya et Sha­du­rya se rap­pro­chèrent du corps inerte du vieux pro­fes­seur. Déjà, les robots fai­saient le ménage, abat­taient l’un après l’autre tous les étu­diants pré­sents dans l’auditoire, tous, sauf les deux Indiennes.

« Je me demande ce qu’il a vou­lu dire…», dit Sha­du­rya, en tou­chant la peau bru­lée du visage de Péri­clès. Quelques traces de métal appa­rais­saient sous la bru­lure. Sa sœur répon­dit : « Il ne fonc­tion­nait plus très bien, c’était vrai­ment un vieux modèle ».

Christo Datso


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