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Henri Michaux à travers le prisme de la belgitude

Numéro 7 - 2016 par Nathalie Gillain

novembre 2016

Si de nom­breux écri­vains ont reven­di­qué (et reven­diquent encore) leur iden­ti­té belge, plu­sieurs — et non des moindres ! — ont en revanche adop­té une pos­ture de déné­ga­tion de leurs ori­gines. C’est le cas d’Henri Michaux (1899 – 1984), dont l’œuvre a sou­vent été pré­sen­tée comme le paran­gon de cette pos­ture. Cette lec­ture apporte-t-elle un éclai­rage per­ti­nent sur les textes ? Le refus d’être ins­crit dans une his­toire ou dans un rap­port de filia­tion excède lar­ge­ment, en ce qui concerne Michaux, la pro­blé­ma­tique de la bel­gi­tude. L’auteur a mis au point cer­taines stra­té­gies pour cryp­ter, sinon pour effa­cer, ses ori­gines belges.

Dossier

Inter­ro­gée lors de la réa­li­sa­tion d’un docu­men­taire sur la vie et l’œuvre d’Henri Michaux, Liliane Wou­ters a racon­té la dif­fi­cul­té à convaincre celui-ci de figu­rer dans le Pano­ra­ma de la poé­sie fran­çaise de Bel­gique qu’elle pré­pa­rait avec Jacques Antoine au milieu des années sep­tante (Jau­bert 1995). Elle a rap­por­té leur dis­cus­sion en ces termes : «– Michaux. Ce qui m’embête, c’est le relent natio­na­liste… Est-ce que vous me consi­dé­rez comme Belge ? – Wou­ters. Non. – M. Comme Fran­çais, alors ? – W. Non. – M. Quelle épi­thète, alors ? – W. Sep­ten­trio­nal. » Et « il a paru content » de cette réponse, a‑t-elle confié au jour­na­liste char­gé de l’entrevue. Michaux l’a fina­le­ment auto­ri­sée à publier un texte dans son Pano­ra­ma, sor­ti en 1976, soit l’année même où Claude Javeau et Pierre Mer­tens ont pro­po­sé d’employer le terme de bel­gi­tude pour dési­gner le faible pou­voir d’identification dévo­lu à la nation belge.

On aurait alors pu s’attendre à une réac­tion de la part de Michaux, étant don­né l’exécration qu’il a tou­jours affi­chée pour son pays d’origine. Né à Namur en 1899, l’écrivain a mul­ti­plié les marques de désa­mour : (qua­si-) absence de réfé­rence à la Bel­gique dans son œuvre ; désa­veu de ses pre­miers textes, tous publiés — excep­té Qui je fus (1927) — au pays ; obten­tion de la natu­ra­li­sa­tion fran­çaise en 1955. Pour­tant, il n’est jamais entré dans les débats met­tant en cause l’existence d’une spé­ci­fi­ci­té des lettres belges. Il aurait, par exemple, pu par­ti­ci­per au mou­ve­ment de contes­ta­tion de l’appellation « lit­té­ra­ture belge » enga­gé à la fin des années 1930 par Franz Hel­lens, qui fut son pre­mier men­tor et édi­teur. Pour rap­pel, le 1er mars 1937, le groupe du Lun­di (for­mé à l’initiative de Hel­lens) signait un mani­feste condam­nant le régio­na­lisme lit­té­raire et, plus lar­ge­ment, le concept de lit­té­ra­ture natio­nale : il s’agissait de pro­cla­mer « la fin défi­ni­tive d’une ‘‘lit­té­ra­ture belge de langue fran­çaise’’ en tant que lit­té­ra­ture natio­nale auto­nome » pour inau­gu­rer l’«ère de la ‘‘lit­té­ra­ture fran­çaise de Bel­gique’’ » (Mey­laerts, 2003). Qua­rante ans plus tard, Michaux (deve­nu fran­çais) ne s’est pas davan­tage sen­ti concer­né par l’invention du concept de bel­gi­tude et n’a même jamais répon­du à l’invitation à par­ti­ci­per à un recueil de témoi­gnages d’écrivains (La Bel­gique mal­gré tout, 1980) sur leurs rap­ports posi­tifs ou néga­tifs au royaume, en répon­dant à la ques­tion sui­vante : « Même si vous n’avez jamais employé le mot ‘‘Bel­gique’’, n’y a‑t-il pas, dans votre œuvre, un rap­port incons­cient ou semi-conscient au pay­sage, à la nour­ri­ture, au temps, à la pesan­teur, qui fait qu’il y a un je-ne-sais-quoi de Bel­gique dans votre démarche ? »

Effacer les origines belges

Pour Michaux, répondre à cette ques­tion aurait été en contra­dic­tion avec les démarches entre­prises pour effa­cer la trace de ses ori­gines belges, comme celle de détruire les lettres échan­gées avec Hel­lens du temps de sa col­la­bo­ra­tion au Disque vert. Par un recom­man­dé daté du 13 sep­tembre 1952, Michaux invi­tait ce der­nier à bru­ler, comme lui, toutes les lettres qu’ils s’étaient autre­fois échan­gées : « Cher Ami, […] je brule toutes les lettres, sou­hai­tant qu’on en fasse autant des miennes. Vite, frot­tez une allu­mette. En tout cas, ne les publiez pas » (Michaux, 2016). On pour­rait trou­ver d’autres exemples par­mi les lettres récem­ment ras­sem­blées par Jean-Luc Outers dans un recueil inti­tu­lé Donc c’est non, en réfé­rence à une phrase de Michaux et à ses refus répé­tés de consen­tir à la réédi­tion des textes publiés en Bel­gique ou de livrer en pâture ses cor­res­pon­dances et, avec elles, les secrets de fabri­ca­tion de son œuvre. Ain­si se des­sine encore une fois, dans ce recueil, le por­trait d’un écri­vain « culti­vant avec téna­ci­té une pro­pen­sion à ne jamais retour­ner en arrière » et une volon­té forte d’échapper à toute espèce d’héritage, de déter­mi­nisme (Mar­tin, 2003).

C’était la fonc­tion même, ne l’oublions pas, de ses « voyages d’expatriation ». Dans les quelques lignes auto­bio­gra­phiques que Robert Bré­chon est par­ve­nu à lui extor­quer à la fin des années cin­quante, Michaux a expli­qué avoir essen­tiel­le­ment voya­gé « contre », « pour expul­ser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes et ce qui s’est en lui et mal­gré lui atta­ché de culture grecque ou romaine ou ger­ma­nique ou d’habitudes belges » (Michaux, 1959). On appré­cie­ra en ce sens, dans le jour­nal qui retrace son voyage en Équa­teur (Ecua­dor, 1929), l’évocation de la mort d’un petit oiseau de cou­leurs « or, noir, rouge », qui sont aus­si celles du dra­peau natio­nal. L’écrivain rêve de gran­deur, et le plat pays est décrit en des termes qui en disent long sur le sen­ti­ment de déses­poir qu’il sus­cite : « Et cette cam­pagne fla­mande d’hier ! On ne peut la regar­der sans dou­ter de tout. Ces mai­sons basses qui n’ont pas osé un étage vers le ciel, puis tout à coup file en l’air un haut clo­cher d’église, comme s’il n’y avait que ça en l’homme qui pût mon­ter, qui ait sa chance en hau­teur » (Michaux, 1929).

Le sou­ve­nir du pays d’origine s’efface avec le livre sui­vant, Un bar­bare en Asie (1933), qui raconte un voyage en Chine et au Japon. Là-bas, Michaux a trou­vé une autre « manière de se mou­voir, de s’orienter », qui l’a mar­qué jusqu’à la fin de sa vie : s’y cultive un art du déta­che­ment cor­res­pon­dant à sa propre manière d’être et d’entrer en rela­tion avec ce qui l’entoure (Michaux, 1972). Aus­si, la réfé­rence à l’Orient a d’une cer­taine manière rem­pla­cé, dans son œuvre, le sou­ve­nir du petit royaume souf­fre­teux bâti en 1830. Il faut dire que les tableaux japo­nais et la cal­li­gra­phie chi­noise consti­tuaient une source d’inspiration pour ses propres essais d’écriture gra­phique : les poèmes accom­pa­gnant les Mou­ve­ments tra­cés à l’encre de Chine dans les années cin­quante gagnent ain­si à être mis en rap­port avec ses réflexions sur les Idéo­grammes en Chine (1975) ou ses des­crip­tions des tableaux de Zao Wou-Ki (Jeux d’encre, 1993).

Faut-il pour autant ces­ser de recher­cher la trace d’un réfé­rent belge dans les textes publiés après Ecua­dor (1929)? Dans une étude parue en 2001, Marc Qua­ghe­beur a démon­tré que si la réfé­rence au pays d’origine n’est pas tout à fait absente dans l’œuvre de Michaux, elle est en revanche tou­jours cryp­tée. Au lieu de poser des réfé­rences claires, Michaux s’en tient à des allu­sions peu évi­dentes pour un lec­to­rat fran­çais, comme dans le texte Magie (1936) où il est fait men­tion de l’Escaut de façon inat­ten­due, ou encore dans la des­crip­tion du « ciel pom­me­lé du Bra­bant » mon­tré par les « tableaux de R. M. » (En rêvant à par­tir de pein­tures énig­ma­tiques, 1972). L’odieux plat pays s’est trans­for­mé en un « pays étran­ger et… muet », qui a pra­ti­que­ment per­du tout pou­voir d’évocation pour l’écrivain (Qua­ghe­beur, 2001).

Une « Lettre de Belgique » (1924) pour rompre avec le passé ?

Néan­moins, contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait ima­gi­ner, celui qui a ten­té d’effacer toute trace de ses ori­gines avait une conscience fine des enjeux liés à la recon­nais­sance d’une lit­té­ra­ture belge et des stra­té­gies déve­lop­pées pour y par­ve­nir : Michaux connais­sait bien les lieux com­muns ayant fait la for­tune des pre­miers écri­vains belges recon­nus en France (Lemon­nier, Verhae­ren, Mae­ter­linck, Roden­bach) et mesu­rait très jus­te­ment la taille du défi qui atten­dait les écri­vains de sa propre géné­ra­tion (Hel­lens, Baillon, Goe­mans et Crom­me­lynck, entre autres) pour conti­nuer à s’imposer sur la scène parisienne.

En témoigne la fameuse « Lettre de Bel­gique » qu’il a rédi­gée pour la Trans­atlantic Review en 1924, peu avant de s’installer à Paris. Dans un style qui n’est pas sans rap­pe­ler la plume acé­rée d’un Bau­de­laire décri­vant les habi­tants de Bel­gique, Michaux brosse le por­trait d’un peuple au carac­tère « bon enfant, simple, sans pré­ten­tion », pour lequel « l’injure la plus cou­rante est ‘‘stoef­fer’’ qui se tra­duit de la sorte : homme pré­ten­tieux, poseur » (Michaux, 1924). Cet excès de modes­tie, on le retrouve même dans son rap­port au lan­gage. Le Belge soup­çonne les mots d’être pré­ten­tieux par nature : ain­si, « par­ler doit se faire, pense-t-il, comme ouvrir son por­te­feuille, en cachant les billets de mille » (Michaux, 1924). En consé­quence, les mots, le Belge « les empâte et les étouffe tant qu’il peut, tant qu’ils soient deve­nus inof­fen­sifs, bon enfant » (Michaux, 1924). Rap­pe­lons que quelques décen­nies aupa­ra­vant, Camille Lemon­nier avait fait l’éloge de la langue belge en poin­tant son hon­nê­te­té, son rap­port immé­diat avec la réa­li­té, ce qui la dis­tin­guait du fran­çais par­lé de l’autre côté de la fron­tière, tou­jours maquillé d’un « fard men­teur » : à ses yeux, les Belges par­laient un idiome « frais et simple », une « langue de ter­roir » por­tant en elle une « odeur de cas­so­nade, de bière, de choux de Bruxelles » et sus­cep­tible, par ce fait même, de venir « régé­né­rer cette gaupe de langue fran­çaise, bonne tout au plus aux drames d’Hugo et aux romans de Georges Sand » (Lemon­nier, 1869).

Afin de se tailler une place sur la scène pari­sienne, les écri­vains du XIXe siècle ont construit le mythe d’une « âme belge » opé­rant la fusion des tem­pé­ra­ments latin et ger­ma­nique. Or ce qui est rete­nu de la culture des pays du Nord, c’est l’atmosphère embru­mée et mélan­co­lique des villes fla­mandes (pen­sons à Bruges-la-morte (1892) de Roden­bach) et l’œuvre des Pri­mi­tifs fla­mands, pas­sés maitres dans l’art d’exprimer la sen­sua­li­té des étoffes et de la chair ; les tableaux de Jacob Jor­daens, mon­trant des scènes de ripaille et l’épanouissement des plai­sirs de la chair, sont pris comme exemples. Les notes de Lemon­nier sur le carac­tère savou­reux de la langue belge doivent être com­prises dans ce cadre. Or en 1924, Michaux dénonce déjà la dégra­da­tion du mythe en un cli­ché ven­deur… et sou­vent moqué : « Les Étran­gers se repré­sentent le Belge à table cepen­dant qu’il boit, qu’il mange. Les peintres le connaissent dans Jor­daens, les let­trés dans Camille Lemon­nier, les tou­ristes dans “Man­ne­ken-Pis”.

L’exaltation, d’où qu’elle vienne, on l’a expé­ri­men­té à la Renais­sance comme au temps du roman­tisme, devient, si elle se fait belge, san­guine, sensuelle.

“Tru­cu­lent-ripaille-goin­fre­rie-ven­tru-man­geaille” – dix contre un je tiens que ces mots iso­lés, sitôt dits, vous font son­ger aux Belges.

Le tra­vail du ventre, des glandes, de la salive, des vais­seaux de sang, paraît chez eux demeu­rer conscient, une jouis­sance consciente.

Tra­duite en lit­té­ra­ture, la joie de la chair fait le plus gros de leurs œuvres » (Michaux, 1924).

Il s’agit là d’un puis­sant lieu com­mun, qui conti­nue d’innerver la pro­duc­tion et la récep­tion de la culture belge. Dans un texte encore rela­ti­ve­ment récent, Patrick Roe­giers y fait net­te­ment réfé­rence lorsqu’il évoque le sen­ti­ment d’insécurité que res­sentent les écri­vains belges en mani­pu­lant une langue stan­dar­di­sée et ano­blie pour assu­rer l’hégémonie de l’État voi­sin : « En Bel­gique, le fran­çais est une langue étran­gère. Car le fran­çais, ‘‘métho­dique et pré­cis’’, ins­truit la pen­sée. Or, la langue, en Bel­gique, ren­contre peu la pen­sée. Le Belge n’a point d’attrait pour une pen­sée sérieuse. Il aime le concret, le vrai, le fami­lier, le pesant, le tri­vial, le plein, le gou­teux, l’organique » (Roe­giers, 2007).

Un humour impertinent et une tendance à fouiller les corps

Michaux semble avoir tout fait pour se pur­ger de cette « race de métis qui n’est ni du Nord ni du Sud ni rien, bon enfant, bon enfant par-des­sus tout, pas vedette pour un sou » (Michaux, 1998). Cepen­dant, il reste que son œuvre témoigne d’un rap­port char­nel à la langue et d’un humour carac­té­ris­tiques d’une posi­tion excen­trée. Du moins est-ce un avis lar­ge­ment par­ta­gé par ceux qui ont su sai­sir la sin­gu­la­ri­té de son écri­ture (Georges Per­ros, Jean-Pierre Mar­tin, Simon Leys…) (Leys, 2007).

Aux yeux de Leys, la « bel­gi­tude de Michaux » tient à l’exercice d’un humour mar­qué par « un salubre irres­pect, une tran­quille imper­ti­nence, fri­sant l’inconscience » (Leys, 2007). L’écrivain pro­mène un regard amu­sé sur les autres et sur le monde sans jamais être com­plai­sant. Aus­si, Leys déplo­ra qu’il se soit livré pen­dant près de dix ans (de 1963 à 1972) à une révi­sion de ses textes ayant net­te­ment édul­co­ré cet humour acé­ré. Selon lui, cela s’explique par le fait que Michaux soit deve­nu fran­çais : Leys veut sou­li­gner non pas l’obtention d’un autre pas­se­port, mais « l’adoption d’une autre atti­tude » spé­ci­fi­que­ment fran­çaise, l’autorisant à « déli­vrer des bre­vets de bonne conduite et des médailles », mais qui sur­tout le porte à se sur­veiller davan­tage (Leys, 2007). Le Fran­çais a inté­rêt à tenir sa langue s’il ne veut pas pas­ser pour un arro­gant. En revanche, étant lui-même l’objet de toutes les raille­ries, le Belge jouit d’une vraie liber­té de parole et de ton : il peut se moquer ouver­te­ment des com­por­te­ments d’autrui sans ris­quer d’être pris pour un prétentieux.

En 1933, Michaux ne craint pas d’écrire : l’«hindou est sou­vent laid, d’une lai­deur vicieuse et pauvre », ou « un géné­ral chi­nois qui fait dans ses culottes, qui sup­plie le colo­nel d’aller au com­bat à sa place, n’étonne per­sonne » (Michaux, 1933). Or lorsqu’il révise son texte trente ans plus tard, d’emblée, il se confond en excuses. Il regrette le ton du livre : il aurait vou­lu « en contre­poids y intro­duire [quelque chose] de plus grave, de plus réflé­chi, de plus appro­fon­di, de plus expé­ri­men­té, de plus ins­truit » (Michaux, 1967). Cor­ri­geant son texte, Michaux se cen­sure. Il opère de petites cou­pures ici et là et s’emploie à lis­ser ses des­crip­tions. Pour reprendre les mots de Leys, il paraît s’être « conver­ti à l’usage du savon » : il s’est effor­cé « de limer les pointes, d’arrondir les angles et d’affadir le ton », « les mots durs [ont été] rem­pla­cés par des mots flasques » (Leys, 2007).

Il a aus­si éli­mi­né les réfé­rences sca­to­lo­giques fleu­ris­sant presque natu­rel­le­ment sous sa plume et lais­sant par­fois décou­vrir une « tru­cu­lente ima­gi­na­tion brue­ge­lienne » (Leys, 2007). En décri­vant « La diar­rhée des Our­gouilles » (Ailleurs, 1948) ou la meilleure façon de se tâter les organes (La vie dans les plis, 1949), Michaux avait en effet ini­tia­le­ment paru opter pour le « tra­vail du ventre » et des « vais­seaux de sang » décrit dans sa Lettre de Bel­gique : en 1926, il signait déjà un poème au nom d’un homme qui « n’aurait que son pet pour s’exprimer » et les œuvres sui­vantes ont confir­mé sa ten­dance à fouiller les corps (Michaux, 1926).

Cela dit, en conce­vant le pro­jet d’une écri­ture atten­tive à sai­sir les « mou­ve­ments de l’être inté­rieur », Michaux a plu­tôt ten­té de rele­ver le défi que se lan­çaient alors de nom­breux écri­vains d’avant-garde : celui d’injecter du « vivant » dans l’écriture en tra­dui­sant l’expérience du corps orga­nique. Je pense notam­ment ici aux poèmes écrits en 1926, dans les­quels René Ber­te­lé a vu l’invention d’un espé­ran­to lyrique, la créa­tion de mots pui­sés dans « la mar­mite [du] ventre » et char­gés d’une telle éner­gie cor­po­relle qu’ils révè­le­raient immé­dia­te­ment la tem­pé­ra­ture du corps, son degré d’énervement, de bouillon­ne­ment inté­rieur. Et pour ce faire, le poète « se dor­lote avec des rôts », il use de néo­lo­gismes et d’onomatopées (Michaux, 1926).

Rapi­de­ment, pour­tant, le lan­gage sera consi­dé­ré par l’écrivain comme un piège : « La sou­ri­cière du lan­gage est telle que, quoi qu’on fasse, on ne prend guère que des sou­ris qui ont déjà été prises pré­cé­dem­ment : les mots parlent d’eux-mêmes » (Michaux, 1998). Cet apho­risme est révé­la­teur de la com­pré­hen­sion de ce que le lan­gage est un sys­tème de signes conven­tion­nels, fonc­tion­nant indé­pen­dam­ment de la réa­li­té, et qu’il biaise inévi­ta­ble­ment la tra­duc­tion de ce qui est vécu par le corps. Michaux n’a alors eu de cesse d’élaborer des pro­cé­dés d’écriture nova­teurs, ins­pi­rés par la pho­to­gra­phie et le ciné­ma, pour for­cer la langue à sai­sir les rythmes, les flux et les décharges ner­veuses du corps orga­nique — mais sans tou­te­fois enfer­mer cette chair pétrie de mou­ve­ments dans une forme aux contours figés.

Voi­là qui le rap­proche davan­tage de Beckett ou d’Artaud que des signa­taires du Mani­feste du groupe du Lun­di. Comme l’a sou­li­gné Éve­lyne Gross­man, Michaux par­tage avec ces deux écri­vains un besoin vis­cé­ral de « se déprendre des formes pétri­fiées de l’identitaire » : « Quelle forme inven­ter pour dire la chair vivante du corps sans la pétri­fier, l’enfermer in vivo dans un tom­beau ? » (Gross­man, 2004). C’est la ques­tion qui anime l’auteur de L’Espace du dedans (1944) et qui explique son refus de s’engager au nom d’une école, d’une esthé­tique, de même que le sen­ti­ment d’horreur que lui ins­pi­rait tout rap­port de filia­tion. Décou­vrant les logo­grammes de Dotre­mont en com­pa­gnie d’Alechinsky, Michaux s’est écrié : « C’est un tra­que­nard, vous l’avez fait exprès, m’inviter à cette expo­si­tion. Je ne veux aucun fils » (Ale­chins­ky, 1996).

Ne nous mépre­nons pas sur le sens de ces paroles : il ne s’agissait pas tant de défendre une posi­tion de maitre (qu’aucun élève ne pour­rait éga­ler) que de pro­té­ger ses Mou­ve­ments (1954) tra­cés à l’encre de Chine de toute repro­duc­tion ou trans­for­ma­tion en cli­ché. L’ambition pre­mière de Michaux était d’échapper aux dis­cours réduc­teurs, à l’épinglage de carac­té­ris­tiques trans­for­mables en lieux com­muns ; en ce cas, les mots sont tenus en sus­pi­cion, non parce qu’ils sont pré­ten­tieux, mais parce qu’ils tra­hissent inévi­ta­ble­ment la véri­té d’une iden­ti­té et d’un corps pris dans un mou­ve­ment conti­nu. Ain­si, dans le cas de Michaux, la déné­ga­tion des ori­gines belges ne consti­tue pas une fin en soi : elle par­ti­cipe d’un tra­vail sin­gu­lier de réap­pro­pria­tion de l’héritage lan­ga­gier, met­tant en évi­dence le risque d’aliénation de l’écrivain aux signes (mots, images) qu’il uti­lise pour s’exprimer.

Nathalie Gillain


Auteur

professeure invitée à l’université Saint-Louis-Bruxelles, chercheuse et formatrice à l’université de Namur, spécialiste des rapports entre photographie et littérature. Elle a publié des articles sur différents auteurs belges et est membre du comité de la revue Textyles