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Homophobie romaine : un droit d’inventaire
Ces quelques lignes n’ont d’autre but que de prolonger le débat sur l’homophobie entamé récemment ici même par Gérard Fourez et Luc Van Campenhoudt. En soumettant à l’examen des lecteurs un essai peu connu du théologien Gareth Moore, le but est de contribuer à répondre — par auteur interposé — à l’exigence par laquelle se terminait l’intervention de Luc Van Campenhoudt : « La question que doivent se poser les progressistes — croyants ou non — est celle des arguments qu’ils utilisent contre l’homophobie […]. Il faudrait élaborer collectivement une alternative éthique positive et cohérente. »

Dans le programme astreignant énoncé par Luc Van Campenhoudt et à condition d’oser en prendre le risque, les théologiens ont un rôle non négligeable à jouer au sein de leur propre ascendance religieuse. Et cela d’autant plus que les religions du Livre non seulement pratiquent objectivement l’homophobie mais, de plus, en font des théories qu’elles répandent très largement. Rien n’empêche par exemple des théologiens catholiques de déconstruire les discours anthropologiques, exégétiques ou théologico-juridiques tenus sur l’homosexualité par les dignitaires romains, d’en tirer les conclusions et d’élaborer des contrepropositions évangéliquement mieux fondées. Bref d’exercer — comme naguère Jospin en politique — leur droit d’inventaire.
C’est la voie qu’avait choisie le théologien britannique Gareth Moore lorsque, dans un long exposé, il soumit les 8 et 9 mars 1997 ses prises de position sur « Homosexualité 1 et christianisme » à la communauté dominicaine de Froidmont (Rixensart), où il résidait alors. À ma connaissance, cette conférence n’a jamais été publiée comme telle et n’est accessible que sur internet (voir [http://site.voila.fr/cathogaysbelgique]). À partir de ce texte largement foisonnant, je me limiterai ici à restituer le mieux possible la quintessence de deux arguments avancés par ce théologien pour remettre très profondément en cause l’actuel discours de l’Église romaine sur l’homosexualité après avoir minutieusement revisité ce dernier.
L’anthropologie, défaut de la cuirasse
En analyste perspicace, Gareth Moore repère d’abord une anomalie anthropologique dans les trois documents du Vatican sur l’homosexualité publiés ces trente dernières années : Persona humana (1976), Homosexualitatis problema (1986) et Le catéchisme de l’Église catholique (1992) : « L’Église, observe-t-il, parle toujours en termes d’actes homosexuels ; elle ne parle jamais de relations homosexuelles. C’està- dire qu’en traitant des actions homosexuelles des homosexuels, elle en parle comme si celles-ci se produisaient en dehors de toute relation humaine » (chapitre ii, La Bible). En utilisant de tels termes, les auteurs de ces textes ecclésiastiques nient donc qu’il puisse exister des relations d’amour sexuel authentiques et stables entre deux personnes du même sexe au motif que toute pratique de l’homosexualité n’est pensable qu’en termes d’actes individuels de complaisance de soi. Mais sur quelle démonstration ce jugement s’appuie-t-il ? Certes pas sur leur expérience de pratiques homosexuelles, puisque théoriquement du moins ils ne peuvent en avoir, et pas davantage en se mettant à l’écoute de celles et ceux qui vivent ce qu’ils qualifient de « condition homosexuelle ». En fait le raisonnement élaboré est purement théorique et se réfère à ce que la tradition romaine appelle la Loi naturelle, autrement dit la capacité qu’a l’homme de découvrir la volonté du Créateur en observant le grand-livre de la nature. Pour Rome, cette loi naturelle montre que, des homosexuels ne pouvant procréer, ils ferment l’acte sexuel au don de la vie et que, de ce fait, leurs actes ne procèdent pas d’une complémentarité sexuelle véritable (voir Le catéchisme, n° 2357).
Sans s’attarder à critiquer en ellemême la perception de l’univers dont dépendent ces arguments, Gareth Moore va trouver plus intéressant de prendre au pied de la lettre le raisonnement de l’autorité ecclésiastique pour mettre en lumière le caractère spécieux du syllogisme auquel elle recourt et qu’en logique aristotélicienne on peut reformuler comme suit avec sa majeure, sa mineure et sa conclusion : toute pratique sexuelle en couple fermée au don de la vie se réduit à des actes individuels qui ne procèdent pas d’une complémentarité sexuelle véritable ; or les pratiques homosexuelles en couple sont fermées au don de la vie ; donc les pratiques homosexuelles en couple se réduisent à des actes individuels qui ne procèdent pas d’une complémentarité véritable… autrement dit à des péchés graves dont il faut se garder en acceptant sa condition et en pratiquant l’abstinence sexuelle.
Apparemment, la déduction parait implacable, mais elle cesse de l’être pour le théologien britannique quand on s’interroge sur l’universalité de la majeure du syllogisme. Car il existe au moins un cas où, par force, la pratique sexuelle en couple est fermée au don de la vie, mais ne fait pas l’objet d’une sanction analogue à celle qui frappe les relations homosexuelles : les relations hétérosexuelles que vivent des couples stériles. Et si l’Église romaine admet de fait que ces couples stériles vivent dans leurs rencontres sexuelles un amour et une complémentarité véritable, il n’y a pas de raison à priori que ces mêmes qualités ne se retrouvent pas dans bon nombre de relations homosexuelles. Ce que l’attention à la réalité permet de vérifier.
Sa majeure n’étant en fait qu’un argument « ad hominem et feminam » fait sur mesure pour les homosexuels et eux seuls, le prestigieux syllogisme tiré de la loi naturelle n’est en fait qu’un sophisme. Mais tout ceci ne nous dispense pas d’examiner l’autre versant majeur du problème : celui des condamnations bibliques.
Il existe une hiérarchie des normes bibliques
Le Catéchisme de l’Église catholique reconnait le fait que la genèse psychique de l’homosexualité reste largement inexpliquée. Cela n’entraine cependant pas pour ses auteurs que les passages tant de l’Ancien que du Nouveau Testament qui en traitent soient eux aussi marqués dans leur interprétation par une connaissance anthropologique analogiquement aussi fragile que la leur. Au contraire ces références bibliques vont servir de bouées de sauvetage, car le texte du n° 2357 enchaine impavidement : « S’appuyant sur la Sainte Écriture, qui les présente comme des dépravations graves (voir Genèse 19, 1‑29 ; Romains 1, 24 – 27 ; 1 Corinthiens 6,10 ; 1 Timothée 1,10), la Tradition a toujours déclaré que “les actes” d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés. » Et le numéro 2358 d’en conclure : « Un nombre non négligeable d’hommes et de femmes présente des tendances homosexuelles foncières. Cette propension, objectivement désordonnée, constitue pour la plupart d’entre eux une épreuve. Ils doivent être accueillis avec respect, compassion et délicatesse. On évitera à leur égard toute marque de discrimination injuste. Ces personnes sont appelées à réaliser la volonté de Dieu dans leur vie et, si elles sont chrétiennes, à unir au sacrifice de la croix du Seigneur les difficultés qu’elles peuvent rencontrer du fait de leur condition » !
Gareth Moore se trouve donc maintenant devant la difficulté peu commune de mettre en cohérence l’anthropologie des relations homosexuelles qu’il vient de défendre et les condamnations que font de ces relations tant l’Ancien que le Nouveau Testament en les assimilant à des péchés abominables. Pour aller droit à l’essentiel, sa solution va consister en quelque sorte à désactiver ces anathèmes en contestant leur pertinence à partir du caractère central de la personne de Jésus et de la prévalence absolue qu’il donne au commandement évangélique de l’amour : « Si nous lisons la Bible comme chrétiens, il est clair que Jésus Christ est la figure centrale de toute la Bible, qui est à lire à la lumière de sa vie et de son enseignement. Or, pour Jésus, la clé ultime est l’amour » (chapitre iv, L’Amour). Et toute la Loi et les Prophètes dépendent comme de leur clé du commandement suprême qu’il énonce dans les évangiles de Matthieu (22, 37 – 40) et de Jean (13, 34 ; 15, 12 et 17). Même Paul, dont quelques citations imputent à péché les pratiques homosexuelles, insiste dans ses épitres aux Romains (13, 8 – 10), aux Galates (5, 13 – 14) et aux Corinthiens (1 Co 16, 14) pour dire que c’est l’amour qui prime et qu’il est l’accomplissement de la Loi. À quoi peut s’ajouter en consonance la maxime de saint Augustin : Ama, et fac quod vis (« Aime et fais ce que voudras »).
Pour le théologien britannique, si l’amour est l’accomplissement de la Loi, « aucune autre loi n’est d’application. Il y a sans doute beaucoup d’autres lois qui découlent de la “loi de l’amour” mais il n’y a pas d’autre base de la morale chrétienne, il n’y a pas de principe éthique concurrent ou supplémentaire » (chapitre iv, L’Amour). C’est le cas même des textes bibliques des deux Testaments qui condamnent l’homosexualité comme péché, car du simple fait de la venue de Jésus en ce monde et de son Évangile, il existe une hiérarchie des normes bibliques qui, pour Gareth Moore, rend ces anathèmes scripturaires à la limite objectivement dépassés.
Aussi, pour les années à venir, le théologien lance-t-il au christianisme institutionnel ce défi fondateur : « Pour prouver que l’homosexualité est contre la volonté de Dieu, il faudrait démontrer que les rapports homosexuels sont contraires à l’amour du prochain » (chapitre iv, L’Amour).
L’important étant que le débat sur l’homophobie entrepris dans la revue se continue, je m’interdirai ici d’ajouter mes propres réactions au contenu des deux idées centrales de Gareth Moore que je viens de résumer très succinctement. Préalablement à toute critique ou approbation, je renvoie par contre chacune et chacun à la lecture intégrale de sa conférence de Froidmont. À partir de son essai, le théologien s’est ensuite consacré à écrire un livre dont il termina le manuscrit quinze jours avant son décès en 2002 et qui a paru en 2003 sous le titre : A Question of Truth : Christianity and homosexuality 2. Il n’en existe pas encore de traduction française.
- Voir La Revue nouvelle, n° 5, mai 2007, p. 48 – 55.
- Question of Truth : Chritianity and homosexuality, London, Continuum, 2003, 320 p.