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Himalayan Queen

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Bernard De Backer

mai 2010

L’ab­bé du monas­tère de Key Gom­pa, dix-neu­­vième incar­na­tion de Rin-chen-bzang-po, est un homme sou­riant et replet. Je l’a­vais sur­pris décras­sant son trous­seau à la fon­taine, vêtu d’un short orange sur lequel des bour­re­lets ivoire débor­daient comme cire fon­due. Il pié­ti­nait sa cape mous­sante de savon bleui par le tis­su, à la manière d’un sumo s’é­chauf­fant pour le […]

L’ab­bé du monas­tère de Key Gom­pa1, dix-neu­vième incar­na­tion de Rin-chen-bzang-po2, est un homme sou­riant et replet. Je l’a­vais sur­pris décras­sant son trous­seau à la fon­taine, vêtu d’un short orange sur lequel des bour­re­lets ivoire débor­daient comme cire fon­due. Il pié­ti­nait sa cape mous­sante de savon bleui par le tis­su, à la manière d’un sumo s’é­chauf­fant pour le com­bat. Le moine me regarde en plis­sant les yeux, exa­mine mon sac à dos sans ver­gogne, puis consulte avec un inté­rêt sou­te­nu ma carte de la région en langue tibé­taine. Son index glisse sur le papier en remon­tant les cours de l’In­dus et du Zans­kar, sa voix mar­monne les noms des monas­tères de la lignée Geluk­pa (« bon­nets jaunes ») à laquelle il appar­tient. Il me demande de décrire le par­cours que je viens d’ef­fec­tuer pour relier le lac de Tso Mori­ri au monas­tère de Key, une ruche de mai­son­nettes blan­chies à la chaux sus­pen­dues en grappe autour d’un épe­ron rocheux. L’é­vo­ca­tion des plaines, des rivières et du col gla­ciaire que j’ai dû fran­chir sus­cite des gro­gne­ments appro­ba­teurs. Nous pas­sons de longs moments à navi­guer sur cette carte qui se déploie comme un man­da­la de papier à l’ombre des peu­pliers remués par la brise. Après une semaine de marche haras­sante dans la mon­tagne déserte, je me sens chez moi dans ce lieu bruis­sant de déi­tés baroques, où un mona­chisme rus­tique s’ac­corde à mer­veille au pay­sage de pierres et de vent.

Les traces de Theobald

La haute val­lée du Spi­ti, que sur­plombe le monas­tère, est une large tran­chée éro­dée qui contourne la chaine prin­ci­pale de l’Hi­ma­laya indien. Située à près de quatre-mille mètres d’al­ti­tude, la val­lée consti­tue le cœur de l’un des petits royaumes qui fai­saient autre­fois par­tie du Tibet occi­den­tal avant d’être inté­grés dans l’U­nion indienne. Véri­tables conser­va­toires de la culture tibé­taine après l’in­va­sion chi­noise de 1950, le Spi­ti, le Ladakh et le Zans­kar sont sépa­rés de l’Inde des plaines par des chaines de mon­tagnes qui dépassent six-mille mètres. La mous­son ne fran­chis­sant que rare­ment la bar­rière de l’Hi­ma­laya, ces hautes terres sont déser­tiques, à l’ex­cep­tion des champs d’orge et des peu­ple­raies entou­rant les vil­lages, irri­gués par de savants détour­ne­ments de tor­rents qu’a­li­mentent les gla­ciers. Le pas­sage d’une région à l’autre néces­site le fran­chis­se­ment de cols proches ou supé­rieurs à cinq-mille mètres, plon­geant les val­lées dans l’i­so­le­ment le plus total dès l’ap­proche de l’hiver.

À l’est du Ladakh et bor­dant la fron­tière de l’É­tat chi­nois, la région du Rup­shu est un pla­teau de très haute alti­tude, peu­plé de quelques nomades qui mènent leurs trou­peaux dans de maigres alpages. La région est une pro­lon­ga­tion du Chang-tang, la par­tie occi­den­tale du Tibet, et ses habi­tants se nomment Chang-pa, soit les « habi­tants du Chang ». Au cœur du Rup­shu, un lac s’é­tend sur près de trente kilo­mètres de long et sept de large : Tso Mori­ri, quatre-mille-six-cents mètres au-des­sus du golfe du Ben­gale, le ciel dans la main. La visite de la zone néces­site l’ob­ten­tion d’un per­mis qui n’au­to­rise qu’un voyage de sept jours. Quant au Spi­ti, il se situe à près de cent-cin­quante kilo­mètres au sud du lac de Tso-Mori­ri, dont il est sépa­ré par une chaine de mon­tagnes vertigineuses.

Une piste était autre­fois emprun­tée par les cara­va­niers qui échan­geaient le sel récol­té sur les rives des lacs du Rup­shu contre l’orge du Spi­ti. Le pas­sage clé en est le Parang La, un col situé au som­met d’un gla­cier qui donne nais­sance à une rivière, la Para Chu. N’ayant trou­vé aucun des­crip­tif de cette piste dans les guides de trek­king de la fin du siècle pas­sé, je m’é­tais rabat­tu sur un livre au titre ron­flant consa­cré au Spi­ti, édi­té à New Del­hi en 1996 : Spi­ti. Adven­tures in the Trans-Hima­laya. Cet ouvrage volu­mi­neux, nar­rant de nom­breuses ascen­sions réa­li­sées par l’au­teur dans la région, ne don­nait aucune des­crip­tion de pas­sage du Parang La. Mais il rap­por­tait un témoi­gnage indi­rect repris de l’an­cien ouvrage d’A.F.P. Har­court (The Hima­layan Dis­tricts of Koo­loo, Lahoul and Spi­ti), évo­quant la tra­ver­sée du Parang La par un cer­tain Theo­bald le 13 aout 1861 : « This is, in all pro­ba­bi­li­ty, the lof­tiest pass in the Bri­tish ter­ri­to­ry, and all who have jour­neyed accross it agree as to its extreme difficulty. »

Après de nom­breuses recherches dans les bou­tiques de Leh, ancien cara­van­sé­rail situé au bord de l’In­dus et capi­tale du Ladakh, une pho­to­co­pie d’une feuille de l’ar­mée amé­ri­caine, révi­sée en 1954, émerge d’une pile de vieilles cartes. On y voit le lac de Tso-Mori­ri, la val­lée du Para-Chu et le col de Parang La qui en forme le ver­rou. Je repère une carte en langue tibé­taine sur un éven­taire, por­tu­lan fort utile pour deman­der mon che­min à d’é­ven­tuels vil­la­geois. Après quelques trac­ta­tions avec un artiste du Liech­ten­stein, col­lec­tion­neur de than­kas, ces pein­tures sur toile, et un anti­quaire de Toron­to, ama­teur de sta­tuettes boud­dhiques, je me retrouve avec mes deux com­pères dans une Jeep en route pour Tso Mori­ri. Dix heures de piste défon­cée et deux cols de plus de cinq-mille mètres plus tard, nous déva­lons dans une large val­lée éro­dée aux flancs oran­gés par le cou­chant et attei­gnons le minus­cule vil­lage de Kor­zok, la seule loca­li­té au bord du lac. Le pay­sage — un Shan­gri-la ves­pé­ral à la manière de Nico­las Roe­rich3 — asso­cie lama­se­rie per­chée sur une crête, voute céleste bleu-noir tapis­sée d’é­toiles et som­mets nei­geux for­mant des taches phos­pho­res­centes dans le lointain…

Ri, karma, chu, tso, lam, la…

Le len­de­main, je quitte mes com­pa­gnons — lour­de­ment char­gés et empê­trés dans de labo­rieuses négo­cia­tions avec des mule­tiers — et me lance dans la direc­tion du Parang La dans un pay­sage pro­di­gieux et gigan­tesque. Un sen­tier longe les rives d’une immense éten­due bleu­tée et dia­phane dont les vague­lettes scin­tillent au soleil. Des som­mets arron­dis, cou­verts de neige étin­ce­lante, entourent le lac tur­quoise où bar­botent quelques oiseaux. De petits tor­rents gla­cés enchâs­sés de ver­dure coupent de temps à autre le sen­tier. J’y plonge les mains pour m’as­per­ger le visage bru­lé par le soleil. Puis les chaus­sures s’en­foncent dans du sable pou­dreux comme de la farine. D’heure en heure, le tableau se méta­mor­phose le long des eaux écla­tantes du Tso Mori­ri. Le pas­sage de petits nuages blancs, l’in­cli­nai­son de la lumière, la réver­bé­ra­tion des mon­tagnes créent un kaléi­do­scope étour­dis­sant. La nuit tombe d’un coup ; la tente est plan­tée au bord d’une rivière à l’ex­tré­mi­té du lac.

Des nomades et leurs chèvres viennent faire étape de l’autre côté de la rivière. L’o­deur du feu se répand, des cris d’en­fants déchirent le silence. Le père fran­chit le cours d’eau. De longs che­veux noirs lui­sants entourent son visage éma­cié. Ma tente l’in­trigue, il palpe le tis­su, mur­mure des com­men­taires qui semblent des prières. Je lui demande les mots tibé­tains. « Mon­tagne, ciel, rivière, lac, che­min, col…?» Il répond : « ri, kar­ma, chu, tso, lam, la…». Admi­rant ses chaus­sures, je pro­pose de les grais­ser. Les doigts cou­verts d’une pâte blan­châtre, nous mas­sons lon­gue­ment le cuir. Heu­reux de voir ses chaus­sures briller comme la lune, il se pros­terne, sai­sit ma main et la pose contre son front. Plus tard, des che­vaux hen­nis­sant fran­chissent l’eau gla­cée, gui­dés par mon visi­teur par­ti rejoindre sa famille.

Aux pre­mières heures de l’aube, une lumière tran­chante et dorée venue du Tibet inonde la combe. En quelques minutes, la tente pas plus lourde qu’une bou­teille d’eau est repliée. La dépres­sion dans laquelle se trouve le lac s’é­tend encore sur une ving­taine de kilo­mètres vers le sud. D’a­bord une plaine, aride et plate comme la main, où l’on marche des heures sans avoir l’im­pres­sion d’a­van­cer. Puis, à mi-che­min, une rivière cris­tal­line jaillit de la mon­tagne et tra­verse la val­lée. Elle se perd en maré­cages où nichent de gros oiseaux criards. Une odeur de soufre se dégage des fon­drières rem­plies d’une boue noirâtre.

La marche est dif­fi­cile. Il faut retra­ver­ser la rivière et lon­ger le flanc orien­tal de la dépres­sion où une vague piste se des­sine sur le sol. J’at­teins enfin le confluent où la val­lée rejoint le cours de la rivière Para Chu qu’il fau­dra remon­ter pen­dant plu­sieurs jours pour atteindre le pied du gla­cier et le col de Parang La. La fron­tière chi­noise est à quelques kilo­mètres, le lieu est d’une déso­la­tion totale : pas un seul vil­lage sur les deux-cents kilo­mètres de la rivière qui fait une longue incur­sion au Tibet, avant de fran­chir à nou­veau la fron­tière indienne.

Loups tibétains, chevaux de vent

Ma route va dans l’autre direc­tion, remonte le Para Chu jus­qu’à sa source, située au pied du gla­cier qu’il faut fran­chir pour atteindre le col. Des jours de marche dans une immense val­lée soli­taire où ser­pentent des eaux lai­teuses, bor­dées de cônes d’é­bou­lis au pied de parois majes­tueuses, grises et mauves, coif­fées de gla­ciers sur­plom­bants. Aucun arbre dans ce pay­sage où ne sur­vivent que quelques buis­sons de gené­vriers et de minus­cules pelouses aux abords des sources et tor­rents. Le bruis­se­ment des eaux n’est per­tur­bé que par le gron­de­ment sac­ca­dé des roches qui s’é­crasent dans les éboulis.

Pour évi­ter d’être empor­té par le cou­rant, la rivière se tra­verse à gué dans sa par­tie la plus large. Cha­cun des bras doit être négo­cié et fran­chi en oblique, en pre­nant soin de ne pas affron­ter le cou­rant de face ou de tra­vers, mais de se lais­ser por­ter par lui. L’eau monte à mi-cuisse et de nom­breux cailloux se glissent entre la plante des pieds et la semelle des san­dales. Le corps est cou­pé en deux, la par­tie émer­gée trans­pi­rant sous le soleil alors que les jambes se glacent pro­gres­si­ve­ment dans l’eau de fonte des gla­ciers. Une fois sur l’autre rive, il faut enta­mer la longue remon­tée vers le col, les orteils bru­lés par le froid.

La carte est inexacte, la bous­sole hors d’u­sage. Des val­lées incon­nues s’ouvrent à gauche et à droite. L’im­men­si­té, la soli­tude, le silence, l’air raré­fié, la cha­leur et les nuages mena­çants qui s’ac­cu­mulent dans le loin­tain prennent à la gorge. Il n’y a de vivres que pour quelques jours. Le soir, après avoir déga­gé un bivouac en chas­sant les pierres, je passe de longues heures à attendre le som­meil. Des loups (Cani­lu­pus chan­ku, loup gris tibé­tain) errent sur le Chang-Tang et je tends stu­pi­de­ment l’o­reille avant de m’en­fon­cer dans de mau­vais rêves.

Au matin du troi­sième jour, un pla­teau sur­plombe la rivière. La vue porte loin et l’on dis­tingue le bout de la val­lée. Plu­sieurs gla­ciers ver­rouillent le pay­sage ; celui de droite devrait être le bon. À marche for­cée, je finis par atteindre le pied du gla­cier à la tom­bée de la nuit. Il fau­dra par­tir très tôt le len­de­main pour pro­fi­ter du gel noc­turne qui soli­di­fie les champs de neige. Mon bivouac est à plus de cinq-mille mètres, un bout de ter­rain plat par­se­mé de pier­railles et d’herbe drue. Le ciel d’une pure­té abso­lue est constel­lé d’astres immo­biles, veilleuses blanches dans un décor d’ombres chi­noises for­mées par des som­mets effilés.

Cinq heures. Une lueur fade se répand sur les champs de pierre. Il faut se for­cer à quit­ter la cha­leur douillette du duvet pour man­ger, replier la tente, bou­cler le sac. Le gel est vif, quelques nuages gris fran­chissent le Parang La dans le loin­tain. Écra­sé sous le poids du sac, je tente de tra­ver­ser l’eau gla­cée du tor­rent en gar­dant mes chaus­sures de mon­tagne. Mais le tor­rent est trop pro­fond. Il n’y a plus qu’à le tra­ver­ser pieds nus et hur­ler de douleur.

Le val­lon se res­serre et l’im­mense masse grise du gla­cier se dresse, pro­jette son souffle froid. Après une heure de mon­tée sur la par­tie gauche qui contourne la langue de glace, j’o­blique vers la droite et tente de mar­cher sur la moraine dont la pente est moins forte. J’ai vite fait de rebrous­ser che­min, téta­ni­sé par un sinistre cra­que­ment. Il vaut mieux tra­ver­ser le gla­cier plus haut, là où la pente est qua­si nulle et où les risques de cre­vasses et de ponts de neige sont réduits. Une inter­mi­nable zone d’é­bou­lis doit être gra­vie pour atteindre le som­met du champ de glace sans s’a­ven­tu­rer dans sa par­tie frac­tu­rée. Les blocs de pierre sont instables et la marche cahotante.

Après deux heures d’es­ca­lade, la tra­ver­sée du gla­cier débute. L’eau vive ruis­sèle sous les croutes de glace. Une cre­vasse béante et bleu­tée s’ouvre sous mes pas. Je res­serre les lanières de mon sac et m’é­lance en rete­nant mon souffle. Un jet de glace gicle sous mes chaus­sures lorsque j’at­ter­ris de l’autre côté. Il n’y a plus qu’à mar­cher en oblique pour atteindre le col qui se pro­file au som­met d’un champ de neige aveu­glant. À plus de cinq-mille-cinq-cents mètres, le soleil est impla­cable et la res­pi­ra­tion dif­fi­cile. Les pieds dans la neige fon­dante et la tête bru­lante, je m’ar­rête tous les dix mètres pour reprendre mon souffle. Quelques pas encore avant de fran­chir le der­nier res­saut. Des che­vaux de vent4 déchi­rés par les bour­rasques claquent sur la crête qui sépare le Rup­shu de la haute val­lée du Spi­ti, l’É­tat du Cache­mire de celui de l’Hi­ma­chal Pra­desh, la « Terre des mon­tagnes enneigées ».

Le col est fran­chi. Il reste un long par­cours avant d’at­teindre le petit vil­lage de Kib­ber, répu­té le plus haut de l’Inde. La des­cente vers la rivière Para­ling­bu est très pen­tue et sablon­neuse, la tem­pé­ra­ture s’é­lève rapi­de­ment. Arri­vé au bord d’un tor­rent, le sen­tier, abo­mi­nable, est balayé à plu­sieurs reprises par des ébou­le­ments de rochers qu’il faut fran­chir sur de gros pier­riers instables. J’at­teins enfin un petit pont de branches à moi­tié détruit. Une ascen­sion très raide mène au pla­teau où je choi­sis de bivoua­quer. Un trou­peau d’u­rials me sur­veille de la crête.

Le len­de­main, j’erre pen­dant une bonne heure avant de trou­ver l’i­ti­né­raire par­mi de mul­tiples traces qui filent dans toutes les direc­tions. Puis, en appro­chant de Kiber, je croise une famille qui s’ac­tive à ren­trer la récolte de petits pois dans un grand champ d’un vert intense. Ils rem­plissent de gros sacs de jute avec des cosses dodues gon­flées de fèves sucrées. Un homme vient m’en don­ner une poi­gnée que je décor­tique avidement.

Le vil­lage de Kib­ber est un bourg de mai­sons car­rées ser­rées les unes contre les autres. Les toits plats sont cou­verts de bran­chages qui sèchent en pré­vi­sion de l’hi­ver, de quelques antennes para­bo­liques rouillées. Après un cur­ry de légumes, je pour­suis ma des­cente vers Key Gom­pa. Les hautes mon­tagnes et le lit de la rivière forment un camaïeu de cou­leurs brunes et grises où de petites oasis scin­tillent comme des éme­raudes sous le soleil. Au détour de la route, une pyra­mide de roche et de terre s’é­lance vers le ciel. Des grappes de mai­sons blanches s’a­grippent sur ses flancs. Au pied de ce qui res­semble à une ter­mi­tière géante, une peu­ple­raie bruis­sante de feuilles offre un peu d’ombre dans la four­naise. Une petite fon­taine déverse de l’eau dans un grand bas­sin de pierre.

Descente du Sutlej

Après avoir visi­té son monas­tère, je quitte l’ab­bé de Key et sa thé­baïde chau­lée. D’i­ci à Shim­la — capi­tale de l’Hi­ma­chal Pra­desh qui fut aus­si celle du Bri­tish Raj lors de la sai­son chaude — il y a plu­sieurs jours de pistes ver­ti­gi­neuses. Elles longent la val­lée du Spi­ti, puis celle du Sut­lej, avant de remon­ter vers les som­mets ver­doyants des Nar­kan­da Hil­ls pour atteindre la sta­tion d’é­té. La ran­don­née soli­taire n’est rien à côté des tra­jets en bus sur des pistes chao­tiques et inter­mi­nables. Agrip­pé à mon siège, je contemple les car­casses rouillées et désos­sées de devan­ciers négli­gés par les dieux, aban­don­nées cinq-cents mètres en contre­bas dans des rivières gon­flées d’eau cou­leur ciment. Pas­sé Tabo et son gom­pa tra­pu — des pyra­mides ocres de terre gru­me­leuse res­ca­pées de temps héroïques (Tabo est le plus vieux monas­tère en acti­vi­té inin­ter­rom­pue de tout l’Hi­ma­laya) -, la route longe une mon­tagne atro­ce­ment escar­pée et poussiéreuse.

Sou­dain, le car s’im­mo­bi­lise. Les pas­sa­gers — des mon­ta­gnards che­nus qui en ont vu d’autres — sortent sans se pres­ser en empor­tant leurs bagages sur le dos ou sur la tête. La route a dis­pa­ru, empor­tée par une cou­lée de roches grises. On entend le bruit des blocs qui conti­nuent de tom­ber à inter­valles régu­liers. Une vague sente se sub­sti­tue à la piste arra­chée. Hommes, femmes et enfants char­gés de paquets se risquent en file indienne sur ce frêle pas­sage balayé par les pierres. Sac à dos arri­mé au corps, je me glisse der­rière eux après l’ar­rêt de l’a­va­lanche, l’œil par­ta­gé entre l’aus­cul­ta­tion des hau­teurs et l’at­ten­tion que mérite chaque enjam­bée. Il nous fau­dra une bonne heure pour fran­chir le pas et retrou­ver l’autre moi­gnon de route. Un bus et son chauf­feur nous y attendent pai­si­ble­ment. Miracle de l’or­ga­ni­sa­tion indienne, de Guru Rim­pot­ché ou de Kri­sh­na, allez savoir. Dans un misé­rable guest-house de Rekong Peo, fai­sant face aux six-mille mètres du Kin­naur Kai­lash, je vide­rai lâche­ment une flasque de mau­vais whisky.

Le len­de­main, la route conti­nue d’es­cor­ter la lente des­cente du Sut­lej. Elle longe d’a­bord, sur d’é­troites vires ron­gées par les tor­rents, des gorges pro­fondes tapis­sées d’herbes où s’ac­crochent des haillons de nuages. De l’autre côté du pré­ci­pice, des hameaux impro­bables se tassent sur de minus­cules pla­te­formes. Le flanc de la mon­tagne est zébré de sen­tiers qui montent des pro­fon­deurs sombres du défi­lé, où l’on devine des ponts sus­pen­dus au-des­sus des eaux. Puis, après des heures de plon­gée, la route finit par lon­ger une rivière deve­nue boueuse et alan­guie, bor­dée de ter­rasses où appa­raissent les pre­miers pal­miers. Le bus s’ar­rête dans un vil­lage de tôles et de planches, der­nière halte avant la mon­tée vers les Nar­kan­da Hil­ls. On pénètre dans une gar­gote encore rafrai­chie par la nuit : thé au lait sucré, ciga­rettes et bee­dies, chi­cken masa­la et naan pour voya­geurs esquin­tés par les virages. Odeur de bois bru­lé, piaille­ments de volaille, beu­gle­ments de buffles d’eau, bruits de sabots sur le bitume ; une cam­pagne âpre tra­ver­sée par des trucks en bat­te­rie, cra­chant leurs vapeurs mazou­tées sur des éco­liers ambrés por­tant cra­vate et che­mise blanche.

Narkanda Hills

Empor­tées par un souffle puis­sant venu du Sud, des nuées tra­ver­sées de rayons opa­lins sub­mergent les crêtes à inter­valles régu­liers. En contre­bas, plon­geant dans la brume en épou­sant une suc­ces­sion de pentes raides et de val­lées sus­pen­dues où s’a­grippent les der­nières rizières, les flancs des mon­tagnes sont cou­verts d’arbres aux troncs dénu­dés, sur­mon­tés d’une épaisse cou­ronne de feuilles. La route, lui­sante et par­se­mée de gra­viers qui crissent sous le poids des roues, ser­pente en sui­vant une ligne de niveau à proxi­mi­té des som­mets. Elle donne l’illu­sion d’être posée sur un socle de vapeurs tour­noyantes, lorsque, par le hasard d’un mou­ve­ment syn­chro­ni­sé des vents, des nappes de brumes comblent entiè­re­ment les val­lées qui bordent ses flancs.

Des jets d’eu­ca­lyp­tus et de bam­bous, des branches de déodar jonchent le sol, arra­chés aux camions qui par­courent la route. Par­fois, des convois sont arrê­tés devant de petits temples grilla­gés où des bou­gies vacillent devant des sta­tuettes pou­drées de cou­leurs vives. On entend le tin­te­ment des gre­lots réson­ner dans l’air humide, des prières psal­mo­diées qui suivent le balan­ce­ment des corps et le hoche­ment des tur­bans. Les camions croisent des buffles d’eau, des jour­na­liers en pagne ramassent des noix. C’est un monde étrange où le res­ser­re­ment des alti­tudes et la vio­lence des sai­sons ont pro­vo­qué un enche­vê­tre­ment de cli­mats, une jux­ta­po­si­tion des peuples, qui sèment la confusion.

Après avoir quit­té les pro­fon­deurs de la val­lée où rizières et bana­ne­raies repo­saient dans la cha­leur moite du soleil, la route a gra­vi plus de deux-mille mètres de déni­vel­la­tion pour rejoindre la chaine des Nar­kan­da Hil­ls. Sur des cen­taines de kilo­mètres car­rés, les plis­sures ser­rées pro­vo­quées par un sou­lè­ve­ment géo­lo­gique forment un pay­sage de crêtes étroites et de val­lées encais­sées. La plu­part des pistes qui tra­versent cette région d’a­bruptes col­lines suivent les lignes sinueuses des crêtes, évi­tant de plon­ger dans le gouffre sombre et humide des val­lées. Les vil­lages et les bourgs les plus impor­tants ont été construits le long de ces routes, ce qui donne au pays l’as­pect d’une suc­ces­sion de lignes hori­zon­tales, au pied des croupes boi­sées, où des agglo­mé­ra­tions de mai­sons en bois se suc­cèdent comme les perles d’un collier.

À la tom­bée du jour, une lumière rasante enflamme les crêtes qui émergent comme iles oran­gées dans un océan de brumes. Les pay­sans déam­bulent le long des rues qui res­semblent à des digues en front de mer, contem­plant les vil­lages loin­tains qui se découpent sur le cou­chant. En contre­bas, ron­gés len­te­ment par la nuit qui mon­tait du puits des val­lées, des groupes d’arbres cou­verts de filets bleu­tés ploient sous le poids des fruits.

Chaque année, des cen­taines de camions trans­portent, dans un chaos rou­tier qui fait la une du Indian Times, les pommes de l’Apple Belt, situé au cœur de l’Hi­ma­chal Pra­desh, vers Chan­di­ga­rh, Amrit­sar ou Del­hi. Loin­tain héri­tage de Samuel Evan Stokes5, mis­sion­naire Qua­ker venu de Penn­syl­va­nie et qui — après s’être conver­ti à l’hin­douisme sous le nom de Satya­nand Stokes et avoir épou­sé une Raj­poute à l’o­rée du XXe­siècle — vint en aide aux pay­sans dému­nis des pié­monts hima­layens en intro­dui­sant Gol­den et Red Deli­cious sur les hau­teurs de Shimla.

Mother India

Dès que j’eus connais­sance de son nom en ache­tant mon billet dans une gare vic­to­rienne à l’ombre des déodars, j’i­ma­gi­nai un convoi imma­cu­lé tra­ver­sant les plaines de l’Inde telle une cou­lée de neige vapo­reuse et fraiche. Une pro­lon­ga­tion de la mon­tagne qui me condui­rait vers Del­hi dans une bulle d’air cli­ma­ti­sée. À bord, dans un tin­te­ment de verres et de cuillères à thé, je me serais repo­sé du voyage en contem­plant les pal­miers ployant sous le vent, les fleuves immenses, les chars à bœufs et les temples cou­verts de singes.

Mais l’Hi­ma­layan Queen que l’on prend à Kal­ka, une petite ville bouf­fée par la cha­leur mille-cinq-cents mètres en contre­bas de Shim­la, est un train osseux qui gémit et tangue dans la nuit lourde. Deux ran­gées de ven­ti­la­teurs — gros insectes anthra­cite agrip­pés au pla­fond bom­bé — vrom­bissent sans dis­con­ti­nuer dans le com­par­ti­ment de seconde classe, cras­seux et bruyant. À tra­vers les bar­reaux de fer brun qui pro­tègent et enferment les pas­sa­gers, on aper­çoit des feux qui flam­boient dans les plaines nues du Pun­jab et du Harya­na. Mai­sons car­rées et aveugles, ombres en sari, buffles noirs, arbres grêles fouet­tés par la mous­son, nappes d’eau qui font miroi­ter le ciel sombre et des filets de pétrole dia­prés. Un enfant aux jambes dif­formes et aux yeux de braise, mon­té à Chan­di­ga­rh, rampe sous les sièges, sur­git devant les pas­sa­gers et chante à tue-tête.

Le convoi s’im­mo­bi­lise subi­te­ment en rase cam­pagne, cris­sant dans la cha­leur qu’au­cune brise ne vient plus tem­pé­rer. Une peur sourde agace la sueur. Le petit men­diant me fixe de sa pupille brillante, les voix se font plus feu­trées. Me reviennent ces his­toires de trains atta­qués par les dacoïts — bandes armées for­mées de pay­sans sans terre et d’in­tou­chables -, d’at­ten­tats per­pé­trés par des sépa­ra­tistes sikhs du Kha­lis­tan. Un couple d’Oc­ci­den­taux ravi­nés par les fièvres est assou­pi dans un coin. Mon sac à dos, gor­gé de pous­sière amas­sée sur le toit des bus, laisse pendre ses lanières comme les bras d’un mort. Shim­la a dis­pa­ru dans ses brumes, la mon­tagne s’est éva­nouie dans le loin­tain. Mother India s’ap­prête à englou­tir le voyageur.

  1. Gom­pa signi­fie « lieu éle­vé » en tibé­tain et, par exten­sion, « monastère ».
  2. Sur­nom­mé « Le Grand Tra­duc­teur », Rin-chen-bzang-po est un moine qui vécut au Xe siècle. Envoyé en Inde par le roi du Tibet occi­den­tal (royaume de Guge), Ye-shes-od, il tra­dui­sit les prin­ci­paux textes sans­crits du canon boud­dhique en langue tibé­taine. Il fut l’un des grands arti­sans de la seconde dif­fu­sion du boud­dhisme au Tibet et le fon­da­teur de nom­breux monas­tères dans les hautes val­lées de l’Himalaya.
  3. Dans un roman publié en 1933, Hori­zons per­dus, l’é­cri­vain bri­tan­nique James Hil­ton décrit le monas­tère de Shan­gri-la blot­ti dans la Val­lée de la Lune Bleue, un « espace caché » au cœur du pla­teau tibé­tain. Diri­gé par un capu­cin d’o­ri­gine luxem­bour­geoise, le monas­tère est un lieu clos et para­di­siaque, réunis­sant œuvres et sages du monde entier afin de les pré­ser­ver d’une apo­ca­lypse pro­chaine. Frank Capra s’en ins­pi­re­ra pour en faire un film dou­ce­reux aux décors sur­pre­nants en 1937. Nico­las Roe­rich est un peintre et un voya­geur né à Saint-Peters­bourg en 1874 (il par­ti­ci­pa aux Bal­lets russes de Dia­ghi­lev), célèbre pour ses pay­sages hima­layens aux cou­leurs vives et à la tona­li­té mystique.
  4. Nom don­né par les Tibé­tains aux dra­peaux de prière qui ornent notam­ment les cols.
  5. Stokes devint actif dans le mou­ve­ment natio­nal indien, membre du par­ti du Congrès et asso­cié de Gandhi.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur