Histoire d’individu
La critique de l’individualisme, ou son autocritique, est un peu la tarte à la crème du discours politique et moralisateur. Il semblerait qu’une énergie renouvelable permette à certains de ne jamais se lasser de répéter aux individus qu’ils doivent agir en fonction du collectif. De proposer à chacun d’entre nous mille-et-une manières de concilier bonheur individuel et engagement collectif. C’est cette rengaine du bonheur et de l’altruisme que nous tenterons de contourner, pour retrouver d’autres questions. Un exercice qui permet d’éluder la foule de solutions prêtes à l’emploi, toutes les méthodes et recettes à la fois alternatives et ludiques, censées nous amener à un engagement raisonnable, produire des collectifs clés en main, créer du nous raedy-made, etc. Qui permet aussi de sortir de l’étrange démarche qui consiste à s’adresser aux gens en tant qu’individus pour les convaincre de ne pas se comporter comme des individus.
« Être individualiste », c’est mal, nous dit-on, mais « il faut s’occuper de soi ! », ajoutent ensuite les mêmes apôtres.
Un exemple parmi d’autres : il y a quelques semaines lors d’un débat sur l’écologie, un éminent chercheur, membre du Giec, expliquait tranquillement à quelques centaines d’auditeurs le désastre écologique en cours et l’incapacité de réaction au niveau des États et des institutions. Puis, avec un ton empli de gravité, il nous mit en garde : l’écologie peut attenter aux libertés individuelles. Lui-même semblait regretter d’avoir commis un tel acte. Il nous raconta alors que dans son cours à Science-Po, en France, l’un de ses étudiants avait été choqué jusqu’aux larmes. En effet, l’enseignant avait suggéré que pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, il faudrait diminuer les voyages en avion, fortement encouragés pourtant par cette école dans l’objectif de « tisser des liens ». Or, s’il faisait sienne cette injonction, l’étudiant qui habitait en Australie ne pourrait pas participer à l’enterrement de vie de garçon d’un de ses camarades qui aurait lieu en Angleterre, et il y voyait une agression.
– J’ai conscience du problème, mais dois-je renoncer à mon bonheur pour autant?! Au nom de quoi je devrais renoncer à mon bonheur?!
Utiliser un tel exemple a les traits d’une caricature, pourtant il n’y avait pas de deuxième degré comme dans tant de critiques de l’individualisme qui débouchent sur des discussions sans fin sur comment conscientiser des individus afin qu’ils aient des préoccupations liées au commun. Discussions qui dérivent comme par enchantement vers le droit au bonheur, le devoir de bonheur, la quête du bonheur, le chemin vers le bonheur… Pour aboutir à d’obscures et interminables négociations entre bonheur et engagement, entre moi et le monde, etc., traversées, peut-être, par l’intuition qu’il s’agit là d’une impasse. Cette configuration semble pourtant bien souvent s’imposer dès qu’il est question de luttes collectives en Europe.
Sans prétendre découvrir quoi que ce soit, ni révéler une quelconque vérité cachée, la proposition de ce texte est simplement de se demander comment l’on en vient à penser en termes d’individus au lieu de se demander comment passer de l’individu au collectif. C’est loin d’être une idée originale, cela renvoie plutôt vers des classiques.
« L’expérience elle-même n’enseigne donc pas moins clairement que la raison que les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés1. »
C’est cet extrait, classique parmi les classiques, que nous prendrons comme guide. Il a été publié en 1677, le moment où « l’individualisme » commence à exister, et explique comment nous fonctionnons en tant qu’individus.
Ce dont nous sommes conscients
Reprenons les choses dans l’ordre : nous sommes conscients de nos actions. Le malheureux étudiant australien, par exemple, est parfaitement conscient du réchauffement climatique, mais avoir conscience ne signifie pas comprendre ce qui nous arrive. Justement, être conscients de ce qui nous affecte et ignorer ce qui nous détermine, c’est-à-dire comment nous sommes affectés, est le problème.
Chacun d’entre nous, en tant qu’individu, existe dans cette conscience d’un certain nombre de choses qui nous affectent et dans la capacité de les associer de manière plus ou moins imaginaire à certains plaisirs ou déplaisirs éprouvés. Ainsi, on se retrouve à lister les plaisirs et les déplaisirs en colonnes, des additions et des soustractions… produire un bilan. La frustration de ne pas aller à Londres est un déplaisir qu’il faudrait éviter. Manquer l’enterrement de vie de garçon de son camarade peut apporter un certain plaisir moraliste, surtout si on y ajoute des éléments épiques (la fin du monde dans un collapse fort cinématographique, par exemple). Il y a un certain déplaisir à se faire rappeler par son professeur que sa conduite est nocive. Et mille autres plaisirs ou déplaisirs que l’on peut imaginer. Puis, il y a encore des calculs, imaginer comment une somme d’actions individuelles pourrait compter dans l’addition finale, et ce que cela m’apporterait à moi.
C’est ainsi que, lorsque l’on s’adresse aux individus en leur demandant de prendre en compte le collectif, cela devient vite un problème comptable. Faire des comptes, évaluer les prévisions, refaire les comptes… organiser sa vie autour du calcul de plaisirs imaginaires. C’est de tous ces calculs encombrants que nous avons conscience en tant qu’individus. D’où un type de comportement qui caractérise l’individualisme : tenter de perpétuer ce que l’on relie au plaisir et d’éviter ce que l’on relie au déplaisir. Toute la complexité qui constitue une personne : le fait d’avoir un corps, une histoire, une langue, ou des milliards de bactéries dans notre intestin sans lesquelles on ne pourrait assimiler aucune nourriture, tout cela devient complètement hors sujets.
Agir en tant qu’individu renvoie souvent à l’idée du bonheur et, en effet, l’individu fonctionne dans une recherche maniaque du bonheur. Ce fonctionnement associe sans cesse des éléments de ce dont il a conscience à l’espoir d’un bonheur à retrouver ou à la peur d’un malheur à fuir, des associations ne sont pas mauvaises, mais relèvent de l’imaginaire.
Ce qui nous détermine
1677
Nous avons regardé ce dont nous sommes conscients, reprenons maintenant la deuxième partie de l’explication : l’individu ignore ce qui le détermine. L’individu n’est pas une idée en l’air, si quelque point de vue « individuel » existe, il correspond à une modalité d’être au monde historiquement située. Des hypothèses scientifiques, philosophiques, artistiques, des modes de production, des manières de se relier, un rapport à la nature basé sur la domination… Se comporter en tant qu’individu existe à travers une multitude de dispositifs qui confèrent une certaine matérialité au point de vue de l’individu. Par exemple, une armée composée de milliers d’hommes qui marchent au pas, tous à l’unisson, où chacun à sa place, est capable d’exécuter des gestes précis commandés par un supérieur. Dans ce type d’armée, qui se généralise au XVIIIe siècle, chaque soldat agit individuellement. Cela peut paraitre paradoxal parce que l’individualisme implique une différenciation. Mais le paradoxe tient seulement à un certain imaginaire sur ce qu’est cette différenciation, parce qu’il y a bien une différenciation ici : le supérieur hiérarchique peut commander directement à n’importe quel individu d’exécuter les mouvements qu’il veut. Lorsqu’il fonctionne correctement, le dispositif comporte une capacité de communication extrêmement efficace, des signes univoques (gestes, sons, mots techniques) faciles à transmettre et compréhensibles par tous les membres de cette armée. Et rien n’interfère entre le commandement et l’individu, ni l’appartenance à un territoire, ni la religion, ni la fidélité à une famille, ni un imaginaire, ni un corps. L’individu est détaché de tous ces liens. Chaque soldat est capable de comprendre les ordres qui lui sont adressés, porte individuellement la responsabilité de les accomplir, et est évalué individuellement, il est facile d’identifier celui qui ne marche pas au pas. On peut penser à un exemple plus proche de notre quotidien. Dans une école où l’on entre en classe en rangs, chaque élève a une place individuelle et est confronté directement au regard du maitre, s’approprie individuellement son enseignement. Les procédures d’évaluation permettent de le classer individuellement, etc. Ces dispositifs fabriquent en quelque sorte des individus, ou plutôt donnent une réalité à un point de vue individuel. Mais il est important de comprendre que ces dispositifs n’existent eux-mêmes qu’imbriqués dans une série de relations complexes, enchevêtrées, qui constituent un monde.
Dans une usine, le contremaitre peut contrôler des gestes réalisés à l’unisson sur une chaine de montage dessinée par des ingénieurs. Mais pour que ce dispositif existe, il est nécessaire de disposer d’une matière première (y compris humaine) homogène, indispensable pour que la cadence soit mécanique, ce qui implique, entre autres choses, un certain rapport de domination avec la nature. L’usine présuppose aussi la fiction selon laquelle chaque ouvrier est là par choix, une fable qui est matérialisée par un contrat signé, censé être le résultat d’un accord d’égal à égal entre deux individus, l’ouvrier et le patron.
La prison est probablement le plus emblématique des dispositifs d’individualisation. En effet, elle est tout entière conçue dans l’objectif d’individualiser. Mettre quelqu’un à sa place en prison (l’isoler du monde, couper toutes ses attaches) pour le remettre à sa place dans la société en tant qu’individu. Et quoi qu’il puisse paraitre, cette institution n’est en rien isolée du monde. Le choix de mettre en prison comme modalité hégémonique de punition, modulant le temps d’emprisonnement au prorata de la gravité estimée de la faute, implique par exemple un certain rapport au temps, un temps homogénéisé, mesuré avec des outils mécaniques, etc.
En résumé, approcher le monde comme individu correspond à une réalité, à un certain vécu, tissé dans un mode de pouvoir qui se développe vers le XVIIe siècle. Il faut tous ces dispositifs, et beaucoup d’autres, pour que nous ayons l’impression d’être détachés du monde. C’est tout ce soubassement qui détermine l’individu comme point de vue sur le monde.
1990
La figure de l’individu n’est pas hors du temps, elle apparait vers le XVIIe siècle, et depuis quelque temps elle commence à se dissoudre. Ou plutôt, au dispositif de pouvoir sur l’individu va se superposer un dispositif encore plus resserré, dont l’élément de base n’est pas l’individu, mais les « composantes » de chaque individu. Dans un texte devenu lui aussi un classique (il a été publié en 1990), Deleuze parle désormais de « dividuels » : « Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres qui marquent l’accès à l’information ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des “dividuels”, et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des “banques”2. »
Depuis quelques décennies, il est question de dispositifs dans lesquels l’individu n’apparait plus comme l’atome de base de la société. Il devient lui-même responsable de ses compétences ou des organes de son corps vis-à-vis des entreprises, de l’école, des assurances, de l’État, de son « réseau»…
En effet, dans les dispositifs numériques omniprésents aujourd’hui, l’individu apparait comme un ensemble beaucoup trop large et surtout beaucoup trop rigide. De nouveaux dispositifs produisent d’autres types de résultats. Commençons par un exemple relativement anodin : des sites de rencontres sur internet. Pour trouver sur son smartphone le/la partenaire qui justifiera d’enterrer sa vie de garçon, l’algorithme qui gère le site ne va pas identifier des individus, mais proposer des profils, c’est-à-dire des assemblages de données selon des critères ponctuels. On peut ainsi imaginer que l’ami de l’étudiant australien s’était inscrit à un tel site. D’après ce qu’il encode comme informations sur lui et sur le/la partenaire qu’il cherche, l’algorithme lui proposera un certain nombre de profils de partenaires, structurés peut-être à partir des données suivantes : des femmes, habitant en Angleterre, intéressées par la géopolitique, sensibles à l’écologie, ayant réalisé des études supérieures. Si l’algorithme est assez sophistiqué, si le site comporte un nombre d’inscrits important et si les données sur chacun d’entre eux sont abondantes, on peut imaginer des choses plus élaborées. Par exemple, prendre en compte des profils de femmes sélectionnées auparavant par des profils d’hommes proches de l’ami de l’Australien, des historiques de recherches ou de navigation ressemblant aux siens, des habitudes de connexion et des outils de connexion similaires, etc.
Dans tous les cas, ce profilage n’a de sens que par rapport à la recherche entreprise, aux données disponibles et à l’échantillon d’individus répertorié par le site. Il ne propose pas de bons partis, il n’individualise pas quelqu’un d’après la place qu’il occupe dans une société ou une institution, mais il établit un classement ad hoc, en donnant un score à chaque profil qu’il produit à partir de corrélations des données à disposition. Le même individu peut correspondre à toutes sortes de profils et obtenir toutes sortes de scores selon les différentes requêtes. Si l’individu est une manière d’incorporer, d’intérioriser une norme, une certaine modalité d’introspection, le profil fonctionne au contraire comme pure extériorité, on est redéfini, recalculé en permanence de l’extérieur3.
Prenons un exemple plus important, dans les usines des XIXe et XXe siècles, chacun peut être individualisé à partir de sa place dans la chaine de montage, sa section, son corps de métier, son rang… Dans les entreprises multinationales, le néomanagement tend à dissoudre ces éléments dans une série de compétences qui pourraient s’agencer en différents profils, suivant les besoins. L’individu est en quelque sorte devenu une unité d’échelle trop grosse pour la flexibilité que souhaite le management. Il est remplacé par des profils provisoires, établis à partir de compétences, qui ne sont pas par ailleurs propres à un dispositif, mais transversales (on les retrouve aussi à l’école ou dans des lieux publics, lorsque des systèmes de reconnaissance faciale sont mis en place).
Par ailleurs, le mouvement ouvrier avait réussi à produire des résistances efficaces dans le cadre des usines classiques. Notamment lorsque les ouvriers existent concrètement en tant que classe. Comme quand un statut de salarié impose dans les contrats des conditions que le patron ne peut pas négocier individuellement avec un travailleur (limitation des heures de travail, congés maladie, vacances…). Les entreprises dont le management fonctionne en termes de compétences contournent plus ou moins ces résistances, l’élément collectif disparait à nouveau du contrat.
Les dispositifs de profilage ne sont pas plus des idées sorties du néant, par la grâce de créatifs disruptifs, que les usines du XIXe n’étaient la création ex nihilo d’ingénieurs de génie. Il y a tout un monde dans lequel le profilage comme mode de pouvoir est possible, toute une série de pratiques médicales, politiques, urbanistiques où effectivement ce qui existe est une modélisation du monde, jugée plus réelle que le monde matériel. D’innombrables dispositifs donnent corps à l’hypothèse métaphysique que le monde est, en fin de compte, de l’information. Ces dispositifs produisent un type de vécu un peu différent, non plus un détachement du monde, une distance, mais quelque chose de plutôt lié au fait de prendre différentes formes. Assumer en permanence des modifications imposées dans son fonctionnement, se penser adaptable à n’importe quelle situation.
Tant qu’on ignore ce qui nous détermine, on ne peut pas agir, on ne peut que pâtir des mises en forme que cela produit. En d’autres termes, on ne peut que se croire libre.
Les hommes se croient libres
Regardons le début de la formule : « Les hommes se croient libres ». Plus quelqu’un s’approche des figures dominantes de notre société, plus il a la possibilité de fonctionner comme un individu sans être contredit par la force des choses, et plus il lui est facile de se croire libre. Cette possibilité n’est pas imaginaire, elle a des fondements matériels très solides : posséder un passeport d’un pays du Nord, qui donne accès à une très grande partie de la planète, rend beaucoup plus aisé de se penser comme individu libre. Ou être un homme et pouvoir se balader tranquillement la nuit, ou avoir de l’argent et savoir qu’on n’aura pas de souci pour se loger…
L’individualisme est le point de vue selon lequel tous ces « soucis » que l’on peut rencontrer lorsqu’on n’a pas le bon passeport, le bon genre, le bon compte en banque, le bon corps, la bonne couleur de peau, etc., ne sont que des accidents. D’un point de vue individualiste il n’y a rien à penser à partir de l’expérience de vivre ces « accidents », c’est-à-dire l’expérience de ce qui nous détermine. Ceci n’est pas un hasard malheureux, l’individu est une modalité de pouvoir : convaincre les gens que les égalités imaginaires sont réelles, et les inégalités réelles des accidents sans importance, est un dispositif de domination très efficace.
Plus les hommes se croient libres, dans le sens de se penser détachés du monde, plus ils sont dans l’étonnement, l’incompréhension et l’impuissance lorsqu’il leur arrive quelque chose qui les atteint de manière manifeste, c’est-à-dire lorsque ce qui les détermine devient trop voyant. L’individu existe dans cette conviction, physiquement ancrée, que normalement rien ne devrait lui arriver qui modifie sa vie. Les collapsologues sont un exemple extrême, lorsque pour une fois quelques jeunes blancs dans les pays riches s’aperçoivent que la catastrophe climatique risque de les atteindre eux, de réellement modifier leurs vies, alors ils n’hésitent pas à affirmer qu’il s’agit de la fin du monde…
Un exemple moins extrême : depuis quelques mois en Belgique, un peu plus tôt en France, certains activistes écologistes découvrent une répression policière à l’égard de leurs actions. La réaction massive en Belgique a été de dénoncer un dérapage incompréhensible : comment est-il possible que l’on nous fasse ça à nous ? Certes, étant donné la composition de ce mouvement, essentiellement des jeunes activistes blancs de classe moyenne, des universitaires reconnus, etc., la réaction policière est un peu surprenante. Elle s’inscrit néanmoins dans un contexte assez parlant…
Peut-être aussi que, désormais, il s’agit moins d’identifier des individus que de profiler des menaces. Alors, des jeunes blancs de classe moyenne, s’ils sont évalués dans une situation précise comme comportant certains éléments de « menace », peuvent se faire un peu bousculer voire blesser ou emprisonner dans certaines circonstances. En quelque sorte, être privilégié est moins un statut, le privilège devient flexible, modulable, sans que cela n’améliore en rien la situation des autres.
S’il y a quelques années encore il était nécessaire pour le pouvoir d’afficher un minimum de respect public vis-à-vis des corps des individus, parce que c’était un élément fondamental des récits dominants, c’est moins le cas aujourd’hui. En ce sens, jouer sur l’indignation : pourquoi moi ? Moi qui suis innocent…, nous qui sommes pacifiques… Faire des images choc avec cette innocence, tenter de montrer que toutes les limites sont dépassées, que tel ou tel traitement est hors de toute rationalité, etc., tout cet étonnement est encore plus stérile qu’avant. Peut-être qu’il serait plus intéressant de s’inscrire dans une histoire, de réactualiser une expérience.
Ce que nous enseignent l’expérience et la raison
L’intérêt de la formule de Spinoza n’est pas de dire que le point de vue de l’individu est mauvais, d’ailleurs il ne dit jamais cela. Il propose de tenter d’arriver non pas à se croire libre, mais à agir en êtres humains libres. Ce qui implique de pouvoir articuler la conscience de ce qui nous arrive, avec la connaissance de ce qui nous détermine.
La conscience d’être affectés, de manière déplaisante, par des gaz lacrymogènes et des coups de matraque, associée à l’opinion « raisonnable » que cela ne devrait pas arriver, ne sont pas suffisantes pour agir. Cela nous affecte certes, mais il manque la question, de quelle manière cela nous affecte-t-il ? Autrement dit, comment produire un savoir à partir de l’expérience ?
Le ravage écologique ne s’est pas fait dans l’indifférence comme l’affirme un certain récit. La colonisation du monde par l’extractivisme n’est pas l’effet de la diffusion d’une fausse bonne idée, dont on s’apercevrait seulement aujourd’hui des effets catastrophiques, mais la conquête sanguinaire du monde par un certain nombre d’États européens. S’il a été question de conquête, c’est que la grande majorité du monde n’était pas compatible avec l’économie extractiviste, le colonialisme a imposé cette option. Pour croire qu’il y a eu erreur, mais que l’Occident a agi de bonne foi parce qu’on ne pouvait pas savoir, il faut affirmer que tout ce que défendaient la plupart des peuples sur la planète n’était pas un savoir.
Par ailleurs, il a été aussi question de résistances en Europe, des résistances qu’on estime peu importantes, justement parce que le discours dominant est qu’elles ne pouvaient exister4. Des résistances effacées parce que censées être rétrogrades, non scientifiques, irrationnelles et effacées aussi pendant quelques années par l’hégémonie d’une gauche productiviste, plus inquiète de singer le capitalisme que de le combattre. Il est frappant qu’en Europe les mouvements et les partis écologistes soient les seuls à ne se revendiquer que rarement d’une généalogie remontant au-delà des années 1960. Ce qui paradoxalement les place hors-sol.
Ignorer tous ces éléments permet un discours linéaire, qui dit qu’on a fait les choses de manière raisonnable, que maintenant on vérifie de manière réfléchie qu’on s’était trompé et qu’ensuite on trouvera des solutions judicieuses. C’est ce discours linéaire, dont le sujet est un « on » dématérialisé, qui nous individualise, qui nous éloigne des mouvements réels de cette histoire complexe et des connaissances que l’on peut produire à partir de notre expérience. C’est-à-dire du rapport réel avec ce qui nous détermine, au profit d’une indignation morale qui ne se matérialise nulle part. C’est à partir de ce discours que nous nous contentons d’additionner et soustraire du plaisir imaginaire, devenant des profils marketing pour des marchandises vertes. C’est là la nouveauté disruptive des imbéciles qui nous racontent comment ils se sont aperçus que le monde manquait d’une « appli » écolo super-innovante qu’ils viennent de mettre au point.
La position de l’individu est d’oublier toujours le problème (qu’il associe au déplaisir), de n’y voir que des solutions (qu’il associe au bonheur). Pourtant, dans le problème il y a ce qui nous est commun. Par exemple, relier l’expérience d’une petite violence subie par les activistes devant le Palais royal à la démarche fondamentalement violente qu’est la colonisation du monde par le productivisme. Sans être un trait de génie, cela permettrait au moins d’ouvrir quelque chose d’un peu plus complexe, de bâtir d’autres complicités. Par ailleurs, il ne serait pas inutile non plus de produire d’autres discours sur la violence, à un moment où tout ce qui est rétif à prendre docilement toutes les formes qui lui sont imposées est jugé violent et, par conséquent, est passible de réponses dont la violence a de moins en moins de limites.
Le commun ce n’est pas toutes les règles et procédures censées relier les individus dans des collectifs, mais les problèmes dans lesquels les individus existent.
- Spinoza B., Éthique, 1677, 3 partie, scolie de la deuxième proposition (trad R. Caillois).
- Deleuze G., « Postscriptum sur les sociétés de contrôle », L’autre journal, n°1, mai 1990.
- Voir notamment les textes de Paula Sybilia.
- Voir Brouillards toxiques, d’A. Zimmer, Zones sensibles, 2016 ou Le village des cannibales, d’A. Corbin, Flammarion, 1990. Tous les deux montrent comment des luttes liées à l’écologie, dans un contexte industriel chez Zimmer ou rural chez Corbin, sont délégitimées en Europe à la fin du XIXe et au XXe siècle. Ils dissèquent toutes sortes d’arguments psychologiques, ethnologiques, scientifiques utilisés pour montrer qu’il n’y a rien à entendre, que tout ce que les gens peuvent dire n’est que du bruit.
