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Hiver 60 : un trou de mémoire

Numéro 11 Novembre 2010 par Degraef

novembre 2010

Iro­nie de l’his­toire, c’est un jour de grève géné­rale des che­mins de fer, mar­qué de cen­taines de kilo­mètres d’embouteillage sur les prin­ci­paux axes rou­tiers du pays, et pre­mier jour de froid annon­cia­teur d’un hiver rigou­reux, que se boucle le dos­sier de La Revue nou­velle consa­cré aux grandes grèves de l’hi­ver 60. Par­mi les spectres qui […]

Iro­nie de l’his­toire, c’est un jour de grève géné­rale des che­mins de fer, mar­qué de cen­taines de kilo­mètres d’embouteillage sur les prin­ci­paux axes rou­tiers du pays, et pre­mier jour de froid annon­cia­teur d’un hiver rigou­reux, que se boucle le dos­sier de La Revue nou­velle consa­cré aux grandes grèves de l’hi­ver 60. Par­mi les spectres qui hantent ce petit pays mal­me­né, au pré­sent plus que jamais impar­fait, au pas­sé englué, au futur de jour en jour plus incer­tain, le spectre de la « grève du siècle » est peut-être celui qui laisse le plus inter­dit — de paroles, de mémoire, de récit, d’i­mages. Une sorte d’é­vè­ne­ment hors norme, de sur­saut insur­rec­tion­nel qui, cin­quante ans plus tard, en dépit de nom­breuses ten­ta­tives d’a­na­lyse et d’ex­pli­ca­tion socio­lo­gique, éco­no­mique et poli­tique, conserve une part d’in­dé­chif­frable. Voi­lé d’une vio­lente étran­ge­té, encer­clé de non-dit, ce fan­tôme res­semble à l’Ange­lus Novus du tableau de Paul Klee tel que décrit par Wal­ter Ben­ja­min : « Ses yeux sont écar­quillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’as­pect que doit avoir néces­sai­re­ment l’ange de l’his­toire. Il a le visage tour­né vers le pas­sé. Où se pré­sente à nous une chaine d’é­vè­ne­ments, il ne voit qu’une seule et unique catas­trophe, qui ne cesse d’a­mon­ce­ler ruines sur ruines et les jette à ses pieds1. »

Remé­mo­rer ces cinq longues semaines de grève géné­rale qui plon­gèrent le pays dans l’obs­cu­ri­té et la para­ly­sie éco­no­mique et l’in­cen­dièrent de mani­fes­ta­tions, par­fois vio­lentes, et d’af­fron­te­ments entre syn­di­ca­listes, entre gré­vistes et non-gré­vistes, entre mani­fes­tants et forces de l’ordre qui firent mort d’hommes, au moment où la Bel­gique est secouée par une crise de régime d’une inten­si­té telle qu’elle pour­rait implo­ser, n’a évi­dem­ment rien d’a­no­din. La grande grève, « cet évè­ne­ment entre­deux » ain­si que la désigne l’his­to­rienne Marie-Thé­rèse Coe­nen dans l’ar­ticle qui ouvre ce dos­sier, a mar­qué les esprits et sus­ci­té de nom­breux com­men­taires. La Revue nou­velle n’est pas en reste puis­qu’elle publiait en mars1961, sous la signa­ture de Mau­rice Chau­mont, une pre­mière ten­ta­tive d’a­na­lyse socio­lo­gique d’une grève qui, écrit-il d’emblée, a pris tout le monde par sur­prise. Y voyant la mani­fes­ta­tion « d’un res­sen­ti­ment et d’un pro­fond malaise engen­drés par la crise char­bon­nière et la crise congo­laise » aggra­vés d’une crise sociale et cultu­relle de la popu­la­tion wal­lonne qui « se sent pas­ser de l’é­tat de mino­ri­té sta­tis­tique à l’é­tat de mino­ri­té socio­lo­gique », Chau­mont qua­li­fie la grève de « moment néga­tif », révé­la­teur d’une « aspi­ra­tion très géné­rale au chan­ge­ment ». Échec ou suc­cès?, se demande-t-il, pour conclure au suc­cès si elle devait « appa­raitre comme la sanc­tion défi­ni­tive d’un type de ges­tion poli­tique conser­va­trice, carac­té­ri­sé par l’a­veu­gle­ment volon­taire et les pré­oc­cu­pa­tions étroi­te­ment électorales ».

Aveu­gle­ment, occul­ta­tion, incom­pré­hen­sion des médias, tels sont les mots qui reviennent sous la plume de ceux qui ont accep­té de mobi­li­ser leurs sou­ve­nirs de ces évè­ne­ments mar­quants et d’en livrer témoi­gnage. « Tel le jeune Fabrice del Don­go à la bataille de Water­loo, à mon tour je n’ai rien com­pris du tout à la bataille de l’hiver60 », écrit Jean-Marie Klin­ken­berg, qui se sou­vient que Ver­viers, « ren­due aux pié­tons, adou­cie par l’ouate de l’hi­ver, était convi­viale », quoique arpen­tée de jour comme de nuit par des sol­dats armés. « Nous per­ce­vions une colère pro­fonde, nous sen­tions qu’un drame se jouait dont nous n’a­vions pas les clés », écrit Michel Moli­tor qui, avec le recul, se dit frap­pé par « l’ab­sence d’in­ter­pré­ta­tion pro­po­sée par les grands médias. Le drame était trai­té sur le mode de l’é­vè­ne­ment, par­fois dra­ma­tique, en occul­tant com­plè­te­ment ses racines pro­fondes ». Jacques Dubois se sou­vient de la place Saint-Lam­bert, noire de monde, de la foule qui acclame André Renard lors­qu’il énonce « son double mot d’ordre : fédé­ra­lisme et réformes de struc­ture » et du sen­ti­ment de libé­ra­tion éprou­vé à l’é­coute de ces dis­cours. Tous trois l’ad­mettent : il y a la vie d’a­vant la grève et celle d’a­près. Un autre regard sur le monde. « Reve­nue la vie de tous les jours, je m’a­vi­sai que je n’a­vais pas vu la même chose que mes amis, ou que mes amis n’a­vaient pas vu la même chose que moi (ce qui est légè­re­ment dif­fé­rent). Nos juge­ments n’é­taient plus les mêmes. Et je me sur­pris à affir­mer, avec gau­che­rie, que la Wal­lo­nie était ce pays à qui il était arri­vé quelque chose. » La conscience de soi et de l’his­toire à faire, défaire, refaire. « Pen­dant ces mois, j’ai pro­gres­si­ve­ment pris conscience que nos exis­tences indi­vi­duelles s’ins­cri­vaient dans une his­toire dif­fé­rente de celle que nous avions ima­gi­née jusque là. […] J’ai com­pris plus tard le drame qui s’é­tait joué cet hiver et l’é­chec du mou­ve­ment dont la Wal­lo­nie et sa classe ouvrière avaient été les grandes matrices. J’ai éprou­vé alors une colère qui ne s’est jamais vrai­ment tue devant l’ab­sence de sens de l’his­toire et de leurs res­pon­sa­bi­li­tés des diri­geants belges de l’économie. »

Par­ti­ci­pa­tion et enga­ge­ment poli­tique aus­si : adhé­sion au Mou­ve­ment popu­laire wal­lon, et une décen­nie plus tard, lan­ce­ment du Mani­feste pour la culture wal­lonne. Par­mi les signa­taires du Mani­feste, Jean Lou­vet, dont la par­ti­ci­pa­tion active aux évè­ne­ments de l’hi­ver 60, et les enga­ge­ments et réflexions poli­tiques qui ont sui­vi, irriguent toute l’œuvre. À com­men­cer par sa pièce, Le train du bon Dieu, dont les deux der­niers tableaux sont repu­bliés dans ce dos­sier, accom­pa­gnés d’une lec­ture de Vincent Rader­me­cker qui s’at­tache à en filer les méta­phores. Pre­mière pièce de théâtre de Jean Lou­vet, pour laquelle on dénombre neuf ver­sions ou variantes, dont la pre­mière date de 1958, Le train du bon Dieu met en scène avec beau­coup d’au­dace et d’in­ven­ti­vi­té for­melle, des sujets en panne d’his­toire, prêts à s’embarquer dans le train de la vie, à faire sa fête à la Capi­tale, jus­qu’à ce que sous l’emprise de grosses têtes et de beaux par­leurs, l’his­toire déraille, le train s’im­mo­bi­lise, la Capi­tale demeure loin­taine et inac­ces­sible. Créée par Lou­vet dans son Théâtre pro­lé­ta­rien à La Lou­vière en 1962, la pièce est repré­sen­tée sous forme de lec­ture-spec­tacle en 1975 à Avi­gnon par l’En­semble théâ­tral mobile de Marc Lie­bens ; enre­gis­trée et dif­fu­sée par l’ORTF ain­si que par la RTB. Ce n’est qu’en 1977 qu’elle est créée à Bruxelles par le Théâtre des Rues et donne lieu à une tour­née en Wallonie.

L’œuvre engendre des pro­lon­ge­ments ciné­ma­to­gra­phiques puis­qu’en 1982, Lou­vet col­la­bore à l’é­cri­ture des dia­logues de Hiver 60. Chro­nique de la grande grève, film de fic­tion réa­li­sé par Thier­ry Michel2. Béa­trice Cha­paux, qui a ren­con­tré le cinéaste pour La Revue nou­velle, relate l’his­toire mou­ve­men­tée, semée d’embuches, de la pro­duc­tion et de la réa­li­sa­tion d’un film qui atteste incon­tes­ta­ble­ment d’une filia­tion, « per­son­nelle et col­lec­tive dans laquelle vient se réfrac­ter le sens de la grande grève », ain­si que l’é­crit Jacques Dubois dans son témoi­gnage. Ce que sou­ligne éga­le­ment Jean-Marie Klin­ken­berg qui voit dans l’hi­ver 60 la matrice de la nou­velle moder­ni­té cultu­relle wal­lonne. « Oui : la moro­si­té, le Wal­lon en avait déjà fait l’ex­pé­rience, lui qui, déjà fra­gi­li­sé, avait alors vu son des­tin lui échap­per. Mais, dans la fou­lée de la grande grève, une inven­ti­vi­té trou­va immé­dia­te­ment à se déployer chez lui, et des pro­jets s’é­la­bo­rèrent, d’une bru­lante actualité. »

Pour Jean Lou­vet cepen­dant, l’oc­cul­ta­tion de la culture et de l’his­toire de la Wal­lo­nie reste la réa­li­té, la socié­té contem­po­raine étant plus que jamais réduite à l’a­mné­sie. La dif­fi­cul­té de faire jouer son œuvre théâ­trale en Bel­gique en atteste, de même que le refus des édi­tions Gal­li­mard de publier Les chiens de la Senne, le der­nier manus­crit de Charles Paron, dont nous publions un long extrait dans ce dos­sier, accom­pa­gné d’une pré­sen­ta­tion de l’au­teur par Jacques Van­den­schrick. Ce der­nier, dans son témoi­gnage sur l’hi­ver 60, tein­té de rage et de mélan­co­lie, sou­ligne com­bien la mémoire est trom­peuse, l’ou­bli pro­fond, l’his­toire tra­gique. Le spectre rôde. Comme l’Ange­lus Novus de Klee, « il vou­drait bien s’at­tar­der, réveiller les morts et ras­sem­bler les vain­cus. Mais du para­dis souffle une tem­pête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne les peut plus refer­mer. Cette tem­pête le pousse inces­sam­ment vers l’a­ve­nir auquel il tourne le dos cepen­dant que jus­qu’au ciel devant lui s’ac­cu­mulent les ruines. Cette tem­pête est ce que nous appe­lons le pro­grès3. »

  1. Wal­ter Ben­ja­min, Thèses sur la phi­lo­so­phie de l’his­toire, Thèse 9, dans Essais 2 (1935 – 1940), tra­duits de l’al­le­mand par Mau­rice de Gan­dillac, Denoël Gon­thier, 1983, p. 200.
  2. Avec Phi­lippe Léo­tard, Fran­çoise Bette, Chris­tian Bar­bier, Paul Lou­ka, Ron­ny Cout­teure. Des pro­jec­tions-débats dans toute la Wal­lo­nie et à Bruxelles se dérou­le­ront en décembre 2010. Plus d’in­for­ma­tions sur .
  3. Wal­ter Ben­ja­min, Thèses sur la phi­lo­so­phie de l’his­toire, Thèse 9, op cit.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.