Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Histoire de peau

Numéro 8 – 2018 par Aline Andrianne

décembre 2018

À qui appar­tient la peau ? On parle tou­jours de sa peau, comme si elle n’était pas par­ta­gée avec le regard de tous les autres, de tous ceux qui s’en approchent un tant soit peu. Comme si elle ne s’offrait pas de manière éhon­tée aux yeux et aux mains étran­gers. On évoque la peau avec le […]

Italique

À qui appar­tient la peau ? On parle tou­jours de sa peau, comme si elle n’était pas par­ta­gée avec le regard de tous les autres, de tous ceux qui s’en approchent un tant soit peu. Comme si elle ne s’offrait pas de manière éhon­tée aux yeux et aux mains étran­gers. On évoque la peau avec le pos­ses­sif qui lui donne son ori­gine, mais si l’origine doit être pré­ci­sée, n’est-ce pas parce qu’elle est pro­blé­ma­tique ? Pour­quoi ma peau m’appartiendrait plus qu’à n’importe qui d’autre ? On envi­sage « ma » ou « ta » peau, mais pour­tant jamais « notre » ou « votre ». La peau est-elle tou­jours sin­gu­lière alors même qu’elle se retrouve chez tout le monde ? Et dans ce cas, com­ment consi­dère-t-on de la peau gref­fée ? Pied à terre réser­vé sur notre corps. Ambas­sade d’altérité à la chi­mie par­ti­cu­lière. Loca­tion exten­sive de sa propre cou­ver­ture. Ter­ri­toire conquis, arra­ché de force. Bon­jour le dilemme.

Cette peau, même sans greffe, elle n’est pas moi, elle est ma fron­tière avec le monde. C’est une étape, un pic, une contrainte. Cette peau nous limite, elle empêche notre expan­sion. Elle remet à plus tard nos pré­ten­tions de gran­deur. Mais cette peau nous pro­tège de beau­coup d’agressions exté­rieures. Elle est dif­fi­ci­le­ment péné­trable. Elle est robuste et souple tout à la fois. Elle est véri­ta­ble­ment muraille avec ses tours de guet et ses appen­dices de retraite. Les yeux ne sont pas seule­ment des fentes dans la cara­pace, mais sur­tout des meur­trières per­met­tant d’analyser le monde. Le nez n’est plus un élé­ment déco­ra­tif, il est un avant-poste d’observation. De plus, une fron­tière, ça se par­tage : c’est une copro­prié­té. Cha­cune des deux par­ties doit en prendre soin pour qu’elle reste en état. Les deux par­ties pre­nantes, l’intérieur et l’extérieur, doivent y veiller, la veiller. Ma peau fait front autant qu’elle fait fron­tière, dois-je l’en remercier ?

Tou­te­fois, si ma peau est par­ta­gée, j’ai quand même par­fois l’impression qu’elle appar­tient plus aux autres qu’à moi. J’ai par­fois le sen­ti­ment qu’elle est mon enne­mie. Elle me tra­hit. Et je ne peux que la lais­ser faire, sup­por­tant pas­si­ve­ment ses révé­la­tions. Elle repousse les limites de ce que je veux dire ou signa­ler : elle rou­git pour atti­rer l’attention sur mon embar­ras, ma gau­che­rie, ma gêne. Elle agite les dra­peaux, elle excite les regards inqui­si­teurs des autres. Elle blê­mit quand j’ai peur pour aug­men­ter d’autant l’emprise de ma source de ter­reur sur moi. Elle trans­pire quand je suis en colère, elle a la chair de poule quand je suis inquiète. Elle est constam­ment sur mon dos !

Ma peau me trompe : elle se laisse fer­ti­li­ser par d’autres, elle bour­geonne, elle fleu­rit. Elle forme des mon­ti­cules de hontes. Elle fait de mon cocu­fiage des petits monts, certes qui s’effacent avec le temps, mais qui sont visibles par­fois de loin, par­fois de pro­fil, mais qui sont pal­pables sous la pulpe des doigts. Par excès de sébum ou d’exposition au froid, ma peau mani­feste mon désa­gré­ment interne. Seuls ou par plaques, elle appelle les bou­tons à elle pour m’inciter à faire plus atten­tion. Elle est d’une irri­ta­bi­li­té à fleur de peau !

Ma peau rompt ses pro­messes. Elle ne garde pas toutes mes confi­dences. Elle se marque, elle affiche mes expres­sions pré­fé­rées, elle se plie, se dis­tord, se ride. Elle trace des sillons ame­nés à deve­nir cra­tères. Elle dit mes sou­rires et mes inquié­tudes. Elle parle de ma vie au quo­ti­dien. Elle oublie de cacher le temps qui passe. Elle se fait l’alliée des autres. Elle me révèle. Elle tend à effa­cer les fards dont je la couvre. Elle résiste aux cou­ver­tures et aux dégui­se­ments. Elle se veut plus vraie que nature, plus enne­mie qu’amie, plus traitre que confi­dente. Elle m’empêche de me glis­ser dans la peau d’une autre, comme si elle cher­chait à me gar­der pré­cieu­se­ment pour elle seule.

Mais ma peau est quand même ma par­te­naire. Elle m’évite de me dis­soudre, de m’étendre, de me répandre. Elle garde les atomes confi­den­tiels de mon être bien enfer­més en elle. Elle retient l’essentiel vital en mon sein. Elle conserve le voile secret de mes vingt-et-un grammes d’âme. Elle ne m’alourdit pas trop, elle ne pèse pas trop sur mes épaules : sa pres­sion est équi­ta­ble­ment répar­tie. Quand elle accepte de col­la­bo­rer, ou que j’accepte le par­te­na­riat qu’elle me pro­pose, je peux me sen­tir bien, dans ma peau. Je peux m’y vau­trer, je peux y dor­mir. Je peux m’y retran­cher et m’y bar­ri­ca­der. Je peux en sor­tir, mais sans pro­messes de retour.

La peau est par ailleurs une matière for­mi­dable : elle ne s’abime pas comme le cuir sous la pluie, elle est étanche, elle se lave. Elle ne se déco­lore pas au soleil. Elle peut se chauf­fer ou se refroi­dir faci­le­ment, sans rétré­cir ! Et puis, elle est d’une mémoire à toute épreuve. Ce qu’on y grave reste aus­si bien que dans du marbre. Elle nous aide à nous sou­ve­nir d’une chute, d’une cas­cade, d’une nais­sance, d’une crois­sance. Elle célèbre les étapes de notre par­cours. Elle se fait le par­che­min intime des petites joies intestines.

La peau est dou­ce­ment accueillante. Elle nous per­met de la trouer pour accueillir des bijoux. Elle a même la déli­ca­tesse de cica­tri­ser de sorte à ce qu’on puisse chan­ger de bijoux sans plus se faire de mal. Elle se fait l’écrin de nos col­liers et bagues. Elle ne rechigne pas à les mettre en valeur. Elle se laisse même tatouer. Elle devient le reflet de notre âme, le tableau de notre (in)conscient. Elle accepte dans une cer­taine mesure qu’on la fasse nôtre. Mais seule­ment dans une cer­taine mesure. Parce qu’elle reste aus­si autre. Et parce qu’elle reste indé­pen­dante, elle conti­nue de se livrer aux regards, de se déli­vrer de nous par vous. Elle nous entraine dans une rela­tion de libre dépen­dance. Elle nous enchaine à sa liberté.

Mais quoi qu’il en soit, amie ou enne­mie, notre peau tient à nous. Elle nous aver­tit par­fois de désordre interne grave. Elle se peint de points de beau­té excla­ma­tifs pour mon­trer une anar­chie cel­lu­laire. Elle se farde de mauve pour mon­trer un débor­de­ment flu­vial. Elle sou­ligne le tra­cé de nos canaux san­guins quand on cherche à reve­nir à la source. Elle nous pro­tège de l’agression solaire en se parant de bron­zage. Notre peau a donc de la valeur, assez pour ne pas la vendre avant de l’avoir tuée.

Notre peau est notre maitre chan­teur pré­fé­ré. Elle nous retient en otage. Elle nous enferme. Et nous aimons cette cage dorée. Bon gré, mal gré, nous négo­cions notre entente parce qu’après tout ce n’est pas si facile d’en trou­ver une seconde.

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).