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Handicap et citoyenneté, une approche interdisciplinaire

Numéro 3 - 2016 par Jean-Philippe Cobbaut Sébastien Fontaine Michel Mercier Cédric Routier Henri-Jacques Stiker Mireille Tremblay

mai 2016

De manière géné­rale, le concept de citoyen­ne­té a consi­dé­ra­ble­ment évo­lué. En ce qui concerne le han­di­cap, le pas­sage d’un modèle médi­cal à un modèle social et ensuite à un point de vue psy­cho­so­cial et plu­ri­dis­ci­pli­naire a trans­for­mé les moda­li­tés d’intervention. Les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap de béné­fi­ciaires-usa­gers sont deve­nues des béné­fi­ciaires-experts, socia­le­ment incluses plu­tôt qu’insérées. Une jus­tice sociale réel­le­ment inclu­sive ne peut s’instaurer qu’à tra­vers des pro­ces­sus d’apprentissages de l’ensemble des per­sonnes concer­nées, usa­gers, pro­fes­sion­nels, cher­cheurs, experts, politiques.

Dossier

Depuis la cité grecque jusqu’à la période contem­po­raine, le concept de la citoyen­ne­té a consi­dé­ra­ble­ment évo­lué. La décla­ra­tion de Phi­la­del­phie de 1944, puis la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme ouvrent à une défi­ni­tion entiè­re­ment renou­ve­lée de ce qu’est la citoyen­ne­té : un égal droit à la vie du fait d’être né et une égale digni­té. Pour l’Union euro­péenne s’ajouteront à cela trois autres élé­ments consti­tués comme fon­de­ments de la citoyen­ne­té des per­sonnes han­di­ca­pées : l’article 13 du trai­té d’Amsterdam por­tant sur la lutte contre toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion, la Charte euro­péenne des droits fon­da­men­taux (en ses articles 21 et 26), ain­si que la décla­ra­tion de Madrid sur la non-dis­cri­mi­na­tion (2003). Plus lar­ge­ment, évo­quons la conven­tion de l’ONU sur les droits des per­sonnes han­di­ca­pées (2006).

La Cité est un ensemble, la « chose publique », où des êtres humains construisent un vivre-ensemble. C’est un lieu par­ta­gé où tous peuvent vivre et se dépla­cer, pré­pa­ré à rece­voir tout un cha­cun dans sa diver­si­té, basé même sur la diver­si­té des indi­vi­dus, diver­si­té consi­dé­rée comme une richesse. Aucune situa­tion de han­di­cap ne sau­rait être consi­dé­rée comme la base pos­sible d’un rejet aux marges, voire dans l’oubli ou loin à l’extérieur, dans des lieux non choi­sis ou de réclu­sion. Une cité ne sau­rait exclure qui­conque du fait de sa dif­fé­rence, par oppo­si­tion à l’acte d’exclure ou de dis­cri­mi­ner, elle est dite inclusive.

On peut esti­mer que 50 mil­lions de per­sonnes sont consi­dé­rées comme han­di­ca­pées au sein des pays de l’Union euro­péenne et 500 mil­lions à l’échelle mon­diale (Barnes, Oli­ver et Bar­ton, 1999) Selon le ser­vice public fédé­ral Sécu­ri­té sociale, en Bel­gique, un peu plus de 500.000 per­sonnes han­di­ca­pées béné­fi­cient d’une recon­nais­sance médi­cale1.

La construction d’un regard social

D’un point de vue socio­lo­gique, le phé­no­mène du han­di­cap ne concerne donc pas seule­ment une petite mino­ri­té de la popu­la­tion. Et, si les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap ne sont pas (si) mino­ri­taires, elles n’en sont pas pour autant des citoyens ou, en tout cas, des citoyens à part entière.

La notion clé d’out­si­der (Becker, 1985) per­met de décrire quelques aspects de cette pro­blé­ma­tique de citoyen­ne­té des per­sonnes en situa­tion de handicap.

Cepen­dant, avant l’analyse, il faut pré­ci­ser deux approches dif­fé­rentes du han­di­cap qui sont en réa­li­té deux modes d’appréhension du phé­no­mène. Elles conduisent à des repré­sen­ta­tions sociales et des inter­ac­tions très dif­fé­rentes entre les per­sonnes dites valides et les per­sonnes dites han­di­ca­pées. La citoyen­ne­té trouve sa place dans ces inter­ac­tions. Dans l’approche médi­cale et indi­vi­duelle, ce sont prin­ci­pa­le­ment les attri­buts intrin­sèques de la per­sonne qui seront invo­qués pour défi­nir les modes d’intervention. Ces carac­té­ris­tiques défi­nissent le han­di­cap comme une dévia­tion obser­vable par rap­port aux normes. Ain­si, dans cette approche, les pro­ces­sus citoyens seront fixés et l’adaptation devra se réa­li­ser au niveau de l’individu. L’accent sera mis sur l’adaptation de la per­sonne han­di­ca­pée aux méca­nismes démo­cra­tiques existants.

Dans une approche sociale, le han­di­cap sera appré­hen­dé comme le résul­tat d’une inter­ac­tion entre les qua­li­tés de l’individu et son envi­ron­ne­ment phy­sique et social. L’environnement social, construit par l’homme, prend la pre­mière place dans cette approche inter­ac­tive. Envi­sa­ger la citoyen­ne­té selon cet angle de vue per­met d’insister sur les liens de réci­pro­ci­té entre les traits inhé­rents à la per­sonne han­di­ca­pée et le contexte social géné­ral dans lequel elle vit.

Si, dans l’approche médi­cale, on parle d’indi­vi­dus han­di­ca­pés, dans l’approche sociale, on par­le­ra plus volon­tiers de socié­té han­di­ca­pante ou inca­pa­ci­tante. C’est cette seconde approche que nous pri­vi­lé­gions, c’est pour­quoi nous par­le­rons plus volon­tiers de per­sonnes en situa­tion de han­di­cap ou de citoyens en situa­tion de han­di­cap.

Dans la ter­mi­no­lo­gie de Becker, les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap font par­tie des out­si­ders (Becker, 1985). Cela signi­fie qu’elles sont carac­té­ri­sées et clas­sées par le groupe majo­ri­taire comme dif­fé­rentes, anor­males ou déviantes. D’un point de vue des­crip­tif, aucun de ces trois termes n’est intrin­sè­que­ment conno­té posi­ti­ve­ment ou néga­ti­ve­ment. La dimen­sion han­di­ca­pante du carac­tère « out­si­der » vient du fait que le han­di­cap est géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme en des­sous du nor­mal et non à côté du normal.

Tou­te­fois, en pri­vi­lé­giant l’approche sociale du han­di­cap, nous consi­dè­re­rons les indi­vi­dus han­di­ca­pés comme out­si­ders moins à cause de leurs traits indi­vi­duels qu’à cause de leur confron­ta­tion quo­ti­dienne à un monde qu’ils n’ont pas créé eux-mêmes, qui n’a pas été créé pour eux et à la construc­tion duquel ils ne contri­buent pas.

À côté des inadap­ta­tions phy­siques, archi­tec­tu­rales ou urba­nis­tiques clas­si­que­ment évo­quées pour expli­quer la (plus) faible par­ti­ci­pa­tion sociale et citoyenne des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, la notion d’out­si­der y ajoute les obs­tacles sociaux. En 1980, Hig­gins énonce les obs­tacles ren­con­trés par les per­sonnes sourdes. Ces obs­tacles nous semblent res­ter per­ti­nents lorsqu’on élar­git l’analyse à d’autres situa­tions de han­di­cap (Hig­gins, 1980).

Les obs­tacles ren­con­trés par les out­si­ders sont par­ti­cu­liè­re­ment pré­sents, nous dirons même han­di­ca­pants, dans l’exercice de la citoyen­ne­té. Le dis­cré­dit subi par les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap est impor­tant. Leur citoyen­ne­té ou leurs com­pé­tences citoyennes sont mini­mi­sées à cause de la posi­tion cen­trale accor­dée à leur han­di­cap d’une part, et à un effet de conta­mi­na­tion qui asso­cie à tort des han­di­caps dif­fé­rents d’autre part. Ain­si, sans rai­son objec­tive, aura-t-on ten­dance à consi­dé­rer qu’une per­sonne sourde ou mal­voyante a aus­si un retard mental.

Le poids du regard des valides a un effet signi­fi­ca­tif sur les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap en aug­men­tant leur insé­cu­ri­té res­sen­tie. Ces regards allant par­fois jusqu’à induire l’acceptation de la stig­ma­ti­sa­tion et de la mise à l’écart. Les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap consi­dèrent alors que la par­ti­ci­pa­tion n’est pas une chose faite pour eux. Elles n’ont d’ailleurs pas tort, et c’est bien le fait d’être confron­té à un monde qu’elles n’ont pas créé et qui n’a pas été créé pour elles (ni même avec elles) qui place l’out­si­der en situa­tion de han­di­cap. En regard de ces obs­tacles, la décla­ra­tion de Madrid et la conven­tion de l’ONU peuvent être prises comme base de réflexions et ain­si contri­buer à bri­ser les han­di­caps subis.

Évolutions des paradigmes d’intervention

Le modèle médi­cal et le modèle social (ou rela­tion­nel) ayant été confron­tés d’un point de vue socio­lo­gique, exa­mi­nons main­te­nant, d’un point de vue psy­cho­so­cial et plu­ri­dis­ci­pli­naire, l’évolution des para­digmes d’intervention auprès des per­sonnes en situa­tion de handicap.

Le modèle médi­cal réduit l’intervention aux soins don­nés, sans lais­ser de place à la par­ti­ci­pa­tion du sujet ; tan­dis que le modèle psy­cho­so­cial entre dans une pers­pec­tive de pro­jet. La per­sonne han­di­ca­pée devient sujet d’un pro­jet éla­bo­ré avec elle. L’important, du point de vue de la citoyen­ne­té, c’est alors qu’elle par­ti­cipe réel­le­ment au pro­jet. Du point de vue scien­ti­fique, une telle atti­tude implique la trans­dis­ci­pli­na­ri­té et l’assurance, grâce à des méthodes adé­quates, que la per­sonne est réel­le­ment par­tie pre­nante et qu’elle n’est pas sou­mise à des contraintes liées aux objec­tifs des inter­ve­nants et des institutions.

Très long­temps, les per­sonnes han­di­ca­pées ont dû accep­ter d’être gérées dans des contextes ins­ti­tu­tion­nels, où des inter­ve­nants leur consa­craient leur vie par voca­tion. Au cours des der­nières décen­nies, les ins­ti­tu­tions sont entrées dans une dyna­mique de ges­tion du tra­vail édu­ca­tif par des pro­fes­sion­nels for­més. Les rela­tions d’aide se sont cla­ri­fiées, et la rigueur métho­do­lo­gique fait désor­mais par­tie des exi­gences aux­quelles doivent se sou­mettre les inter­ve­nants. Il s’agit donc de mettre en œuvre des métho­do­lo­gies qui arti­culent l’objectivation et la prise en compte de la com­plexi­té de la rela­tion aidant-aidé. Tant dans l’approche de la sexua­li­té que dans l’utilisation des tech­no­lo­gies pour l’aide à la vie quo­ti­dienne, que dans la créa­tion artis­tique, les inter­ve­nants mettent en œuvre leur propre sen­si­bi­li­té, mais ils doivent, mal­gré cela, garan­tir l’autonomie émo­tion­nelle des béné­fi­ciaires et assu­rer l’objectivité dans l’intervention. Il s’agit de pas­ser de l’assistance à l’accompagnement, tout en sachant que, même s’il y a pro­grès, des ambigüi­tés per­sistent : l’intervenant doit s’engager dans l’accompagnement, tout en res­pec­tant l’autodétermination de la per­sonne accom­pa­gnée, ce qui consti­tue un véri­table pro­ces­sus d’apprentissage pour toutes les per­sonnes impliquées.

L’accompagnement en milieu ouvert s’est déve­lop­pé, et les ins­ti­tu­tions se sont ouvertes à la vie sociale et aux rela­tions exté­rieures. Une telle démarche favo­rise le pas­sage de l’insertion à l’intégration, voire à l’inclusion, mais elle ne garan­tit pas néces­sai­re­ment une réelle par­ti­ci­pa­tion sociale. Nous sommes tenus de mettre en œuvre des métho­do­lo­gies per­met­tant aux per­sonnes de se mettre en capa­ci­té, en tenant compte de leur spé­ci­fi­ci­té, et en envi­sa­geant com­ment l’environnement peut être (ou deve­nir) capa­ci­tant. Le main­tien des per­sonnes dans la dépen­dance résulte sou­vent de l’insécurité des inter­ve­nants ain­si que de l’insécurité des béné­fi­ciaires eux-mêmes. Nous sommes appe­lés à éva­luer si des iso­le­ments cachés et des non-par­ti­ci­pa­tions à la vie sociale ne se per­pé­tuent pas dans des inter­ven­tions auprès des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, mal­gré les chan­ge­ments d’apparence. Nous devons chan­ger les fonc­tion­ne­ments ins­ti­tu­tion­nels et favo­ri­ser la démocratisation.

Les ins­ti­tu­tions ont très long­temps été gérées par une seule per­sonne ou par un petit groupe de per­sonnes qui déte­naient tout le pou­voir, au nom d’une idéo­lo­gie de l’aide aux plus vul­né­rables. Le per­son­nel était direc­te­ment sou­mis à un pou­voir non par­ta­gé. L’évolution des rela­tions de tra­vail tend à modi­fier ce type de fonc­tion­ne­ment et a sans doute géné­ré des chan­ge­ments d’attitude à l’égard des béné­fi­ciaires eux-mêmes : chan­ge­ment de l’organisation du tra­vail social et chan­ge­ment du rôle attri­bué aux béné­fi­ciaires. La démo­cra­ti­sa­tion implique que tous les acteurs concer­nés par­ti­cipent aux déci­sions et à la construc­tion des condi­tions de la par­ti­ci­pa­tion sociale. Les béné­fi­ciaires eux-mêmes ont une place cen­trale au sein du pro­ces­sus de tra­vail social : par exemple, dans les entre­prises de tra­vail adap­té, le fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions, l’organisation de l’accompagnement, etc. Du point de vue scien­ti­fique, il s’agit de déve­lop­per des démarches et des méthodes propres à mettre en œuvre l’éducation à la citoyen­ne­té démo­cra­tique et d’aborder les pro­blé­ma­tiques d’autodétermination des béné­fi­ciaires. Du point de vue du sujet, il faut se gar­der de dis­si­mu­ler le pou­voir réel et favo­ri­ser le pou­voir des béné­fi­ciaires sur leur propre des­ti­née. La trans­dis­ci­pli­na­ri­té et l’abandon des para­digmes fer­més démo­cra­tisent la pra­tique scien­ti­fique elle-même et favo­risent la mise en œuvre de pro­grammes de recherche où les béné­fi­ciaires deviennent de véri­tables acteurs.

Le para­digme passe d’une concep­tion du béné­fi­ciaire-usa­ger à une concep­tion du béné­fi­ciaire-expert. D’usager pas­sif des inter­ven­tions, il devient, dans le nou­veau para­digme, l’expert de son propre vécu. Il devient acteur des poli­tiques et des actions en faveur des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Les béné­fi­ciaires devraient être recon­nus comme ayant une connais­sance par­ti­cu­lière, mais appro­fon­die, du han­di­cap. Du point de vue scien­ti­fique, les cher­cheurs doivent prendre en compte la parole et l’expression des béné­fi­ciaires dans les pro­grammes de recherche, dans les for­ma­tions et dans les sen­si­bi­li­sa­tions. Il est néces­saire d’articuler les tech­niques de com­mu­ni­ca­tion aux théo­ries et aux pra­tiques des chan­ge­ments sociaux. Du point de vue du sujet, il est impor­tant de dif­fé­ren­cier l’expertise des béné­fi­ciaires de celle des pro­fes­sion­nels. Il s’agit de rap­pe­ler, avec le sou­ci d’éviter les confu­sions de rôle, la res­pon­sa­bi­li­té des pro­fes­sion­nels dans l’expression du sujet.

Nous sommes pas­sés d’une concep­tion de l’insertion à une concep­tion de l’inclusion sociale. Les per­sonnes han­di­ca­pées ont trop long­temps été « insé­rées » dans des struc­tures spé­cia­li­sées et fer­mées. Dans le nou­veau para­digme, elles sont recon­nues de manière éga­li­taire comme des citoyens à part entière qui par­ti­cipent plei­ne­ment à la vie sociale. Soit par elles-mêmes, soit par le tru­che­ment d’accompagnement, soit grâce à des repré­sen­tants, les per­sonnes han­di­ca­pées sont recon­nues comme ayant un rôle social à jouer dans la reven­di­ca­tion de leurs droits. Pour être de véri­tables citoyens, elles doivent deve­nir des auto-repré­sen­tants et orien­ter elles-mêmes l’accompagnement dans des pro­ces­sus de co-créa­tion avec les intervenants.

Du point de vue de la recherche, il s’agit, dans l’esprit de la conven­tion de l’ONU pour les droits des per­sonnes han­di­ca­pées, de mettre en évi­dence les reven­di­ca­tions des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Il s’agit éga­le­ment de tenir compte, dans une pers­pec­tive d’inclusion sociale, des condi­tions pour la mise en œuvre d’environnements acces­sibles, mais aus­si capa­ci­tants. Il convient de déve­lop­per des amé­na­ge­ments rai­son­nables pour res­pec­ter les habi­tudes de vie. La décla­ra­tion de Madrid sur la non-dis­cri­mi­na­tion (2003) et la conven­tion de l’ONU sur les droits des per­sonnes han­di­ca­pées (2006) impliquent la mise en œuvre de nou­velles poli­tiques d’action et le déve­lop­pe­ment de méthodes d’éducation à la citoyen­ne­té démo­cra­tique à un niveau inter­na­tio­nal (par exemple, le Pro­gramme inter­na­tio­nal d’éducation à la citoyen­ne­té démo­cra­tique, PIECD).

Justice et vulnérabilité : quelle démocratie ?

Ces nou­velles poli­tiques d’action doivent elles-mêmes faire l’objet d’approches cri­tiques fon­dées d’un point de vue scien­ti­fique, phi­lo­so­phique et éthique. Face aux han­di­caps et à la fra­gi­li­té humaine, les tra­vaux récents en matière de jus­tice sociale ont inter­ro­gé les pos­tu­lats des théo­ries contrac­tua­listes de la jus­tice comme celle de Rawls qui cherche à déve­lop­per la concep­tion de la jus­tice per­met­tant de spé­ci­fier les termes de la coopé­ra­tion sociale entre les citoyens envi­sa­gés comme libres et égaux et comme des membres à tous égards nor­maux et plei­ne­ment coopé­ra­tifs d’une socié­té (Rawls, 1971).

Comme le sou­ligne Mar­tha Nuss­baum, ces théo­ries contrac­tua­listes souffrent d’un défi­cit per­sis­tant d’inclusion des per­sonnes han­di­ca­pées au sein des espaces déci­sion­nels qui contri­buent à construire un vivre ensemble démo­cra­tique dans la mesure où elles se basent à la fois sur une anthro­po­lo­gie idéa­liste envi­sa­geant les indi­vi­dus comme des adultes com­pé­tents libres et égaux (Nuss­baum, 2006). Ces théo­ries reposent éga­le­ment sur une métho­do­lo­gie idéa­liste visant à éta­blir un idéal à réa­li­ser, sans pen­ser les condi­tions de réa­li­sa­tion effec­tive de cet idéal.

Si au début du XIXe siècle, la théo­rie poli­tique a été mar­quée par une concep­tion de la citoyen­ne­té où les humains entrent en socié­té pour pré­ser­ver leur vie, leur liber­té et leurs biens, elle ne garan­tit en réa­li­té la citoyen­ne­té qu’aux per­sonnes en capa­ci­té de se pro­té­ger et d’exercer cette liber­té. Avec l’État social, on va prendre en consi­dé­ra­tion la situa­tion des indi­vi­dus pour don­ner « corps à l’émancipation d’une majo­ri­té qui, à défaut d’être pro­prié­taire de biens pri­vés, devient pro­prié­taire de droits per­met­tant d’assurer son indé­pen­dance sociale » (Bru­gère, 2013, p. 47). Ain­si, elle béné­fi­cie de pres­ta­tions éten­dues dans des sys­tèmes de pro­tec­tion col­lec­tive. Dans le champ du han­di­cap, cette évo­lu­tion s’est tra­duite par le pas­sage d’une approche dis­ci­pli­naire et excluante du han­di­cap durant la pre­mière période à une concep­tion médi­ca­li­sée du han­di­cap décrite plus haut et qui, d’une cer­taine manière, en pro­té­geant et en soi­gnant les plus vul­né­rables a amé­lio­ré leur sort, mais, para­doxa­le­ment, les a éga­le­ment mar­gi­na­li­sés et invisibilisés.

Aujourd’hui, ce fonc­tion­ne­ment social est en crise. Comme le sou­ligne Fabienne Bru­gère, « beau­coup d’individus manquent des res­sources de base qui donnent la pos­si­bi­li­té d’une cer­taine indé­pen­dance, d’une conduite pour soi, ou encore d’une par­ti­ci­pa­tion au jeu social au même titre que les autres » (Bru­gère, 2013). Les com­bats menés au nom des droits fon­da­men­taux et de la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions par les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap ont lar­ge­ment contri­bué à mettre ces insuf­fi­sances en avant. D’une cer­taine manière, la prise en charge médi­cale per­mise pour cha­cun par l’État social a pro­lon­gé, voire ren­for­cé l’état dis­ci­pli­naire de la pre­mière moder­ni­té, a invi­si­bi­li­sé cer­taines caté­go­ries de la popu­la­tion, notam­ment, par leur ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion : « L’inclusion fabrique en même temps de l’exclusion » (Bru­gère, 2013, p. 49).

Tout l’enjeu de l’évolution actuelle est donc de pou­voir ins­crire la dyna­mique d’émancipation au sein de l’expérience sociale. Il s’agit donc de prendre en compte la situa­tion effec­tive des indi­vi­dus en sou­li­gnant la conti­nui­té entre la dépen­dance, l’interdépendance et l’autonomie. À cette fin, la théo­rie des capa­bi­li­tés déve­lop­pée par Amar­tya Sen et Mar­tha Nuss­baum, offre la pos­si­bi­li­té d’évaluer la mesure dans laquelle une socié­té donne la réelle oppor­tu­ni­té à cha­cun de s’épanouir (Sen, 1992 ; Nuss­baum, 2006). Il ne s’agit pas sim­ple­ment de garan­tir une dis­tri­bu­tion équi­table des res­sources (droits, infra­struc­tures, reve­nus, etc.), mais d’évaluer en quoi les indi­vi­dus ont la réelle pos­si­bi­li­té de conver­tir ces res­sources en un pro­jet de vie qu’ils valo­risent. Paral­lè­le­ment au modèle social du han­di­cap, l’approche d’Amartya Sen et Mar­tha Nuss­baum met en exergue les condi­tions qui doivent per­mettre aux indi­vi­dus de déve­lop­per leurs poten­tia­li­tés. Par l’approche en termes de capa­bi­li­té, on entre dans un modèle qui non seule­ment s’appuie sur les droits des indi­vi­dus, mais consi­dère éga­le­ment les condi­tions qui rendent pos­sible l’égalisation du pou­voir d’agir entre les citoyens. Cette approche pré­co­nise des « poli­tiques qui sup­priment les obs­tacles au nom des choix et des pré­fé­rences que chaque être doit pou­voir expri­mer pour se déve­lop­per » (Bru­gère, 2013, p. 85).

Le pro­blème épis­té­mo­lo­gique des approches par les capa­bi­li­tés, c’est d’une cer­taine manière qu’elles res­tent dans une pos­ture dans laquelle il s’agit de four­nir aux acteurs les condi­tions ou, pour le dire autre­ment, de les équi­per (comme de l’extérieur) des capa­bi­li­tés pour amé­lio­rer leur capa­ci­té d’influencer les pro­ces­sus dans les­quels ils sont enga­gés. L’enjeu est de mobi­li­ser la capa­ci­té d’agir des indi­vi­dus, en l’occurrence des plus vul­né­rables, en met­tant en avant l’importance de tout le pro­ces­sus d’apprentissage qui y mène. L’enjeu de l’inclusion est pré­ci­sé­ment de pou­voir inter­ro­ger leur com­pré­hen­sion pas­sée, leurs iden­ti­tés et la défi­ni­tion tra­di­tion­nelle de leurs inté­rêts et, sous peine de devoir se réfé­rer à un point de vue exté­rieur ou à une forme ou une autre d’expertise, leur per­mettre d’exercer un pou­voir de défi­ni­tion à l’égard des futurs pos­sibles (De Schut­ter et Lenoble, 2010). Dans cette mesure, les approches par les capa­bi­li­tés ne déve­loppent pas réel­le­ment une phi­lo­so­phie sociale et poli­tique de l’inclusion et de la citoyen­ne­té comme pra­tique sociale et poli­tique. L’enjeu d’une plus grande jus­tice sociale à l’égard des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap aujourd’hui semble donc de déve­lop­per une approche de la dyna­mique sociale per­met­tant de géné­rer une socié­té plus inclu­sive. De nom­breux tra­vaux aujourd’hui cherchent donc à réins­crire la ques­tion de la citoyen­ne­té dans les épreuves de la par­ti­ci­pa­tion à la vie de la cité. L’inclusion et la citoyen­ne­té sont envi­sa­gées à par­tir de la par­ti­ci­pa­tion sociale et sou­vent liées à la ques­tion de la recon­nais­sance, de la prise de parole et des struc­tures de par­ti­ci­pa­tion, comme envi­sa­gé dans la suite de ce numé­ro dans le champ de la sexua­li­té, des tech­no­lo­gies et de l’art pour et avec les per­sonnes en situa­tion de handicap.

Les tra­vaux de Guillaume Le Blanc tentent aujourd’hui de pen­ser ces ques­tions en sou­li­gnant la néces­saire liai­son des « poli­tiques sociales aux capa­ci­tés que déploient effec­ti­ve­ment les vies fra­gi­li­sées » en pen­sant l’empo­werment comme expé­rience col­lec­tive (Le Blanc, 2011). Dans cette pers­pec­tive, en s’appuyant sur la notion d’enquête col­lec­tive comme vec­teur de recons­truc­tion de l’expérience face à des situa­tions pro­blé­ma­tiques, le « prag­ma­tisme expé­ri­men­ta­liste » nous semble offrir un cadre per­met­tant d’articuler pra­tiques sociales et cadre poli­tique. Par ailleurs, les tra­vaux de Charles Sabel montrent com­ment les dyna­miques locales de recherche de solu­tions plus inclu­sives peuvent être relayées et sou­te­nues à un niveau plus glo­bal et poli­tique (Sabel, 2012). Il pro­pose sur cette base une ana­lyse très sti­mu­lante des per­for­mances et du carac­tère inclu­sif de l’expérience sco­laire fin­lan­daise dans laquelle les expé­ri­men­ta­tions de péda­go­gies dif­fé­ren­ciées au niveau des écoles sont sou­te­nues par le minis­tère de l’Éducation. Dans un article récent concer­nant la gou­ver­nance glo­bale, il montre en quoi, selon lui, la conven­tion de l’ONU de 2006 est un ins­tru­ment expé­ri­men­ta­liste : par son appel sys­té­ma­tique à la par­ti­ci­pa­tion des per­sonnes concer­nées, par la for­mu­la­tion d’objectifs ouverts quant à la défi­ni­tion du han­di­cap et à la notion d’aménagement rai­son­nable, mais sur­tout par des méca­nismes de sui­vi s’appuyant sur des expé­riences locales et orga­ni­sant des pro­ces­sus d’apprentissage de ces expé­riences (de Bur­ca, Keoahne et Sabel, 2014).

Ces dif­fé­rents exemples semblent mon­trer qu’une jus­tice sociale réel­le­ment inclu­sive à l’égard des per­sonnes vul­né­rables ne peut s’instituer qu’à tra­vers des pro­ces­sus d’apprentissages de la part de l’ensemble des per­sonnes concer­nées : usa­gers, pro­fes­sion­nels, cher­cheurs et poli­tiques ancrés dans la réa­li­té de leurs inter­ac­tions et les construc­tions com­munes qui peuvent en résul­ter. À cet égard, dif­fé­rentes expé­riences peuvent être poin­tées comme le Pro­gramme inter­na­tio­nal d’éducation à la citoyen­ne­té démo­cra­tique (PIECD) lan­cé par Mireille Trem­blay et des usa­gers québécois.

Actuel­le­ment, ce pro­gramme com­prend plu­sieurs groupes locaux. Chaque comi­té local par­ti­ci­pant (Qué­bec, France, Bel­gique, Luxem­bourg, Came­roun) est com­po­sé de per­sonnes en situa­tion de han­di­cap, de cher­cheurs et de pro­fes­sion­nels. Il vise à appro­fon­dir la ques­tion des droits, leur prise en compte et mise en œuvre dans les contextes locaux ; à déve­lop­per une col­la­bo­ra­tion qui inter­roge les pos­tures des pro­fes­sion­nels et des cher­cheurs, au croi­se­ment du point de vue des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Le défi majeur de cette dyna­mique est d’impliquer effec­ti­ve­ment des per­sonnes en défi­cience intel­lec­tuelle, psy­chique, motrice ou sensorielle.

C’est l’opérationnalisation de ce que recouvre un pro­ces­sus de capa­ci­ta­tion qui est au cœur des pré­oc­cu­pa­tions du groupe : il s’agit d’œuvrer de telle manière que le prin­cipe d’une pos­si­bi­li­té d’expression et de par­ti­ci­pa­tion de per­sonnes en situa­tion de han­di­cap s’actualise. Et ce, au plus près des choix de la per­sonne, sou­te­nue dans sa capa­ci­té par des moda­li­tés envi­ron­ne­men­tales par­ti­cu­lières (ici, sociales et communicationnelles).

La créa­ti­vi­té dans les modes de tra­vail et de vali­da­tion est donc impé­ra­tive : assem­blées col­lec­tives avec tours de parole ; com­mu­ni­ca­tions de type « col­loque », groupes de dis­cus­sion, entre­tiens, votes ou déci­sion par consen­sus… L’essentiel reste que la déci­sion sur les modes de tra­vail soit rené­go­ciée lors de chaque ren­contre, pour cor­res­pondre au mieux à la dyna­mique momen­ta­née. Cette expé­ri­men­ta­tion per­ma­nente des moda­li­tés par les­quelles les dif­fé­rentes per­sonnes peuvent avoir une place dans le pro­ces­sus et soient en mesure de contri­buer à la dyna­mique col­lec­tive et en reti­rer un béné­fice est au centre de la démarche. C’est là un enjeu de citoyen­ne­té qui devra, à son tour, faire l’objet de nou­veaux para­digmes de recherche et d’action.

  1. Il faut bien sûr ajou­ter à ce chiffre toutes les per­sonnes han­di­ca­pées n’ayant pas (encore) intro­duit de demande d’allocation.

Jean-Philippe Cobbaut


Auteur

philosophe, professeur à l’université catholique de Lille et directeur du Centre d’éthique médicale, professeur invité (UCL)

Sébastien Fontaine


Auteur

sociologue, chargé d’enseignement, ULg

Michel Mercier


Auteur

psychologue, professeur émérite de l’université de Namur et professeur associé à l’université catholique de Lille, président des associations ARAPH et PATH

Cédric Routier


Auteur

psychologue, maitre de conférences, IU2S – Institut catholique de Lille, directeur de l’unité Hadépas

Henri-Jacques Stiker


Auteur

historien au Laboratoire identités, cultures, territoires à l’université Paris VII

Mireille Tremblay


Auteur

professeure à l’université du Québec à Montréal (sciences humaines appliquées)