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“Histoire vivante” entre science et loisir

Numéro 4 - 2015 par Pierre Lierneux

juin 2015

La recons­ti­tu­tion his­to­rique trouve sa source voi­ci cin­quante ans aux États-Unis, et a été expor­tée en Europe une ving­taine d’années plus tard. Contrai­re­ment aux mani­fes­ta­tions com­mé­mo­ra­tives pré­cé­dentes, elle fait appel à des asso­cia­tions de béné­voles qui ont voca­tion à deve­nir per­ma­nentes et qui ne s’attachent plus désor­mais à un site par­ti­cu­lier. Lar­ge­ment exploi­té à des fins com­mer­ciales, ce phé­no­mène socié­tal récent a fait pro­gres­ser l’étude de l’objet, son usage et sa mise en contexte, en ouvrant des pers­pec­tives inté­res­santes pour les orga­nismes char­gés de pro­mou­voir le patri­moine tou­ris­tique mobi­lier ou immo­bi­lier. Mais peu ou pas spon­so­ri­sés, les groupes de recons­ti­tu­tion doivent de plus en plus sou­vent veiller, du fait de l’engouement qu’ils pro­voquent, à ne pas amoin­drir la qua­li­té de leurs pres­ta­tions devant l’afflux de nou­velles recrues, par­fois issues du monde du folk­lore, et à ne pas sor­tir du cadre pure­ment inter­pré­ta­tif de l’histoire qu’ils se sont impo­sé, en étant ten­tés de s’éloigner des sources dans le seul but d’étayer une thèse, ou en deve­nant ins­tru­ments de ceux qui seraient ten­tés d’utiliser ces cycles com­mé­mo­ra­tifs à des fins politiques.

Dossier

L’évocation du pas­sé auprès du plus large public a sou­vent été réa­li­sée par le biais d’exposition d’objets ou de docu­ments inani­més, qui ne peuvent prendre vie que dans l’imagination des obser­va­teurs. Pour des périodes aus­si anciennes que celle qui concerne le site de la bataille de Water­loo, ces reliques sont si rares qu’elles ne consti­tuent plus d’ensembles suf­fi­sam­ment cohé­rents pour construire l’environnement néces­saire à un public de moins en moins en contact avec une réa­li­té his­to­rique aus­si éloi­gnée de notre mode de vie. L’industrie ciné­ma­to­gra­phique s’est empa­rée du sujet depuis long­temps, mais mal­gré tous les effets spé­ciaux qu’elle y injecte, elle ne par­vient pas tou­jours à en repro­duire la densité.

Les origines

Phé­no­mène socié­tal récent, la recons­ti­tu­tion his­to­rique trouve sa source outre-Atlan­tique. Le cen­te­naire de la guerre de Séces­sion, en 1965, et le bicen­te­naire de l’indépendance des États-Unis d’Amérique, en 1976 – 1983, ont pous­sé de nom­breuses asso­cia­tions de béné­voles à com­bler le manque de traces maté­rielles lais­sées par ces conflits en ten­tant de repro­duire tout ou par­tie des com­bats à l’aide d’hommes non seule­ment habillés, mais entrai­nés selon les règle­ments en usage à ces époques1. Si l’idée de recons­ti­tu­tion de tour­nois ou de faits de guerre exis­tait déjà aupa­ra­vant dans l’histoire, la mani­fes­ta­tion en était tou­jours ponc­tuelle et ses acteurs peu au fait du contexte his­to­rique2. La fin des com­mé­mo­ra­tions amé­ri­caines après le bicen­te­naire du trai­té de paix de 1783 a limi­té le nombre de groupes, mais cer­taines asso­cia­tions devinrent per­ma­nentes. Ce prin­cipe fut bien­tôt repris dans l’ensemble des pays anglo-saxons, qui éten­dirent le champ d’intérêt à des périodes de plus en plus variées, par­tant de la légion romaine jusqu’aux armées de la guerre du Viet­nam. Ce type de spec­tacle s’est retrou­vé, quinze ans plus tard, sur le conti­nent euro­péen, favo­ri­sé ici encore par la pré­sence d’une incroyable mul­ti­tude de sites de grandes batailles3.

Il reste dif­fi­cile, tant ce monde est en per­pé­tuel mou­ve­ment, de par­ve­nir à défi­nir une exacte répar­ti­tion des groupes de recons­ti­tu­tion et de leur impor­tance numé­rique, en fonc­tion de leur loca­li­sa­tion géo­gra­phique et de leurs thèmes de pré­di­lec­tion. L’Antiquité, le Moyen Âge et l’Ancien Régime sont des choix pri­vi­lé­giés par des groupes res­treints, et ce pour diverses rai­sons (cout de l’équipement, ancrage sou­vent lié à des bâti­ments exis­tants ou remon­tés…)4. Excep­tion notable, la guerre civile anglaise du XVIIe siècle a rapi­de­ment connu un pic d’intérêt, mais res­ta confi­née aux iles bri­tan­niques, l’imaginaire col­lec­tif des Néer­lan­dais et des Alle­mands per­ce­vant de manière assez néga­tive les guerres de religion.

Les cam­pagnes mili­taires de la répu­blique et de l’Empire fran­çais ont a contra­rio cer­tai­ne­ment atti­ré le plus de béné­voles à tra­vers l’Europe, la Rus­sie, les États-Unis, un suc­cès dû à une « cho­ré­gra­phie » haute en cou­leur, réa­li­sable sur tous les ter­rains. La guerre dite de Séces­sion et les guerres indiennes ont néan­moins réuni les plus grandes masses, mais ces grandes concen­tra­tions sont pra­ti­que­ment toutes situées sur la côte orien­tale des États-Unis.

Les com­mé­mo­ra­tions, qui sou­vent ravivent l’exaltation des tra­di­tions iden­ti­taires, nour­rissent évi­dem­ment par inter­mit­tence la recons­ti­tu­tion par l’apport, tem­po­raire ou non, de nou­veaux membres, comme ce fut le cas en Bel­gique lors du cen­te­naire du déclen­che­ment de la Grande Guerre, pour laquelle le noyau ini­tial de recons­ti­tu­teurs — à peine une ving­taine d’hommes — a vu ses effec­tifs tri­pler grâce à l’apport de plu­sieurs véhi­cules mis à dis­po­si­tion par quelques col­lec­tion­neurs ou par le minis­tère de la Défense natio­nale. Doté d’un impres­sion­nant char­roi, un cor­tège a été rapi­de­ment mis sur pied, offi­cia­li­sé par l’introduction de volon­taires issus de l’armée, et pré­sen­té lors de la fête natio­nale du 21 juillet. Mais peut-on, sur la base de ces faits, esti­mer qu’il s’agit là encore de groupes de recons­ti­tu­tion et n’a‑t-on pas pri­vi­lé­gié le spec­tacle plu­tôt que la trans­mis­sion du savoir ?

Ce monde, autre­fois réduit à quelques cen­taines d’individus, a ain­si gagné de larges franges de la popu­la­tion et compte désor­mais plu­sieurs dizaines de mil­liers d’adhérents dis­po­sant de leurs propres réseaux de pro­duc­tion, de leurs revues spé­cia­li­sées : consé­quence immé­diate du suc­cès de la recons­ti­tu­tion his­to­rique dans une socié­té axée sur le consu­mé­risme, il s’agit bien d’un mar­ché en expan­sion, qui inté­resse donc la sphère mar­chande. Des fédé­ra­tions natio­nales se sont créées par la force des choses, de manière à faci­li­ter l’organisation logis­tique d’évènements de grande ampleur, mais faute d’un cadre juri­dique, leur légi­ti­mi­té est fré­quem­ment mise en cause par des groupes dont les cadres ne sont ni ne sou­haitent y être représentés.

Les prétentions de l’«histoire vivante »

La recons­ti­tu­tion his­to­rique pré­tend se fon­der sur trois cri­tères : la recons­ti­tu­tion du maté­riel, selon les tech­niques et des matières pre­mières uti­li­sées à l’origine, la recons­ti­tu­tion des gestes quo­ti­diens, règle­men­tés ou non par les ordon­nances mili­taires et enfin l’esprit cri­tique de la recons­ti­tu­tion, qui réclame modes­tie dans la com­pé­tence et volon­té per­ma­nente d’affiner ses connais­sances. Cette idée d’«histoire vivante » (Living His­to­ry) a pris pied dans le fait mili­taire, mais elle s’étend aujourd’hui à toutes les sphères de l’activité humaine (his­toire indus­trielle, his­toire de l’architecture…).

Le carac­tère diver­tis­sant, spec­ta­cu­laire, la mise en scène de grand spec­tacle n’y suf­fisent donc pas : la recons­ti­tu­tion réclame une approche cri­tique du fait recons­ti­tué, qui se fonde dans une heuristique.

La recons­ti­tu­tion his­to­rique pré­sente des avan­tages indé­niables si on se place dans une pers­pec­tive péda­go­gique : jusqu’il y a peu encore, la plu­part de ces asso­cia­tions fabri­quaient et dis­tri­buaient leurs propres effets à leurs membres, entrai­nant un excellent esprit d’émulation quant à la recherche du détail et à la qua­li­té des pres­ta­tions. Hor­mis la réplique d’armes à feu, dument éprou­vées par des firmes agréées, tout, jusqu’au plus petit tour­ne­vis, cuillère ou bou­ton, est étu­dié avec appli­ca­tion, remis rapi­de­ment en ques­tion en fonc­tion de nou­velles décou­vertes archéo­lo­giques ou archi­vis­tiques. Le « Bri­tish Heri­tage » a rapi­de­ment com­pris l’intérêt de cette phi­lo­so­phie du savoir, proche de l’objet, afin d’animer les col­lec­tions du patri­moine natio­nal. Si les grosses pres­ta­tions sont avant tout des évè­ne­ments, quelques recons­ti­tu­teurs en ont fait leur métier, comme indé­pen­dants créa­teurs de spec­tacles5 ou sala­riés d’institutions muséales. Diverses acti­vi­tés ont éga­le­ment per­mis d’aboutir à des conclu­sions utiles pour les his­to­riens ou his­to­riens de l’art, non seule­ment quant à la manu­fac­ture d’objets, mais éga­le­ment quant à l’impact réel de leur usage. La tech­no-his­toire de l’armement, la science balis­tique ont ain­si été mises à contri­bu­tion pour mettre en lumière l’efficacité réelle ou pré­su­mée d’une inno­va­tion en appa­rence simple. Nous ne pren­drons pour exemples que les très média­tiques emplois de la baliste ou de l’onagre dans la légion romaine, la ques­tion de la résis­tance des armures, des cui­rasses et des casques à des pro­jec­tiles divers, ou celle des cadences effec­tives de tir des archers, arba­lé­triers, arque­bu­siers, fusi­liers d’infanterie ou fan­tas­sins dotés d’armes à âme cara­bi­née. Le tra­vail de recons­ti­tu­tion des chars de com­bat égyp­tiens, d’armures gothiques ou romaines, d’armes de jet ou d’une auto-canon de 1916 pro­cède de la même idée : grâce à un patient tra­vail de com­pa­rai­son archi­vis­tique, épi­gra­phique, on en arrive à com­prendre et repro­duire des tech­niques de fabri­ca­tion per­dues. Dans un autre registre, la pra­tique effec­tive du manie­ment d’armes, l’émission des ordres dans le vacarme des tirs per­mettent de sai­sir par d’infimes détails les rai­sons d’une vic­toire ou d’une défaite et auto­risent une nou­velle lec­ture des mémoires et chro­niques anciennes par ces yeux novices, mais aigui­sés, grâce à une étude du quo­ti­dien. Tout cela peut redon­ner vie à la séman­tique. Les exemples ne manquent pas. Ain­si, des expres­sions trouvent une légi­ti­mi­té dans l’application du manie­ment d’arme du fusil 1777 de l’armée fran­çaise, dont les temps et mou­ve­ments (« faire les choses en deux temps trois mou­ve­ments »), enten­dus et répé­tés par un nombre crois­sant de conscrits sous l’Empire, ont essai­mé dans la popu­la­tion civile bien après le retour de ces hommes dans leur patrie : « pas­ser l’arme à gauche » se réfère ain­si au déli­cat moment où, face à l’ennemi, le sol­dat montre qu’il n’a pas encore char­gé son arme, ce qui le place dans une situa­tion de grande vul­né­ra­bi­li­té. « Cas­ser sa pipe » rap­pelle que la pipe en terre se por­tait sou­vent sous le sha­ko ou le cha­peau, et que le fait de tom­ber au com­bat la rédui­sait presque sys­té­ma­ti­que­ment en mor­ceaux. Com­ment com­prendre encore ces estampes de la com­mune de Paris de 1871, où l’on voit les offi­ciers « ver­saillais » ins­pec­ter les mains des ouvriers pour fusiller séance tenante ceux qui gar­daient sur leurs paumes des traces de poudre noire, si on n’expérimente pas com­bien la com­bus­tion de cette poudre est impos­sible à net­toyer au bout d’une journée ?

Cet engoue­ment, fruit d’une moti­va­tion qu’il ne faut donc pas sous-esti­mer, appa­rait alors qu’émerge chez les his­to­riens pro­fes­sion­nels une nou­velle approche de l’histoire évè­ne­men­tielle, qui n’évacue pas l’évènement, mais le remet à sa juste place, en fonc­tion des struc­tures et conjonc­tures, sur les­quelles il peut influer de manière déterminante.

Les écueils res­tent pour­tant nom­breux, car la recons­ti­tu­tion pos­sède ses propres limites.

Il existe d’abord et avant tout un pro­blème d’échelle. Le recru­te­ment des membres étant réa­li­sé sur une base béné­vole et les pers­pec­tives de spon­so­ring res­tant rela­ti­ve­ment réduites, les asso­cia­tions de recons­ti­tu­teurs sont géné­ra­le­ment de dimen­sions modestes. Bien peu passent le seuil cri­tique de la tren­taine de membres, qui rend un auto­fi­nan­ce­ment par coti­sa­tion et paie­ment des pres­ta­tions suf­fi­sants pour satis­faire l’achat de maté­riel com­plé­men­taire (l’armement étant géné­ra­le­ment l’investissement le plus cou­teux). Ce pro­blème finan­cier cause à son tour un pro­blème de qua­li­té des repré­sen­ta­tions, car au-delà d’une approche à l’échelle de l’individu ou du pelo­ton6, se pose la ques­tion de vou­loir repro­duire des effets de masse, qui sont l’essence même des tac­tiques de com­bat depuis l’Antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est en effet le « coup d’œil » — l’expression date de l’Ancien Régime — qui exerce une forme de fas­ci­na­tion pour les témoins de ce spec­tacle, fas­ci­na­tion pour un tableau colo­ré, ordon­né et bruyant.

Si les recons­ti­tu­tions de batailles de la guerre civile amé­ri­caine par­viennent excep­tion­nel­le­ment à ras­sem­bler une masse de six à sept-mille béné­voles, cela ne repré­sente au mieux que la confron­ta­tion entre deux groupes com­pre­nant l’effectif d’un régi­ment d’infanterie, d’un régi­ment de cava­le­rie et d’une bat­te­rie d’artillerie : trois jours de bataille à Get­tys­burg (1er au 3 juillet 1863) pro­voquent la mort de 52000 hommes. Et encore cette excep­tion est-elle faci­li­tée par le fait que l’habillement des sol­dats était rela­ti­ve­ment homo­gène à cette époque à l’échelle d’une armée, et aisé à confec­tion­ner. L’éclatement en petits groupes ne per­met pas un tel amal­game pour d’autres périodes : les guerres de la Répu­blique et de l’Empire, pour­tant les plus popu­laires, attirent envi­ron quinze-mille recons­ti­tu­teurs dans le monde, mais aucun groupe, quand bien même dis­po­se­rait-il de « dépôts » dans plu­sieurs pays, ne par­vient à dépas­ser l’effectif d’une com­pa­gnie (cent-et-deux hommes), chiffre avec lequel il faut comp­ter pour espé­rer réa­li­ser les manœuvres en éche­lon et les mises en place en ligne ou en car­ré, pré­vues par les règle­ments pour effec­tuer des feux de file, ou pour résis­ter à des charges de cava­le­rie7. Les ras­sem­ble­ments plus ou moins hété­ro­clites de com­bat­tants pèchent sou­vent par ana­chro­nisme, car il est rare que la com­mé­mo­ra­tion d’une bataille regroupe des asso­cia­tions repré­sen­tant des uni­tés effec­ti­ve­ment pré­sentes sur ce ter­rain pré­cis, ou, quand bien même la ren­contre serait-elle hypo­thé­tique, des groupes dont les uni­formes coïn­cident avec les règle­ments en usage à un même moment. La mode ves­ti­men­taire mili­taire a en effet connu un tel rythme d’évolution qu’il est extrê­me­ment mal­ai­sé de par­ve­nir à faire par­fai­te­ment res­pec­ter ce que nous savons des évè­ne­ments et des armées en pré­sence à un endroit et une date don­nés. Un cas par­ti­cu­liè­re­ment fré­quent consiste à pré­sen­ter lors des recons­ti­tu­tions de la bataille de Water­loo des fan­tas­sins fran­çais habillés dans les tenues anté­rieures au modèle règle­men­té en 1812 : habit court et sha­ko. Le contraste est visuel­le­ment si frap­pant, et pour­tant ces bicornes et ces habits à pans longs semblent avoir été accep­tés jusqu’à faire par­tie du film Water­loo, l’ultime bataille (2014), où le réa­li­sa­teur, Hugues Lan­neau, aurait pour­tant faci­le­ment pu évi­ter leur présence.

Les orga­ni­sa­teurs de ces évè­ne­ments butent éga­le­ment sur des aspects logis­tiques pour arri­ver à concen­trer une masse de cava­le­rie consé­quente, car les che­vaux sont rare­ment la pro­prié­té des cava­liers et ne peuvent pas se dépla­cer sur de longues dis­tances. La loca­tion de haras et la fami­lia­ri­sa­tion de l’homme et du che­val, l’entrainement de ce der­nier aux manœuvres et sa résis­tance au bruit et à l’agitation vont déter­mi­ner les moyens de consti­tuer des groupes de cava­liers. Sachant que les tenues des cava­liers se dis­tinguent par­ti­cu­liè­re­ment en fonc­tion de chaque arme et régi­ment (dra­gons, chas­seurs à che­val, lan­ciers, hus­sards, gen­darmes, cui­ras­siers…), il n’est pas éton­nant qu’on ne soit jamais par­ve­nu à avoir un groupe homo­gène de vingt-cinq cava­liers sur un site de reconstitution.

Autant dire donc que les recons­ti­tu­tions réa­li­sées jusqu’ici à Water­loo, avec deux-mille recons­ti­tu­teurs, ne sont toutes pro­por­tions gar­dées que des enga­ge­ments mineurs, com­bats d’avant ou d’arrière-garde : les pré­vi­sions de cent canons, trois-cents che­vaux (et non pas cava­liers) et cinq-mille recons­ti­tu­teurs pour évo­quer le bicen­te­naire de la bataille de Water­loo en 2015 paraissent être bien ambi­tieuses, et très cer­tai­ne­ment irréa­listes en regard du tra­vail de trans­for­ma­tion néces­saire à cer­tains groupes invi­tés pour par­ve­nir à res­sem­bler à ceux qu’ils pré­tendent repré­sen­ter en 1815. Mais ces chiffres ne cachent-ils pas non plus l’incroyable concur­rence que semblent vou­loir se faire des com­munes, par­fois géo­gra­phi­que­ment proches, comme Water­loo, Lasne, Plan­ce­noit, Wavre, Ligny, voire Braine‑l’Alleud, dont le nom n’est jamais cité et qui pour­tant pos­sède l’essentiel des terres du champ de bataille le plus célèbre du monde ?

L’amalgame est éga­le­ment ren­du par­ti­cu­liè­re­ment mal­ai­sé par la pré­sence d’un nombre impor­tant de natio­na­li­tés sur le ter­rain. Tout en fai­sant preuve de bonne volon­té, ces hommes n’entendent pas tous la même langue, quand bien même ils doivent obéir aux ordres don­nés dans un seul idiome, en fonc­tion des règle­ments qui l’imposent : une réelle dis­ci­pline est donc indis­pen­sable. Pré­tendre au réa­lisme passe par là. À contra­rio, jusqu’où peut-on aller dans un jeu de rôle pour simu­ler un com­bat ? Si aucun pro­jec­tile n’est employé, le sabre des cava­liers ou les bous­cu­lades incon­trô­lées peuvent créer des acci­dents. Des réti­cences se font jour à pro­pos de la pré­sence de la baïon­nette dans le monde anglo-saxon : elle est pla­cée au bout du fusil au cours du com­bat selon le règle­ment8. Très spec­ta­cu­laire, elle fixe les regards, mais se heurte régu­liè­re­ment à des direc­tives prises par des groupes sou­cieux de pré­ven­tion. Il est curieux de consta­ter cette pru­dence, quand on sait qu’il n’existe aucun cas de bles­sure avé­ré avec la baïon­nette, qui au contraire assure le res­pect des dis­tances de sécu­ri­té avec les che­vaux, et que ces mêmes hommes, par­ti­cu­liè­re­ment aux États-Unis, mani­pulent des quan­ti­tés impres­sion­nantes de poudre noire, explo­sif par­ti­cu­liè­re­ment puis­sant et instable9.

Veiller donc à une sélec­tion indi­vi­duelle lors du recru­te­ment doit évi­ter qu’une aug­men­ta­tion incon­si­dé­rée des effec­tifs n’entraine une baisse de la vigi­lance dans le manie­ment des armes, dans la qua­li­té de la recherche et dans le rôle des groupes de recons­ti­tu­tion dans la trans­mis­sion de celle-ci. Nous avons déjà cité le cas de l’arrivée de gros ren­forts la veille de com­mé­mo­ra­tions impor­tantes : le fait d’être habillé et équi­pé peut suf­fire à cer­tains pour esti­mer pou­voir effec­tuer une pres­ta­tion pour laquelle ils n’ont en aucun cas par­ti­ci­pé à l’élaboration du scé­na­rio. Ce risque est majo­ré en Bel­gique par l’existence d’un nombre consi­dé­rable de groupes cos­tu­més, folk­lo­riques, dont les ori­gines sont par­fois sécu­laires et dont la péren­ni­té tient aux acti­vi­tés qui gra­vitent autour de grandes mani­fes­ta­tions reli­gieuses10. Les socié­tés de gildes et celles de « mar­cheurs » avaient connu un fort déve­lop­pe­ment dans la deuxième moi­tié du XIXe siècle dès lors que, rom­pant avec l’esprit du Concor­dat, l’armée n’avait plus été auto­ri­sée à escor­ter les cor­tèges pro­ces­sion­naires11. L’histoire de leur habille­ment et l’évolution de leur arme­ment, très spé­ci­fiques, et la mise en scène que s’imposent ces groupes, ne s’attachent pas stric­to sen­su aux cri­tères de la recons­ti­tu­tion his­to­rique. Néan­moins, devant l’ampleur du phé­no­mène, cer­tains ont pu confondre les deux démarches. Cette confu­sion peut nuire au res­pect des spé­ci­fi­ci­tés de ces deux uni­vers, dont le seul point com­mun serait fina­le­ment d’être cour­ti­sés par le monde poli­tique, deve­nu conscient du poids élec­to­ral de leur pré­sence lors de ces grandes mani­fes­ta­tions. Des sol­li­ci­ta­tions en tous genres amènent aus­si des hommes dégui­sés à pré­sen­ter les armes lors de dépôts de gerbes de fleurs au pied de monu­ments, devant des édi­fices publics ou dans des cime­tières : n’ayant reçu aucun man­dat public, la démarche pour­rait prê­ter à sou­rire si elle ne se fai­sait en pré­sence ou à la demande d’édiles. Il est en effet ten­tant de mettre à la dis­po­si­tion d’un évè­ne­ment com­mé­mo­ra­tif un ins­tru­ment didac­tique qui a reçu l’assentiment d’experts et d’historiens dans un tout autre cadre.

Le défi est grand pour ce monde de la recons­ti­tu­tion, tou­jours ten­du vers un inac­ces­sible objec­tif, néces­si­tant un savant mélange où l’individu et le groupe doivent par­ve­nir à ce qui est impos­sible à réa­li­ser sans oublier la dimen­sion pré­sente de l’action : la répé­ti­tion de l’Histoire12.

  1. Sur les ori­gines de la recons­ti­tu­tion his­to­rique et archéo­lo­gique, voir Renau­deau O., « La Recons­ti­tu­tion du Moyen-Âge en Europe », Le Moyen Âge en jeu, actes du col­loque de 2008, Bor­deaux, 2009.
  2. À citer : les repro­duc­tions de tour­nois sous l’Ancien Régime, le « Grand Car­rous­sel des Tui­le­ries » sous Louis XIV (5 au 7 juin 1662), ou Cor­bould E., The Eglin­ton Tour­na­ment : Dedi­ca­ted to the Earl of Eglin­ton, Pall Mall, Hodg­son & Graves, 1840.
  3. Voir à ce sujet The his­to­ry of the Ermine Street Guard, fon­dée en 1972 ; Mirouze L., « Washing­ton débarque à Douvres », Tra­di­tion, n° 10, novembre 1987, p. 22 – 26.
  4. Tuaillon Deme­sy A., « Mémoire, his­toire et patri­moine. Une illus­tra­tion : la pra­tique de l’histoire vivante médié­vale », Ému­la­tions : Mémoire col­lec­tive, sub­jec­ti­vi­tés et enga­ge­ment, n° 11, 2012.
  5. Voir par exemple les « Ecuyers de l’Histoire », en France, ou « Médié­vie », ins­tal­lé au châ­teau de Havré. De grands spec­tacles noc­turnes à évo­ca­tion his­to­rique, situés devant ou dans des monu­ments his­to­riques, font appel à des groupes de recons­ti­tu­tion en appui à des scé­no­gra­phies (guerres de Ven­dée, spec­tacles près du Puy de Dôme, spec­tacle dans les arènes d’Arles, his­toire du châ­teau de Versaille…).
  6. Ce que l’on dénomme l’«École du sol­dat » et qui a tou­jours consti­tué la base de l’entrainement du com­bat­tant : Règle­ment concer­nant l’exercice et les manœuvres de l’infanterie du pre­mier aout 1791, tome I : École du sol­dat et de pelo­ton, 1791.
  7. Règle­ment concer­nant l’exercice et les manœuvres de l’infanterie…, tomes II et III, 1791 (nom­breuses rééditions).
  8. École du sol­dat, Paris-Lyon, 1791.
  9. Les acci­dents sur ter­rain de recons­ti­tu­tion sont heu­reu­se­ment peu fré­quents, contrai­re­ment aux marches folkloriques.
  10. En Bel­gique, le cor­tège de l’Ommegang, orga­ni­sé dans le cadre du cen­te­naire de l’indépendance, sou­ve­nir du der­nier pas­sage de l’empereur Charles Quint, s’attache en réa­li­té à une évo­ca­tion dont le carac­tère spec­ta­cu­laire a dès l’origine évin­cé toute pré­ten­tion de recons­ti­tu­tion his­to­rique : Fran­ki­gnioul D. (dir.), Twyf­fels B., Staes M., Fla­gel Cl., Willis, Pleins Feux sur l’Ommegang, La recons­ti­tu­tion du Cor­tège en 1930 par Albert Mari­nus, Woluwe-Saint-Lam­bert, 1997.
  11. Bou­chat C., « En être ». Les des­sous iden­ti­taires d’un folk­lore. Approche eth­no­gra­phique des Marches folk­lo­riques de l’Entre-Sambre-et-Meuse, 2006 ; Thi­baut B., En Marches. Les escortes mili­taires en Entre-Sambre-et-Meuse. Leur évo­lu­tion, leurs tra­di­tions, leurs acteurs, 2010.
  12. Sur cette réflexion : Jones A., « Le leurre de la recons­ti­tu­tion et l’inauthenticité de l’évènement », Sco­pal­to-Esse, revue d’art contem­po­rain, n° 79, 2013 ; Caillet A., « Le Re-enact­ment : refaire, rejouer ou répé­ter l’histoire », Marges, n° 17, 2013.

Pierre Lierneux


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