Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Hier les sorcières, aujourd’hui…

Numéro 11 Novembre 2013 - féminisme Société par

novembre 2013

Des évè­ne­ments récents m’amènent à m’inquiéter en tant que fémi­niste de la conjonc­ture actuelle en ce qui concerne l’accès des femmes au mar­ché du tra­vail et leur situa­tion sur ce mar­ché. Des règle­ments ou pro­jets de règle­ment du tra­vail, pro­po­sés ou sou­te­nus par les syn­di­cats, me semblent consti­tuer de véri­tables dis­cri­mi­na­tions à l’encontre de femmes. Je pense […]

Le Mois

Des évè­ne­ments récents m’amènent à m’inquiéter en tant que fémi­niste de la conjonc­ture actuelle en ce qui concerne l’accès des femmes au mar­ché du tra­vail et leur situa­tion sur ce mar­ché. Des règle­ments ou pro­jets de règle­ment du tra­vail, pro­po­sés ou sou­te­nus par les syn­di­cats, me semblent consti­tuer de véri­tables dis­cri­mi­na­tions à l’encontre de femmes. Je pense en par­ti­cu­lier au règle­ment désor­mais en vigueur chez Acti­ris qui inter­dit le port de tout signe reli­gieux. Cette mesure, en appa­rence valable pour toutes et tous, n’affecte en réa­li­té que des femmes, à savoir toutes celles (de l’employée en back-office à la tech­ni­cienne de sur­face) qui portent un fou­lard et même celles qui ont été enga­gées avec un fou­lard il y a vingt ans1.

Le plus inquié­tant, c’est que le nou­veau règle­ment du tra­vail chez Acti­ris semble bien faire tâche d’huile. Déjà des pro­po­si­tions dans ce sens se sont fait entendre au sein de l’administration de la région de Bruxelles-Capi­tale. Soit dans des ser­vices publics qui devraient être atten­tifs à mon­trer l’exemple de la non­dis­cri­mi­na­tion. Com­ment com­prendre ce qui m’apparait comme un achar­ne­ment contre les seules tra­vailleuses ? Je ne revien­drai pas sur l’instrumentalisation du fémi­nisme dans le débat sur l’interdiction du hijab que nous avons suf­fi­sam­ment dénon­cée. Je m’interroge sur l’avenir des femmes sur un mar­ché du tra­vail déjà seg­men­té et pro­fon­dé­ment inéga­li­taire si une nou­velle pos­si­bi­li­té de dis­cri­mi­na­tion est légi­ti­mée. Non que des mesures dis­cri­mi­na­toires seront sys­té­ma­ti­que­ment appli­quées, mais elles pour­ront l’être à la moindre occa­sion offrant aux employeurs toute lati­tude pour embau­cher ou licen­cier à leur gré en allé­guant le règle­ment. Le fou­lard pour­rait alors deve­nir un dis­po­si­tif de régu­la­tion du mar­ché du travail.

À l’école comme au tra­vail, ces mesures d’exclusion ne touchent que des femmes. Il est stu­pé­fiant de consta­ter que de vrais pro­blèmes exis­tant dans les écoles (répu­ta­tion de l’école, auto­ri­té contes­tée des ensei­gnants, sexisme et machisme) ont été pré­ten­du­ment 1 Une employée dans ce cas a reçu son pré­avis et a enta­mé une action. réso­lus en inter­di­sant le fou­lard. Les témoi­gnages pro­ve­nant d’écoles qui, après l’avoir tolé­ré, l’ont inter­dit sou­lignent que la paix est reve­nue dans les salles de profs et que les élèves se tiennent plus tran­quilles2. Cette vic­toire sym­bo­lique du corps ensei­gnant n’a cepen­dant pas remis en cause les rap­ports inéga­li­taires entre filles et gar­çons, quant à ce qui se passe en dehors de l’école, le corps ensei­gnant n’en a nul­le­ment cure. En réa­li­té un signe a été envoyé aux musul­mans quant à la ques­tion de leur visi­bi­li­té. Un signe qui ne concerne que les femmes. La réaf­fir­ma­tion du rap­port de force en défa­veur des musul­mans se fait donc jusqu’à pré­sent exclu­si­ve­ment au détri­ment des femmes3. Je pense que ce n’est pas un hasard et qu’il nous revient à nous fémi­nistes de com­prendre ce phé­no­mène et de le combattre.

Hier, les sor­cières… Nous savons grâce aux his­to­riens que les sor­cières qui furent pour­sui­vies en grand nombre aux XVIe et XVIIe siècles en Europe ont fait fonc­tion de boucs émis­saires pour toute une série de maux et de pro­blèmes sociaux dont elles n’étaient évi­dem­ment pas res­pon­sables. Que l’exorcisation du mal pas­sât par les femmes (par com­pa­rai­son, peu d’hommes furent dési­gnés comme sor­ciers) n’a pas été, selon moi, suf­fi­sam­ment étu­dié. Et pour­tant c’est bien ce qui frappe et m’autorise à mettre en paral­lèle ces pré­ten­dues sor­cières vic­times de l’Inquisition et les femmes affi­chant des signes reli­gieux vic­times de dis­cri­mi­na­tion à l’école ou au tra­vail. Dans un cas comme dans l’autre, on ne veut pas voir ou cher­cher les racines des pro­blèmes, on tente de dis­soudre les ten­sions sociales en s’acharnant contre une caté­go­rie de femmes mino­ri­taires, vul­né­rables socia­le­ment et éco­no­mi­que­ment, caté­go­rie que l’on sait his­to­ri­que­ment mal défen­due par les orga­nismes cen­sés repré­sen­ter les inté­rêts des tra­vailleurs et des travailleuses.

En 2003, j’écrivais « Fichons la paix aux fichus et occu­pons-nous d’égalité ». Je pen­sais naï­ve­ment que des pro­blèmes pres­sants récla­maient notre atten­tion en ce qu’ils affectent de manière spé­ci­fique les femmes comme la glo­ba­li­sa­tion, l’usurpation de pro­duits et usages col­lec­tifs via la pro­prié­té intel­lec­tuelle, l’épuisement des res­sources natu­relles, le chô­mage crois­sant, les vio­lences à leur encontre, etc. Je n’avais pas envi­sa­gé la per­ver­si­té du sys­tème : que, dans le contexte post-11 sep­tembre, des hommes, mais aus­si des femmes, et même des fémi­nistes, puissent pro­je­ter leurs peurs sur des cibles faciles et que des mesures d’exclusion qui légi­ti­ment les dis­cri­mi­na­tions puissent ali­men­ter la méfiance, la sus­pi­cion et com­pro­mettre de plus en plus gra­ve­ment le vivre ensemble.

C’est donc un appel à recréer de la soli­da­ri­té fémi­niste pour que toutes les femmes aient accès à l’école et au tra­vail. Voi­là deux des plus anciennes reven­di­ca­tions fémi­nistes, et dire que nous sommes au XXIe siècle.

  1. Une employée dans ce cas a reçu son pré­avis et a enta­mé une action.
  2. Audi­tion du pré­fet du lycée de Forest au Conseil des femmes fran­co­phones de Bel­gique (CFFB) en 2010.
  3. Il n’est pas ques­tion de deman­der que cela se fasse aus­si sur le dos des hommes. Je rejoins évi­dem­ment celles et ceux qui prônent une neu­tra­li­té inclusive.