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Hanna Krall, reine de cœur…

Numéro 05/6 Mai-Juin 2009 par Jacques Vandenschrick

mai 2009

Sans voix et, pour un moment, sans autre pen­sée. Tels nous laisse par­fois (plu­tôt rare­ment), une œuvre géniale. Le coup est rude. Ce n’est que par un effet de suite, en y repen­sant, qu’on com­mence à s’in­ter­ro­ger sur la façon dont l’œuvre nous a impo­sé son évi­dence, a tra­cé autour de la conscience son espèce de silence et nous […]

Sans voix et, pour un moment, sans autre pen­sée. Tels nous laisse par­fois (plu­tôt rare­ment), une œuvre géniale. Le coup est rude. Ce n’est que par un effet de suite, en y repen­sant, qu’on com­mence à s’in­ter­ro­ger sur la façon dont l’œuvre nous a impo­sé son évi­dence, a tra­cé autour de la conscience son espèce de silence et nous a pous­sés à nous deman­der par où la génia­li­té unique du texte ou du geste s’est glis­sée. On sent bien que ce n’est pas simple. Et n’est pas qu’une affaire de tech­nique. Peut-être une cer­taine qua­li­té de l’âme (du héros ou de l’é­cri­vain?) a‑t-elle, par­fois, fait la dif­fé­rence. Sans même que l’au­teur le sache ou l’ait vrai­ment cherché ?

Le roi de cœur, roman de la Polo­naise Han­na Krall1 appar­tient à cette famille de textes. Ceux qui nous laissent, lec­ture faite, dans un léger effroi. C’est le signe : ce chef-d’œuvre va nous ques­tion­ner quelques jours ou quelques nuits (en ce qui me concerne, deux mois déjà!) sur sa genèse, sur son sens et sur notre abandon.

Nous sommes à Var­so­vie. Le ghet­to. C’est la guerre. La bana­li­té d’un quo­ti­dien d’as­sié­gés. Elle, c’est Izol­da. On dit aus­si Iza. C’est la per­sonne cen­trale du texte. Pas héroïque. Mieux que ça. Opi­niâtre tran­quilli­té d’âme. Lui, c’est Shayek, son roi de cœur. Ils forment un jeune couple, tôt mariés. La pre­mière fois, il lui a dit : « Tu as les yeux d’une fille de rab­bin. » Et il a ajou­té : « de rab­bin qui doute ». Ils doivent por­ter l’é­toile jaune (en bras­sard ; sur le bras droit uni­que­ment). Il est arrê­té. Mais, après un moment, elle a reçu une lettre. Ausch­witz. Elle veut lui envoyer un colis. Avec ce qu’il aime, ce dont il a besoin. Elle rêve de pou­voir peut-être le faire libé­rer. Il doit être pos­sible de s’ex­pli­quer. Les choses vont alors s’en­chaî­ner très vite pour elle — le livre est court -, sor­tie rocam­bo­lesque d’I­za, hors de ce fichu ghet­to où rien de ses pro­jets n’est pos­sible, recherche d’ex­pé­dients pour se faire un peu d’argent (l’a­hu­ris­sante scène de l’ac­qui­si­tion d’un grand bocal de cya­nure, mon­naie d’é­change convoi­tée par des Juifs aux abois ! Au cas où…). Une seule obses­sion : faire libé­rer Shayek. Mais tout reste impos­sible. Ne pas renon­cer. Il faut joindre Shayek. Se faire des che­veux blonds, apprendre inuti­le­ment le Je vous salue, Marie, tom­ber quand même dans le piège, arres­ta­tion d’I­za, pros­ti­tu­tion de sau­vette, for­cée, vite dépas­sée, pas le temps de s’a­pi­toyer, séances de tor­ture, excuses du tor­tion­naire (il l’a­vait prise, par erreur pour une résis­tante polo­naise qui cher­chait à rejoindre le géné­ral Anders ! Un comble. Mais bien sûr, qu’elle se ras­sure, elle sera quand même exé­cu­tée puis­qu’elle est juive. Logique, non?). Nou­velle éva­sion, chan­ceuse et obsé­dée : retrou­ver la piste du « roi de cœur ». À nou­veau cap­tu­rée, vraies pres­ta­tions de (fausse) infir­mière pour SS bles­sés qu’elle refu­se­ra de dénon­cer à l’ar­ri­vée des « libé­ra­teurs sovié­tiques » — avides de ven­geance comme tous les sou­dards -, débrouille ris­quée dans les der­niers sou­bre­sauts de la proche libé­ra­tion (le prêt poi­gnant qu’un vieil ano­nyme lui fait de ses propres cou­verts, dans la can­tine d’oc­ca­sion qui lui per­met de sur­vivre) et enfin, à l’en­droit même du camp de concen­tra­tion libé­ré, la ren­contre sur­prise avec Shayek qui tourne vite, dans le plus froid, le plus déses­pé­ré des épi­sodes de retrou­vailles ratées avec un mari mufle. Le couple sur­vi­vra vaille que vaille, mal­gré la nais­sance de deux filles, Shayek, minable, repro­chant à Iza les morts de sa famille à lui, lais­sés en che­min, pen­dant tous ces mois mau­dits. Et une morne sépa­ra­tion. La fin du livre entre dans une sorte de brume. Au décou­page nar­ra­tif des épi­sodes de guerre, conçu comme un « script-suc­ces­sion » fait de séquences vives, fer­mées, se sub­sti­tuent des vagues d’im­pres­sions plus émous­sées : Iza en Israël, ses beaux-fils tel­le­ment étran­gers, l’im­pé­né­trable d’une langue trans­crite par mor­ceaux, cet hébreu qu’elle n’est jamais arri­vée à apprendre. Les temps sont pas­sés, le but est per­du, la vie s’é­tire. À d’autres de jouer. Une jeune fille semble se confier qui vou­drait aller en Europe, écrire, faire du jour­na­lisme. Une com­mé­mo­ra­tion a lieu, en Pologne, là où…

Un des­tin pri­vé, lamen­table, au cœur de l’his­toire tra­gique du siècle pas­sé. Des faits enfi­lés l’un sur l’autre, rela­tés dans leur neu­tra­li­té stu­pé­fiante, inhu­mains ou trop humains, absurdes, déri­soires, mais dont on per­çoit, sans doute à cause de cette neu­tra­li­té réser­vée du ton, que l’é­tran­ge­té et l’é­nigme du roman sont ailleurs. L’a­troce n’y est jamais conté pour ouvrir le champ à la pitié com­plai­sante, comme dans tant d’é­vo­ca­tions spec­ta­cu­laires des hor­reurs de la guerre. Pas de sang. Peu de larmes. Et il s’en faut de peu que le sadisme des tor­tures paraisse presque bif­fé. Après tout, le bour­reau fait son métier et, en cas d’er­reur, offre le café. « C’est trop facile d’être hor­ri­fié », comme le dit, dans un tout autre contexte, la grande socio­logue néer­lan­daise Sas­kia San­nen. Et c’est très tôt dans le récit, dès les pre­mières pages d’ailleurs, que des incises, des nota­tions fur­tives, rom­pant le cours de la rela­tion des faits de guerre, laissent clai­re­ment entendre qu’I­zol­da sur­vi­vra au conflit, trou­ve­ra refuge en Israël, bien entou­rée. Le moteur du récit n’est donc pas dans le suspense.

Les textes qui cherchent à nom­mer et à dépas­ser l’in­nom­mable forment famille. D’An­dré Schwarz-Bart à Pri­mo Levi, d’E­lie Wie­sel ou de Robert Antelme à Jean Cay­rol, l’é­vo­ca­tion de l’hor­reur nazie et de ce que cette der­nière a impo­sé à l’hu­ma­ni­té du XXe siècle a fini par consti­tuer un cor­pus, corps souf­frant, dif­fi­cile, injoi­gnable, dont la lec­ture et son res­sas­se­ment n’é­chappent pas tou­jours à une cer­taine ten­ta­tion de com­plai­sance. Les auteurs n’y sont pour rien qui n’ont sou­vent vou­lu, par leur témoi­gnage ou leurs fic­tions, que garan­tir à l’a­ve­nir des humains une mémoire. Han­na Krall, tout en ne déniant rien de cet héri­tage et de sa fonc­tion nous mène insen­si­ble­ment sur d’autres sen­tiers, de fine traverse.

Elle le fait déjà en ne déci­dant rien du départ qu’il sem­ble­rait pour­tant qu’il faut bien faire ici, entre fic­tion et jour­na­lisme. Sous-titré « roman », Le roi de cœur mul­ti­plie, jus­qu’à presque faire croire à une auto­bio­gra­phie — (impos­sible : Han­na Krall, à l’é­poque des faits, avait sept ou huit ans, au plus!) -, les signes don­nant insi­dieu­se­ment à soup­çon­ner qu’on a fait œuvre de jour­na­liste ou d’en­quê­teur en his­toire immé­diate. Par­mi les réflexions et incises évo­quées plus haut, celles qui sont faites par les jeunes gens de la famille, en Israël, sont repro­duites, dans le livre, en bon hébreu de Tel Aviv. Des pho­tos d’é­poque — le père de Shayek ou son simu­lacre, avec et sans barbe -, des por­traits d’en­fants, des docu­ments d’ar­chives ajoutent au trouble. Est-on devant le repor­tage d’une vie réelle pour laquelle le dépouille­ment d’un style volon­tai­re­ment sans effet, sans lyrisme, sans émo­tion, tout à l’in­di­ca­tif, semble reven­di­quer, par sa neu­tra­li­té même, la pos­si­bi­li­té de res­ti­tuer son absurde cal­vaire et le fias­co de son des­tin ? Ou se trouve-t-on devant une vraie fic­tion que toutes sortes de leurres emprun­tés à des pseu­do-docu­ments réels rendent plus vraie encore que nature ? Est-il même pos­sible de tran­cher ? Est-ce d’ailleurs, à nou­veau, la bonne question-?

Han­na Krall fut d’a­bord jour­na­liste, puis, dès le début des années quatre-vingt, scé­na­riste pour Krzysz­tof Kies­lows­ki. Et c’est sans doute du côté du balan­ce­ment entre docu­men­taire et fic­tion, hési­ta­tion vécue par le grand cinéaste lui-même, qu’il faut cher­cher une piste, une ébauche de réponse à nos ques­tions sur la « rai­son du réel d’I­zol­da », sur la construc­tion de son excep­tion­nelle figure morale, sur les puis­sances de la fic­tion lorsque, por­tée par un auteur intègre, elle en vient à assu­mer qua­si mys­ti­que­ment, une pas­sion humaine exem­plaire. « Plus j’ai envie d’ap­pro­cher une per­sonne, plus elle s’es­quive. […] Le docu­men­taire m’a donc conduit à la conclu­sion sui­vante : plus j’a­vais besoin de connaître un indi­vi­du, et plus ce qui m’in­té­res­sait en lui m’é­chap­pait. […] J’ai peur des vraies larmes, je me demande tou­jours si j’ai le droit de les fil­mer. J’ai l’im­pres­sion de péné­trer dans un domaine inter­dit. C’est sur­tout pour cette rai­son que j’ai fui le docu­men­taire et que je suis pas­sé à la fic­tion2. » Voi­là sans doute le nœud du roman de Han­na Krall qui résout de manière sub­tile la pré­ten­due oppo­si­tion dont par­lait récem­ment Phi­lippe Forest quand il décla­rait que « le pos­sible du roman ne se conçoit pas sans l’im­pos­sible du réel ». Avec Han­na Krall, les pos­sibles Izol­da du réel et Iza du roman, per­dues dans la nuit de leur vie, paraissent se cher­cher ensemble une patrie dans le texte et pro­fi­ler une figure morale que n’au­rait pas désa­vouée Dos­toïevs­ki. Au-delà du débat de théo­rie lit­té­raire, Izol­da-Iza nous donne à ima­gi­ner, dans les pires occur­rences de la vie d’un être, sans doute réel, la pos­si­bi­li­té d’un code d’hon­neur de l’hu­main, inébran­lable jusque dans les humi­lia­tions de la souf­france abso­lue. Il s’a­git, en tenant bon en toute cir­cons­tance de « prendre le Bon Dieu de vitesse3 », comme le sug­gère le titre d’un autre texte de Han­na Krall. Une manière de patience mys­té­rieuse dans l’ordre du bien, une forme d’obs­ti­na­tion irrai­son­née à le faire, sans néces­si­té d’un espoir de salut tan­gible. On touche ici aux parages extrêmes des textes les plus pro­fonds et les plus mys­té­rieux de Simone Weil lors­qu’aux der­nières années de sa vie, elle évo­quait les liens mys­tiques entre le mal­heur, l’i­nex­pli­cable beau­té du monde et l’a­mour de Dieu. Rien moins. Voi­là le génie…-

  1. Han­na Krall, Le roi de cœur, Gal­li­mard, coll. « Du monde entier », 2008, 180 p. Tra­duit du polo­nais par Mar­got Carlier.
  2. Krzysz­tof Kies­lows­ki, Le ciné­ma et moi, édi­tions Noir sur blanc, 2006, Tra­duc­tion de Mar­got Car­lier et Véro­nique Patte, p. 102. Sur l’in­dé­mê­lable de l’é­vé­ne­ment réel et de l’i­ma­gi­naire de l’au­teur de fic­tion, le livre de Kies­lows­ki est riche en remarques per­ti­nentes qu’on croi­rait écrites pour Han­na Krall. Ain­si : « Il est des évé­ne­ments que je vole et que je raconte comme s’ils m’é­taient arri­vés. Avec le temps, je finis par tout mélan­ger ; j’ou­blie ce qui est arri­vé à d’autres et je me mets à croire que cela m’est vrai­ment arri­vé. » Ibi­dem, p. 17.
  3. Anna Krall, Prendre le Bon Dieu de vitesse, Gal­li­mard, col­lec­tion « Arcades n°81 », tra­duit du polo­nais par Pierre Li et Mary­na Ochab ; nou­velle édi­tion revue et cor­ri­gée par Mar­got Car­lier. Ce texte com­plexe, agence, d’une part, un dia­logue de jour­na­liste, entre Han­na Krall et Marek Edel­man, seul sur­vi­vant des cinq chefs de l’in­sur­rec­tion du ghet­to de Var­so­vie et, d’autre part, une réflexion sur les enjeux éthiques ultimes que pose la déci­sion du sacri­fice de la vie.

Jacques Vandenschrick


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