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Herstal-Riyad : le vache et le prisonnier

Numéro 8 – 2018 par Delagrange

décembre 2018

Le 2 octobre, Jamal Kha­shog­gi, un jour­na­liste saou­dien en rup­ture de ban, était assas­si­né dans les bureaux du consu­lat d’Arabie saou­dite à Istan­bul. L’affaire a fait grand bruit, prin­ci­pa­le­ment suite aux infor­ma­tions qui ont fil­tré (si l’on ose dire) quant aux condi­tions par­ti­cu­liè­re­ment sor­dides dans les­quelles cet oppo­sant de fraiche date a été éli­mi­né. Après un laps de temps […]

Billet d’humeur

Le 2 octobre, Jamal Kha­shog­gi, un jour­na­liste saou­dien en rup­ture de ban, était assas­si­né dans les bureaux du consu­lat d’Arabie saou­dite à Istan­bul. L’affaire a fait grand bruit, prin­ci­pa­le­ment suite aux infor­ma­tions qui ont fil­tré (si l’on ose dire) quant aux condi­tions par­ti­cu­liè­re­ment sor­dides dans les­quelles cet oppo­sant de fraiche date a été éliminé.

Après un laps de temps aus­si court que celui de la remise à niveau de nos cen­trales nucléaires, des réac­tions ont com­men­cé à se faire entendre en Bel­gique fran­co­phone. D’abord mol­le­ment, avant d’en arri­ver à la ques­tion qui tue : faut-il conti­nuer de vendre des armes belges (en l’occurrence, wal­lonnes) à l’Arabie saou­dite ? Tous les regards se sont alors tour­nés vers la FN d’Herstal, dont l’épaisseur du car­net de com­mandes et du chiffre d’affaires doit beau­coup à l’avant-poste de la démo­cra­tie et des liber­tés syn­di­cales qu’incarne le royaume saou­dien au Moyen-Orient.

Le 22 octobre, près de trois semaines après les faits, la RTBF, dans son émis­sion Soir Pre­mière, orga­ni­sait enfin un débat sur la ques­tion : « Faut-il arrê­ter toute livrai­son d’armes à l’Arabie saou­dite ? ». Le débat oppo­sait le direc­teur d’Amnesty Inter­na­tio­nal Bel­gique fran­co­phone (AIBF), Phi­lippe Hens­mans, au secré­taire-géné­ral de la FGTB Métal­los Wal­lo­nie-Bruxelles, Nico Cué.

Les deux acteurs jouèrent leur rôle à la per­fec­tion. Le res­pon­sable d’Amnesty rap­pe­la que, en ver­tu de la légis­la­tion wal­lonne, de l’affaire Kha­shog­gi, mais aus­si de la bou­che­rie invrai­sem­blable qui se déroule au Yémen et de la capa­ci­té mira­cu­leuse qu’ont les armes ven­dues par la FN à Riyad à se retrou­ver aux quatre coins du Moyen-Orient, la FN devait sus­pendre les contrats d’armement la liant à l’Arabie saou­dite. Et d’en pro­fi­ter pour rap­pe­ler qu’en tant qu’actionnaire unique de ladite FN, la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique et éthique du gou­ver­ne­ment wal­lon était direc­te­ment enga­gée. Le res­pon­sable de la FGTB, lui, se posa, non en défen­seur des droits de l’homme (« Ça, c’est vot’ pro­blème, pas l’mien », sic), mais tout natu­rel­le­ment en défen­seur des emplois wal­lons et, excu­sez du peu, de « La Wal­lo­nie », une Wal­lo­nie dont, à entendre la psal­mo­die du métal­lo, Amnes­ty « n’en a rien à f…» (sic bis). Ce der­nier par­vint à occu­per 80 % du temps de parole et à tem­pê­ter contre les ONG et, c’est tou­jours bon à prendre, contre « La Flandre ». Trem­blez, Wallons…

Ce qui fit de ce « débat » tant atten­du sur les ondes du ser­vice public un moment pas comme les autres, ce ne furent pas tant les posi­tions défen­dues par les deux inter­ve­nants que la bru­ta­li­té qui exsu­dait du diri­geant syn­di­cal. L’on pour­rait céder à la faci­li­té en par­lant de « méthode Cué ». En ces temps de vir­tua­li­té et d’indignations digi­tales, il faut recon­naitre à la RTBF le mérite de nous avoir fait vivre un débat que l’on peut, sans bar­gui­gner, qua­li­fier de sen­suel, dans l’acception phy­sique et épi­der­mique du terme.

Ce fut comme une plon­gée dans le temps et un retour dans les salles obs­cures, lorsqu’en 1976, dans Taxi Dri­ver, Robert De Niro, face à son miroir, se lan­çait dans un mono­logue pas pré­ci­sé­ment rim­bal­dien : « You tal­kin’ to me ? You tal­kin’ to me ? You tal­kin’ to me ? Then who the hell else are you tal­kin’ to ? You tal­kin’ to me ? Well I’m the only one here ! Who the fuck do you think you’re tal­king to ? »

La cap­ta­tion du temps de parole par le syn­di­ca­liste don­na effec­ti­ve­ment l’impression d’assister à un mono­logue. Sauf que le texte et la réa­li­sa­tion n’étaient l’œuvre ni de Mar­tin Scor­sese ni, bien enten­du, du jour­na­liste Arnaud Ruys­sen qui, cela trans­pi­rait sur les ondes, était mani­fes­te­ment aba­sour­di par la vio­lence qua­si phy­sique qui enva­his­sait son stu­dio. Un stu­dio dans lequel, pour reprendre une des­crip­tion de Ber­nard Lavilliers, « les pales du ven­ti­la­teur coup[aient] tranche à tranche l’air épais comme du manioc ».

Me reste une ques­tion sans réponse. Dans ce huis-clos, qui était le vache et qui était le pri­son­nier ? Peut-être trou­ve­rez-vous une réponse en réécou­tant le chef‑d’œuvre.

Delagrange


Auteur

Pierre Delagrange est historien, politologue et traducteur néerlandais-français et afrikaans-français. Spécialiste de l'Histoire politique et sociale des {Pays-Bas/Belgiques} (Benelux actuel), il travaille particulièrement sur la {Question belge} et les dynamiques identitaires et politiques flamandes, wallonnes et bruxelloises.