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Hijab de course et running à l’échalote

Numéro 3 – 2019 par Dan Kaminski

avril 2019

Je suis très mal pla­cé pour par­ler du hijab de course à la vente auquel Décath­lon a fina­le­ment renon­cé en France. Je suis un homme, je ne suis pas musul­man, je ne suis pas un expert. Si je devais expri­mer cru­ment ma posi­tion : je me fiche du fichu. Mais je ne me fiche pas de la surenchère […]

Billet d’humeur

Je suis très mal pla­cé pour par­ler du hijab de course à la vente auquel Décath­lon a fina­le­ment renon­cé en France1. Je suis un homme, je ne suis pas musul­man, je ne suis pas un expert. Si je devais expri­mer cru­ment ma posi­tion : je me fiche du fichu. Mais je ne me fiche pas de la sur­en­chère dont il fait l’objet2.

Ma triple incom­pé­tence me per­met néan­moins de ques­tion­ner tout dis­cours sûr de lui-même qui, pour gagner en plate cer­ti­tude, refuse de se mettre à l’écoute des femmes musul­manes, for­cé­ment sou­mises, for­cé­ment oppri­mées, for­cé­ment dis­cri­mi­nées par leur reli­gion et non par ce refus lui-même, autre­ment dit par le regard rapide que « nous » jetons sur elles. Ce regard est en effet « jeté », il n’est pas por­té avec atten­tion, cette atten­tion qui demande d’écouter.

Je ne dis­cu­te­rai pas ici de l’hypothèse du « com­plot isla­miste » ou de la volon­té qu’aurait l’Islam d’accaparer l’espace public. Je laisse ces hypo­thèses aux experts, qui, trop sou­vent pro­meuvent l’hypothétique com­plot en le dénon­çant. Sous le bruit de la convic­tion, les témoi­gnages de sagesse sont bien peu enten­dus et, en par­ti­cu­lier, ceux des femmes. Je ne me pro­non­ce­rai pas non plus sur l’imposition faite aux filles par leurs parents ; il s’agit là d’un autre débat, trans­ver­sal lui aus­si à toutes les popu­la­tions et à toutes les confessions.

Que puis-je donc ajou­ter, sinon de l’ingénuité à l’ineptie ? Que puis-je ajou­ter, sinon un doute à la certitude ?

Nous ne por­tons pas « volon­tai­re­ment » les vête­ments qui nous iden­ti­fient comme hommes ou comme femmes aux yeux des autres, mais il est cer­tain que des hommes et des femmes font ce choix, au point de cari­ca­tu­rer par­fois des images pola­ri­sées des genres. Est-ce un choix ? Une contrainte du mar­ché ? Une sou­mis­sion au genre ? Une sou­mis­sion aux exi­gences ou aux fan­tasmes d’un autre ? Je choi­sis mes vête­ments pour des rai­sons mys­té­rieuses qui ont à voir avec mon gout et mes croyances sur ce que s’habiller veut dire, mais il est évident que j’ai un « style » qu’il est per­mis à qui­conque de caté­go­ri­ser et de dis­qua­li­fier. Ce style est le mien, bien que contraint par une offre qui me rend sou­vent la tâche dif­fi­cile et par­tiel­le­ment diri­gé par la per­sonne avec qui je par­tage ma vie. Mais je suis un homme et que sais-je de la façon dont se forme le choix contraint des femmes ? Loin de nier « l’emprise reli­gieuse sur le corps des femmes » (N. Geerts), je n’ajouterai pas la mal­adresse de témoi­gner de l’emprise mas­cu­line sur le corps des femmes, dont la pre­mière n’est qu’un exemple.

Le hijab de course a fait son appa­ri­tion au titre de mar­chan­dise et ce n’est pas indif­fé­rent. Le vête­ment sou­tient, pour tout le monde, un dis­po­si­tif d’identification du sujet qui le porte ; il s’agit d’un dis­po­si­tif asymp­to­tique de réduc­tion du sujet aux signes « mar­chan­di­sés » qui le rendent visible. La mar­chan­di­sa­tion du vête­ment ajoute à la diver­si­té (très rela­tive), la concur­rence, le choix entre les marques, por­tées sou­vent si haut que le vête­ment semble avant tout des­ti­né à mon­trer sa marque et non à cou­vrir celui qui le porte. Tout cela indique notre sujé­tion et notre sub­jec­ti­va­tion com­munes dans et par le vête­ment. Sujé­tion et sub­jec­ti­va­tion : deux pôles en dia­lec­tique constante, entre les­quels nous navi­guons et dont nous frô­lons les bords au gré des expé­riences heu­reuses et mal­heu­reuses. L’une ne va pas sans l’autre. Tout porte à croire que les femmes voi­lées servent aujourd’hui d’espace de stu­pé­fac­tion, aus­si ignoble que confor­table, des­ti­né à nous faire accroire que nous (ce « nous » très vague, mais « libé­ré ») serions débar­ras­sés du pôle de la sujé­tion. Si on sou­haite la liber­té aux femmes qui portent le voile, un tel sou­hait n’exige-t-il pas tout sim­ple­ment de favo­ri­ser le pôle de la sub­jec­ti­va­tion, plu­tôt que de les matra­quer d’un regard « jeté » comme si elles n’étaient que le sym­bole ultime de la sou­mis­sion (décré­tée confor­ta­ble­ment depuis « notre » fémi­nisme laïc)?

Signe : tout vête­ment est un signe. Tout vête­ment est un « eikon », autre­ment dit un mode d’apparition du non repré­sen­table. Le pseu­do-débat sur le hijab de course ou tout autre signe reli­gieux est radi­ca­le­ment faus­sé par la dégra­da­tion de ce signe en idole, au moins autant par ceux et celles qui crient pour le décrier que par ceux et celles qui l’imposent per­ver­se­ment. Au signe, on ne peut que recon­naitre son indé­ci­da­bi­li­té ; ce qu’il veut dire dépend de ce que peut et veut en dire celle qui en est la por­teuse, mais on ne l’écoute pas, sauf pour la rabais­ser à sa sou­mis­sion, redou­blant cette sou­mis­sion sup­po­sée pour le confort d’une convic­tion non moins reli­gieuse que celle que l’on rejette.

L’idole est le signe sanc­ti­fié, iden­ti­fié à ce qu’il repré­sente. À cet égard, les ico­no­clastes contem­po­rains (par­mi les­quels des laïcs reli­gieux ou des fémi­nistes sans réflexi­vi­té) refusent, comme le fait la plus imbé­cile des reli­gio­si­tés — et bien plus que les femmes qui portent le voile ou auraient vou­lu por­ter le hijab de course —, d’y voir un « sem­blant » témoi­gnant du désir d’un sujet, et veulent de façon for­ce­née en faire un objet, soit Dieu lui-même (qu’on l’appelle Allah ou mar­chan­dise). Les ico­no­clastes sont en fait les plus ido­lâtres des ido­lâtres3. Ils détruisent la sub­jec­ti­vi­té, au nom de l’objectivité qui les aveugle. Les femmes que je connais, qui portent le voile, qui l’ont por­té ou qui se sont deman­dé si elles le por­te­raient, sont des sujets, autre­ment dit des femmes ins­crites dans la dia­lec­tique, pro­pre­ment humaine, de la sujé­tion et de la sub­jec­ti­va­tion. Rabattre sur la sou­mis­sion ce mou­ve­ment entre objet et sujet, c’est ne rien com­prendre au « sem­blant » que consti­tue toute image de soi et à la néces­si­té com­mune de nous don­ner des modes d’apparition. Une telle réduc­tion est le propre de la tyran­nie. Et cette tyran­nie, com­mune aux pôles débi­li­tants du « débat » et au mar­ché qui cherche à en tirer pro­fit, a pour pro­gramme l’anéantissement des sujets dans la jouis­sance d’un pou­voir sur elles. Le hijab de run­ning n’a rien, en soi, de libé­ra­teur. Sa dia­bo­li­sa­tion non plus. Écou­tons les femmes, au lieu de leur jeter notre regard faus­se­ment sécularisé.

  1. Par­mi tant d’autres, voi­ci une source dédiée à la des­crip­tion et à l’illustration de l’affaire du hijab de run­ning de Décath­lon.
  2. La course à l’échalote est évi­dem­ment tri­bu­taire des réac­tions isla­mo­phobes (« répu­bli­caines », par­don) aux­quelles le pro­jet mar­chand de Décath­lon a été confron­té, mais aus­si de réac­tions appa­rem­ment plus froides et plus propres comme celle de Nadia Geerts, publiée dans La Libre Bel­gique (27 février 2019) sous le titre « Les des­sous du hijab de run­ning ». Mon texte ne vise aucu­ne­ment à répondre à ces réactions.
  3. Voir à ce sujet Mond­zain M.-J., Image, Icône, Éco­no­mie. Les sources byzan­tines de l’imaginaire contem­po­rain, Paris, Seuil, 1996 et Le com­merce des regards, Paris, Seuil, 2003.

Dan Kaminski


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