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Handicap, sexualité et citoyenneté

Numéro 3 - 2016 par Lucie Taquin Christian Nile Michel Mercier Véronique Jacques Dominique Goblet Marie-Martine Gernay Vincent Fries Joëlle Berrewaerts

mai 2016

Le propre de l’être humain est de déve­lop­per un équi­libre affec­tif et rela­tion­nel, y com­pris dans le champ de la sexua­li­té. Ces trois dimen­sions se fondent aus­si bien sur des carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles, de rela­tion au corps et aux émo­tions, que sur des carac­té­ris­tiques sociales, empreintes d’éléments cultu­rels et de repré­sen­ta­tions sociales. L’être humain a le droit d’être épa­noui, dans une socié­té qui peut soit favo­ri­ser soit frei­ner l’épanouissement. L’exercice de ce droit, pour les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, consti­tue un enjeu de citoyen­ne­té de dif­fé­rents points de vue. Par le biais de l’expression indi­vi­duelle des besoins et des attentes, tant pour les per­sonnes han­di­ca­pées phy­siques que pour les per­sonnes han­di­ca­pées men­tales ; de l’expression col­lec­tive, compte tenu des repré­sen­ta­tions sociales du han­di­cap qui trop sou­vent sont stig­ma­ti­santes ; d’actions spé­ci­fiques, tels le res­pect de l’intimité, l’assistance sexuelle ou l’accès à la paren­ta­li­té qui engendrent des ques­tion­ne­ments éthiques et des remises en ques­tion de la place des per­sonnes han­di­ca­pées, dans une socié­té excluante.

Dossier

La vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle est un fac­teur indis­pen­sable d’épanouissement et d’équilibre tant indi­vi­duel que social. Elle consti­tue une dimen­sion essen­tielle de la qua­li­té de vie et est en inter­dé­pen­dance avec l’inclusion sociale : celle-ci favo­rise la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle et, inver­se­ment, cette der­nière faci­lite l’inclusion sociale. Le phé­no­mène relève à la fois de l’intimité et du contexte social qui la détermine.

En tant que citoyen, la per­sonne han­di­ca­pée a les mêmes droits que toute autre per­sonne dans sa vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle. Bien qu’universels, ces droits sont réaf­fir­més dans la conven­tion de l’ONU rela­tive aux droits des per­sonnes han­di­ca­pées : droit au res­pect de la vie pri­vée (article 22), droit de se marier et de fon­der une famille, droit d’avoir accès à l’information et à l’éducation en matière de pro­créa­tion et de pla­ni­fi­ca­tion fami­liale (article 23), droit de béné­fi­cier de ser­vices de san­té sexuelle et géné­sique (article 25). Quant aux droits à la sexua­li­té, il faut sou­li­gner, même si cela peut paraitre une évi­dence, qu’il ne s’agit pas d’un droit acces­soire. La sexua­li­té est inti­me­ment liée à la vie de chaque être humain. Or, même si les men­ta­li­tés évo­luent, la sexua­li­té reste encore et tou­jours, si pas un sujet tabou, à tout le moins un sujet très sen­sible lorsqu’il s’agit de le conju­guer avec le handicap.

L’affirmation de ces droits fait écho aux attentes et demandes des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap : elles aspirent à construire des rela­tions amou­reuses, être en couple, avoir des rela­tions sexuelles et deve­nir parents. Des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap moteur témoignent dans ce sens1. « Homme lour­de­ment han­di­ca­pé, en fau­teuil rou­lant élec­trique et dépen­dant d’une tierce per­sonne, je suis d’abord, par nature, un être humain à part entière. Un homme hété­ro­sexuel. Je suis avant tout un citoyen capable d’aimer et de rece­voir de la ten­dresse, de pra­ti­quer et d’avoir besoin et envie d’une sexua­li­té épa­nouis­sante entre par­te­naires consen­tants. […] Être un citoyen à part entière, c’est donc, aus­si, pou­voir, de manière équi­li­brée, entre­te­nir des rela­tions éro­tiques, affec­tives et sexuelles avec la per­sonne de son choix.[…] Alors, quoi de plus humain que la vie sexuelle. La sexua­li­té humaine fait par­tie inté­grale de la san­té géné­rale et est le signe d’une bonne san­té mal­gré une défi­cience. Ne pas y pen­ser, ne pas per­mettre de vivre ce qui tient en vie, c’est déjà être mort avant d’avoir vécu ! »

Dans ce qui suit nous repren­drons éga­le­ment le témoi­gnage de per­sonnes défi­cientes intel­lec­tuelles. Nous devons recon­naitre que la réa­li­té du han­di­cap entrave sou­vent la réa­li­sa­tion des dési­rs des per­sonnes. Et force est de consta­ter que cer­taines se sentent iso­lées, recluses ou confi­nées au sein du milieu fami­lial ou institutionnel.

Dans les faits, les droits des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap ne sont pas tou­jours res­pec­tés. Et les États ne prennent pas les dis­po­si­tions adé­quates pour lut­ter contre les dis­cri­mi­na­tions. Cela a pour consé­quence d’entraver l’inclusion sociale des per­sonnes et d’empêcher leur pleine citoyen­ne­té. Nous nous pro­po­sons d’évoquer des domaines de la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle au sein des­quels la citoyen­ne­té est mise à mal.

Le rôle des représentations sociales

La socié­té a une vue biai­sée de la per­sonne han­di­ca­pée. Ce sont sur­tout des repré­sen­ta­tions sociales néga­tives qui sont véhi­cu­lées, d’infantilisation et d’inadaptation. Ces repré­sen­ta­tions néga­tives entravent la vie affec­tive et sexuelle des per­sonnes et les stigmatisent.

La sexua­li­té humaine com­porte des dimen­sions sym­bo­liques et éthiques qui orientent les émo­tions et les rela­tions affec­tives. Ces dimen­sions se fondent sur des sub­strats cog­ni­tifs déter­mi­nés par les rap­ports sociaux, les repré­sen­ta­tions sociales ins­ti­tu­tion­na­li­sées et l’historicité cultu­relle : en un concept, le sys­tème d’action his­to­rique, tel que défi­ni par Alain Tou­raine (2015). Les repré­sen­ta­tions sociales sont des expli­ci­ta­tions des images véhi­cu­lées par la connais­sance au sein du sys­tème d’action historique.

On ne peut donc abor­der la sexua­li­té sans abor­der les repré­sen­ta­tions sociales. La posi­tion d’un indi­vi­du au sein des rap­ports sociaux, c’est-à-dire sa citoyen­ne­té, met en jeu le champ de la sexua­li­té. Pen­sons par exemple aux rap­ports sociaux vécus entre femmes et hommes : ils sont déter­mi­nés par les repré­sen­ta­tions de la fémi­ni­té et de la mas­cu­li­ni­té. De la même manière, les iden­ti­tés et les orien­ta­tions sexuelles sont empreintes d’images sociales qui situent les indi­vi­dus dans les rap­ports sociaux en fonc­tion des spé­ci­fi­ci­tés de leur sexua­li­té : évo­quons notam­ment à ce sujet, la trans­sexua­li­té et l’homosexualité (Goblet, 2011).

Chaque culture véhi­cule ses propres repré­sen­ta­tions sociales à pro­pos de la vie sexuelle des indi­vi­dus qui la com­posent. Dans le champ du han­di­cap, ce méca­nisme est par­ti­cu­liè­re­ment pré­gnant : les per­sonnes han­di­ca­pées, leur sexua­li­té et leur posi­tion dans le champ des rap­ports sociaux sont tri­bu­taires des repré­sen­ta­tions sociales. On ne peut abor­der la citoyen­ne­té et le han­di­cap sans abor­der les repré­sen­ta­tions sociales de la sexua­li­té des per­sonnes han­di­ca­pées. Repre­nons briè­ve­ment quelques élé­ments de cette dyna­mique sociétale.

Dès l’annonce du han­di­cap, et au cours des pre­mières années de la vie de l’enfant, les parents d’enfants en situa­tion de han­di­cap déve­loppent des repré­sen­ta­tions sociales quant à la sexua­li­té de leur fils ou de leur fille. Simone Sausse dans Le miroir bri­sé (Korff, 1996) met en évi­dence le fait que les parents dénient la sexua­li­té de leur enfant en situa­tion de han­di­cap, voire le sexe de l’enfant : ce n’est pas un gar­çon ou une fille, c’est un petit han­di­ca­pé. Ce déni est éga­le­ment évo­qué par Alain Gia­mi dans L’ange et la bête (Gia­mi, Hum­bert et Laval, 2001): ils n’ont pas de sexua­li­té en tant qu’enfants, ce sont des anges. Cette repré­sen­ta­tion sociale est véri­fiée lorsque les per­sonnes sont défi­cientes men­tales. Ces résul­tats sont confir­més dans des recherches qua­li­ta­tives actua­li­sées (Pireau, 2008).

À l’adolescence, les pul­sions sexuelles s’expriment à la suite de la puber­té, et le contrôle cog­ni­tif de ces pul­sions et des rela­tions affec­tives qui en découlent est défi­ci­taire. Tant en ce qui concerne les images sym­bo­liques que les règles éthiques, cog­ni­ti­ve­ment déter­mi­nées, l’adolescent défi­cient men­tal mani­feste des lacunes. De ce fait, il est per­çu comme sou­mis à ses pul­sions ins­tinc­tives, la bête évo­quée par Giami.

À l’âge adulte, à la suite d’accompagnements adé­quats, de for­ma­tions des inter­ve­nants et de sen­si­bi­li­sa­tions des parents, la sexua­li­té de la per­sonne défi­ciente men­tale, dans ses spé­ci­fi­ci­tés, peut être davan­tage recon­nue et accep­tée. Mais dans ce domaine aus­si, ce sont les repré­sen­ta­tions sociales des familles, des pro­fes­sion­nels et des per­sonnes han­di­ca­pées elles-mêmes qui sont modu­lées. La per­sonne en situa­tion de han­di­cap men­tal sera réel­le­ment recon­nue comme citoyen ayant le droit d’exercer sa sexua­li­té si elle se conforme, du moins en par­tie, aux normes accep­tables par une socié­té qui pose des juge­ments quant au bon ou au mau­vais exer­cice de la sexua­li­té. En outre, les repré­sen­ta­tions sociales du han­di­cap phy­sique d’une part et les repré­sen­ta­tions sociales du han­di­cap men­tal d’autre part, induisent elles aus­si des orien­ta­tions quant aux repré­sen­ta­tions de la sexua­li­té des per­sonnes concer­nées. Jean-Sébas­tien Mor­van (1998) expli­cite trois types de repré­sen­ta­tions des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap phy­sique : l’impuissance (néces­si­té d’être assis­té), la tech­nique pal­lia­tive (la chaise rou­lante repré­sente le han­di­cap) et le malaise de la socié­té (le han­di­cap rap­pelle la vul­né­ra­bi­li­té humaine, la mala­die et la mort).

Pour ce qui est des per­sonnes défi­cientes men­tales, l’auteur sou­ligne : l’infantilisation (ce sont des grands enfants), l’inadaptation (à la sco­la­ri­té ou au tra­vail) et l’affectivité close (ils ont une affec­ti­vi­té que l’on ne com­prend pas). Ces repré­sen­ta­tions sociales des han­di­caps ont de toute évi­dence un effet sur les repré­sen­ta­tions de la sexua­li­té de ces per­sonnes. Des biais sociaux sont induits quant à leur vécu sexuel, à cause des repré­sen­ta­tions que nous véhi­cu­lons de leur être au monde social. Bien plus, Del­phine Sie­grist (2000) affirme qu’être femme et han­di­ca­pée phy­sique engendre une double dis­cri­mi­na­tion, liée aux repré­sen­ta­tions de la fémi­ni­té et du han­di­cap. Cette asser­tion confirme notre hypo­thèse de départ quant aux rôles des repré­sen­ta­tions sociales dans le champ de la sexua­li­té des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Si l’on suit Fran­çoise Héri­tier (2007), dans Mas­cu­li­ni­té et Fémi­ni­té, la femme est fra­gile, repro­duc­trice et doit séduire. Or, d’après Mor­van, le han­di­cap phy­sique est impuis­sance, tech­nique pal­lia­tive et malaise de la socié­té. Ces deux repré­sen­ta­tions néga­tives, en termes de manques, se cumulent et l’hypothèse de Del­phine Sie­grist est vérifiée.

Le respect de l’intimité

Le res­pect de l’intimité de l’autre est un aspect essen­tiel de la digni­té de la per­sonne et de la vie en socié­té. Or, pour la per­sonne en situa­tion de han­di­cap, ce droit à l’intimité n’est pas tou­jours res­pec­té. C’est notam­ment le cas pour les per­sonnes très dépen­dantes qui ont besoin d’une tierce per­sonne pour la réa­li­sa­tion de cer­tains actes de la vie quo­ti­dienne. Cette intru­sion dans l’intimité risque d’entraver la recon­nais­sance de l’autre comme un alter égo digne d’un res­pect et d’un sta­tut social équivalent.

L’intimité est un concept qui a évo­lué avec le temps : signi­fiant d’abord ce qui est « le plus en dedans, le plus per­son­nel », il évo­lua ensuite vers l’idée de « vie inté­rieure, géné­ra­le­ment secrète, d’une per­sonne ». Si le par­tage d’une inti­mi­té n’est pas spé­ci­fique aux per­sonnes han­di­ca­pées, en revanche, l’expérience du han­di­cap peut en modi­fier les contours. Ce par­tage n’est pas sans inci­dence pour la (re)construction de soi, mais influe aus­si sur les rap­ports entre­te­nus avec autrui. L’entrée dans l’intimité d’autrui par néces­si­té convoque des situa­tions d’interaction aty­piques, extra­or­di­naires. Si elle est utile et néces­saire, elle n’est pas plus évi­dente que natu­relle ou nor­male. L’intimité ne se situe pas seule­ment dans le corps bio­lo­gique, elle peut aus­si être appré­hen­dée et modi­fiée à tra­vers les objets consti­tu­tifs du quo­ti­dien, par exemple les aides techniques.

L’intimité indique une fron­tière entre deux réa­li­tés : inté­rieur et exté­rieur, ordre per­son­nel et ordre social, domaine pri­vé et domaine public. Elle est le lieu de la digni­té de la per­sonne. L’atteinte à l’intimité pour­ra pro­cé­der d’un déni d’intériorité ou d’une non-recon­nais­sance de la per­sonne, de son « ins­tru­men­ta­li­sa­tion » en quelque sorte. Les objets per­son­nels d’une per­sonne ont aus­si une valeur intime ou une charge émo­tion­nelle forte. Res­pec­ter ces objets, c’est por­ter res­pect à la per­sonne elle-même.

Res­pec­ter l’intimité de l’autre, c’est évi­ter toute intru­sion dans son inté­rieur secret, mais c’est aus­si por­ter atten­tion à ce qu’il donne à connaitre de son inté­rio­ri­té. Ni intru­sion ni indif­fé­rence, mais res­pect et accueil de l’autre. Le res­pect de l’intimité est une pré­sence négo­ciée : la rela­tion res­pec­tueuse entre per­sonne dépen­dante et tiers aidant porte en elle un pré­sup­po­sé d’égalité et de non-appro­pria­tion. Un tel état d’esprit est d’autant plus impor­tant qu’il contri­bue à rééqui­li­brer la rela­tion ren­due « dis­sy­mé­trique » par la dépendance.

L’accompagnement sexuel

Les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap éprouvent des besoins sexuels dont la satis­fac­tion est par­fois com­plexe. C’est le cas notam­ment pour les per­sonnes de grande dépen­dance. L’accompagnement sexuel est une ten­ta­tive de réponse à ces besoins. Il consiste à pro­di­guer des actes sen­suels, éro­tiques ou sexuels chez des adultes en situa­tion de han­di­cap qui en font la demande. Cepen­dant, l’accompagnement sexuel des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap pose des pro­blèmes éthiques (conflits de valeur), à plu­sieurs points de vue.

En ce qui concerne le droit et les prin­cipes, la conven­tion de l’ONU octroie les mêmes droits aux per­sonnes han­di­ca­pées qu’aux valides, et la décla­ra­tion de Madrid prône la non-dis­cri­mi­na­tion et l’aménagement rai­son­nable. Dans le champ de la sexua­li­té et de la san­té, la per­sonne han­di­ca­pée a le droit à l’épanouissement sexuel, sans discrimination.

Pour ce qui est des besoins, la dimen­sion bio­lo­gique de l’être humain le déter­mine dans l’instinct ou la pul­sion d’accouplement. Si l’on consi­dère que l’instinct est incon­tour­nable, le besoin doit être assou­vi par des moyens adap­tés. Mais si l’on consi­dère que l’instinct doit être mai­tri­sé, alors l’accomplissement de la pul­sion n’est pas jus­ti­fiable de manière impé­ra­tive (conflit d’interprétation). En outre, la sexua­li­té humaine est défi­nie, du point de vue psy­cho­lo­gique, dans ses dimen­sions affec­tives (désir sexuel), rela­tion­nelles (rela­tion amou­reuse) et cog­ni­tives (com­po­sante sym­bo­lique et contrôle cog­ni­tif, par la morale ou l’éthique).

Dans cette spé­ci­fi­ci­té, les fan­tasmes (sym­bo­liques) et le désir affec­tif (contrôle cog­ni­tif) peuvent être contrô­lés. Là, des choix sont pos­sibles et des options dif­fé­rentes peuvent être prises.

Si l’accompagnement sexuel est rému­né­ré (dimen­sion éco­no­mique), il peut être consi­dé­ré comme le salaire octroyé à un inter­ve­nant spé­cia­li­sé et for­mé. Il s’agit d’une inter­pré­ta­tion répan­due, mais cela peut aus­si être consi­dé­ré comme de la pros­ti­tu­tion. Les per­sonnes han­di­ca­pées elles-mêmes ont des posi­tions dif­fé­ren­ciées à ce sujet (Bou­quet, 2006). Or, dans le champ de la pros­ti­tu­tion, deux atti­tudes idéo­lo­giques ou éthiques oppo­sées sont prô­nées : l’abolitionnisme qui implique la répres­sion de tout acte de pros­ti­tu­tion et le règle­men­ta­risme qui prône la règle­men­ta­tion du tra­vail du sexe (conflit éthique et idéo­lo­gique). Enfin, du point de vue social, sommes-nous dans une socié­té de l’obligation, du contrôle de la rela­tion amou­reuse ou dans une socié­té de l’accomplissement du désir, ce qui modi­fie l’attitude par rap­port à l’accompagnement sexuel ? En outre, du point de vue socié­tal, déve­lop­per l’accompagnement à la rela­tion sexuelle au ser­vice de la per­sonne han­di­ca­pée par une métho­do­lo­gie adap­tée, n’est-il pas stigmatisant ?

Les témoi­gnages des per­sonnes han­di­ca­pées phy­siques reven­diquent l’égalité par rap­port au plai­sir sexuel2. Pour ce qui est des per­sonnes défi­cientes men­tales, le pro­blème se pose encore tout dif­fé­rem­ment, étant don­né les limites des per­sonnes à l’autodétermination, au contrôle cog­ni­tif et à l’expression de leurs attentes. Mais, chez elles aus­si, tenons compte de leurs dési­rs et de leurs expres­sions. C’est là tout l’enjeu des recherches et des tra­vaux déve­lop­pés par le centre Han­di­cap et san­té de l’association de recherche et action en faveur des per­sonnes handicapées.

L’accompagnement à la parentalité

Le droit à la paren­ta­li­té est un droit de tout citoyen, y com­pris celui des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Dans le domaine de la défi­cience intel­lec­tuelle, le res­pect de ce droit ne va pas sans poser cer­taines ques­tions éthiques fon­da­men­tales : com­ment conci­lier les droits des per­sonnes à satis­faire leur désir de pro­créa­tion et les droits fon­da­men­taux de leurs enfants à béné­fi­cier de parents bien trai­tants ? Car s’il est essen­tiel d’entendre ces adultes expri­mer leur désir à deve­nir parent, il est tout aus­si impor­tant de veiller au res­pect des droits de leurs enfants pré­sents ou à venir.

Léga­le­ment, rien ni per­sonne ne peut empê­cher autrui, qu’il soit por­teur d’une défi­cience ou non, de réa­li­ser ses pro­jets de paren­ta­li­té. Rares sont les per­sonnes défi­cientes intel­lec­tuelles qui demandent l’autorisation de deve­nir parent. Leur envi­ron­ne­ment, qu’il soit fami­lial ou pro­fes­sion­nel, se retrouve bien sou­vent devant le fait accom­pli. Trop sou­vent l’accent est mis sur des expé­riences déso­lantes de parents défi­cients : carence affec­tive, pro­blèmes liés à l’alimentation ou à l’hygiène, envi­ron­ne­ment insuf­fi­sam­ment sécu­ri­sé, enfant trop peu sti­mu­lé, règles et consignes inap­pro­priées… Des man­que­ments qui peuvent entrai­ner des sépa­ra­tions ponc­tuelles ou des pla­ce­ments à plus long terme, mais qui tou­jours laissent des traces indé­lé­biles dans le déve­lop­pe­ment psy­choaf­fec­tif de l’enfant et dans l’équilibre émo­tion­nel des parents.

Dès lors, n’est-ce pas une des mis­sions de notre socié­té que de mettre à dis­po­si­tion de ces per­sonnes un sou­tien spé­ci­fique pour les aider à pen­ser, à déve­lop­per et fina­le­ment à concré­ti­ser, ou pas, leur désir d’être parents ? Les ser­vices de sou­tien, ou d’accompagnement à la paren­ta­li­té, tentent d’accomplir ces tâches. Leur objec­tif n’est pas de dis­sua­der à tout prix, mais d’aider les per­sonnes, via un tra­vail essen­tiel­le­ment de pré­ven­tion, à com­prendre la por­tée de leur pro­jet et à se trou­ver dans les meilleures condi­tions en vue de sa réa­li­sa­tion éventuelle.

Il faut recon­naitre que des pro­jets de paren­ta­li­tés d’adultes han­di­ca­pés men­taux légers ont don­né des résul­tats satis­fai­sants, moyen­nant un accom­pa­gne­ment adé­quat. L’accompagnement à la paren­ta­li­té est une démarche plu­rielle conjoin­te­ment menée avec le réseau entou­rant les per­sonnes : méde­cin trai­tant, gyné­co­logue, entou­rage fami­lial, autres inter­ve­nants sociaux, et plus spé­ci­fi­que­ment concer­nant les besoins de l’enfant : l’ONE, le méde­cin pédiatre, la crèche, l’école… Ain­si épau­lées, ces familles peuvent trou­ver les res­sources néces­saires pour remé­dier à leurs lacunes et exer­cer adé­qua­te­ment leurs com­pé­tences paren­tales, par­fois décou­vrir cer­tains de leurs talents cachés et sou­vent don­ner beau­coup d’amour et de ten­dresse. « On ne nait pas parent, on peut le deve­nir compte tenu des spé­ci­fi­ci­tés de cha­cun3. »

L’importance de l’information et de la formation

Avoir accès à des infor­ma­tions aide à dépas­ser les tabous sociaux. Pour que la per­sonne han­di­ca­pée vive sa sexua­li­té et qu’elle soit prise en compte socia­le­ment, il faut qu’elle puisse s’exprimer par rap­port à sa vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle. C’est ce que pro­posent notam­ment les groupes de paroles qui sont mis en place dans une série d’institutions accueillant des per­sonnes han­di­ca­pées. Il est par­fois moins aisé, mais tout aus­si impor­tant de don­ner la parole à des per­sonnes défi­cientes men­tales. Pour faci­li­ter la prise de parole, il est inté­res­sant de faire appel aux tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. Dans le cadre d’animations abor­dant la vie affec­tive et sexuelle, l’utilisation de tablettes numé­riques offre une méthode ludique favo­ri­sant l’expression de soi.

Des pro­fes­sion­nels ren­con­trés dans le cadre de telles ani­ma­tions témoignent du fait que les appli­ca­tions uti­li­sées ont per­mis aux par­ti­ci­pants de par­ler de la vie de couple, de l’accouchement, des res­pon­sa­bi­li­tés que repré­sentent la sexua­li­té et la paren­ta­li­té, des rela­tions per­sonnes han­di­ca­pées et per­sonnes valides, des rela­tions d’amour et d’amitié, mais aus­si d’aborder sans tabou la por­no­gra­phie et les risques d’abus. Nous repre­nons des témoi­gnages de per­sonnes défi­cientes men­tales expri­més lors d’ateliers, dans le cadre de for­ma­tions adap­tées4.

Un adulte a expri­mé son homo­sexua­li­té en des­si­nant deux hommes dans un lit et en disant : « Je ne veux pas qu’on le montre, mais je veux que ce soit affi­ché dans ma chambre », révé­lant par là sa dif­fi­cul­té à s’exposer aux regards des autres dans une socié­té où l’homosexualité reste un grand tabou. Une jeune femme a dit : « Ma sœur a eu un bébé. On ne s’occupe plus de moi dans ma famille. Avant, le bébé, c’était moi », mon­trant par là son désar­roi devant les chan­ge­ments de posi­tion dans la constel­la­tion fami­liale. Et elle demande ensuite : « Ma sœur, elle avait un gros ventre avec un bébé dedans. Main­te­nant, le bébé est dans ses bras. Mais par où est-ce qu’il est venu ? Ça fait peur…».

Un jeune homme : « Je l’ai déjà fait. Par­fois je veux mais mon amie elle veut pas…», com­men­taire qui a per­mis d’aborder le sujet des rela­tions sexuelles pro­pre­ment dites et la pro­blé­ma­tique du consen­te­ment éclai­ré au sein du couple. Une jeune femme des­sine le por­trait de son ami : « C’est mon ché­ri. Je veux un grand lit, avec un bébé, le papa et la maman aus­si. » Une autre : « Veux-tu m’épouser ? Me marier, bébé et une lune de miel…». Une autre encore : « L’accouchement. C’est pous­ser le bébé, vrai­ment pour qu’il sorte par la tête. C’est mon désir. Je ne veux pas un enfant han­di­ca­pé pour un parent nor­mal. » « Moi et Jova­ny. Jour­née entre amis ». Une femme des­sine : « C’est une femme toute nue, debout. On voit ses seins et son vagin. C’est une incon­nue. » Ce qui a don­né lieu à une dis­cus­sion sans détour sur le corps sexué et le voca­bu­laire à uti­li­ser pour décrire les par­ties géni­tales sans vul­ga­ri­té ou crainte.

Ces quelques exemples illus­trent bien que, quand les per­sonnes défi­cientes men­tales s’expriment à pro­pos de l’amour, de leur propre vécu affec­tif et de leur sexua­li­té, c’est là un lieu de citoyen­ne­té incon­tes­table. Ils tentent de se situer par rap­port à leur par­cours de vie et à leur contexte fami­lial, par rap­port à eux-mêmes et à la socié­té dans laquelle ils vivent.

Ces quelques élé­ments et les thé­ma­tiques que nous avons abor­dées mettent en évi­dence, à notre sens, les enjeux de citoyen­ne­té liés à l’épanouissement de la vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle, des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Cette thé­ma­tique inter­agit avec l’utilisation des tech­no­lo­gies et l’expression artis­tique qui seront évo­quées dans ce qui suit.

  1. Voir à ce sujet des témoi­gnages repris dans les outils « Envie d’amour » réa­li­sés par le centre Han­di­cap et san­té de l’association de recherche et d’action en faveur des per­sonnes han­di­ca­pées (asbl ARAPH), édi­tés par les presses uni­ver­si­taires de Namur.
  2. Voir les outils péda­go­giques « enVIE d’amour ».
  3. Voir l’outil péda­go­gique « Paren­ta­li­té des per­sonnes défi­cientes men­tales » : Bazier G. et Mer­cier M. (dir.), presses uni­ver­si­taires de Namur, 2008.
  4. Voir la recherche-action « Uti­li­sa­tion des tablettes tac­tiles pour l’expression créa­tive et l’autodétermination des per­sonnes défi­cientes men­tales », finan­cée par le fonds de sou­tien Mar­gue­rite-Marie Delacroix.

Lucie Taquin


Auteur

sexologue, directrice adjointe des associations ARAPH et PATH

Christian Nile


Auteur

criminologue à l’AVIQ

Michel Mercier


Auteur

psychologue, professeur émérite de l’université de Namur et professeur associé à l’université catholique de Lille, président des associations ARAPH et PATH

Véronique Jacques


Auteur

maitre en santé publique, Centre handicap & santé, ARAPH,

Dominique Goblet


Auteur

philosophe, enseignant, administrateur d’Alteo, Mutualités chrétiennes

Marie-Martine Gernay


Auteur

de formation artistique est chargée de projets au fonds de soutien Marguerite-Marie Delacroix, ARAPH

Vincent Fries


Auteur

psychologue, licencié en communication sociale, membre de l’Espace de réflexion ethique, AVIQ

Joëlle Berrewaerts


Auteur

psychologue au Centre handicap & santé (Association de recherches action en faveur des personnes handicapées - ARAPH)