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Handicap, citoyenneté et inclusion sociale

Numéro 3 - 2016 par Stéphane Leyens Michel Mercier

mai 2016

La phi­lo­sophe poli­tique amé­ri­caine Mar­tha Nuss­baum notait, il y a quelques années, qu’«il reste trois pro­blèmes de jus­tice sociale non réso­lus dont le manque d’attention qui leur est por­té dans les tra­vaux théo­riques est par­ti­cu­liè­re­ment pro­blé­ma­tique », le pre­mier de ces pro­blèmes étant celui de « rendre jus­tice aux per­sonnes ayant des han­di­caps phy­siques ou men­taux ». Bien que […]

Dossier

La phi­lo­sophe poli­tique amé­ri­caine Mar­tha Nuss­baum notait, il y a quelques années, qu’«il reste trois pro­blèmes de jus­tice sociale non réso­lus dont le manque d’attention qui leur est por­té dans les tra­vaux théo­riques est par­ti­cu­liè­re­ment pro­blé­ma­tique », le pre­mier de ces pro­blèmes étant celui de « rendre jus­tice aux per­sonnes ayant des han­di­caps phy­siques ou men­taux1 ». Bien que les tra­vaux de Nuss­baum aient contri­bué à dyna­mi­ser le débat sur cette ques­tion dans le champ des théo­ries de la jus­tice sociale, le constat qu’elle fai­sait garde toute son actua­li­té aujourd’hui et il ne doit pas se limi­ter aux tra­vaux théo­riques : l’attention publique por­tée aux ques­tions de jus­tice sociale eu égard aux per­sonnes han­di­ca­pées reste très faible — par rap­port, par exemple, à celle qui est por­tée à la situa­tion des mino­ri­tés eth­niques ou reli­gieuses. Le dos­sier que nous pro­po­sons ici a pour fin d’offrir des élé­ments de réflexion autour de ces ques­tions et par là, de contri­buer à les rendre plus visibles.

Par­mi les mul­tiples dimen­sions qu’englobe l’idée de jus­tice sociale, nous ques­tion­ne­rons plus pré­ci­sé­ment celles de citoyen­ne­té et d’inclu­sion sociale. Car, s’il est un indi­ca­teur déci­sif pour éva­luer com­bien une socié­té est juste, c’est bien la réelle oppor­tu­ni­té que celle-ci offre à cha­cun de ses membres d’être de véri­tables acteurs de leur com­mu­nau­té sociale et poli­tique (citoyen­ne­té…) tout en recon­nais­sant plei­ne­ment leurs par­ti­cu­la­ri­tés iden­ti­taires (… inclu­sive). En ce sens, l’inclusion dont il est ques­tion doit être dis­tin­guée de l’intégration-assimilation (selon laquelle tout citoyen doit se confor­mer aux normes sociales « ordi­naires ») et de l’insertion (selon laquelle les mino­ri­tés béné­fi­cient de condi­tions par­ti­cu­lières et adap­tées, mais qui les excluent, à des degrés divers, de la com­mu­nau­té citoyenne « ordi­naire »): une dyna­mique inclu­sive vise à créer un espace de citoyen­ne­té com­mun à tous.

Les leviers d’une poli­tique d’inclusion sont mul­tiples ; ils ren­voient et répondent, plus ou moins direc­te­ment, à deux types d’injustice2. Injus­tice « dis­tri­bu­tive », d’un côté, lorsque les biens, com­mo­di­tés, reve­nus, mais aus­si les droits et pré­ro­ga­tives sont alloués inéqui­ta­ble­ment entre les uns et les autres ; injus­tice « cultu­relle », d’un autre côté, lorsque les repré­sen­ta­tions sociales rela­tives à des caté­go­ries de per­sonnes sont sources de déni de recon­nais­sance, voire de mépris social. Bien que ces deux types d’injustice soient imbri­qués et entre­tiennent des rela­tions de cause à effet mul­tiples dans la réa­li­té sociale, les actions sociales d’inclusion sont conçues pour répondre plus direc­te­ment soit à une dis­tri­bu­tion inéqui­table, soit à un déni de recon­nais­sance. Ain­si, en abor­dant la thé­ma­tique du « prix du han­di­cap » (La Revue nou­velle, mars 2008), Michel Mer­cier et Michel Gra­wez pro­po­saient une réflexion cen­trée avant tout sur la dimen­sion dis­tri­bu­tive de la jus­tice pour les per­sonnes han­di­ca­pées. Dans le pré­sent dos­sier, une atten­tion plus par­ti­cu­lière sera por­tée aux ques­tions de recon­nais­sance, d’estime de soi, d’expression et d’autodétermination comme vec­teurs d’inclusion sociale et de citoyenneté.

À cette fin, nous pro­po­sons de trai­ter de dif­fé­rentes thé­ma­tiques qui s’inscrivent dans le contexte social actuel et qui reprennent les ques­tion­ne­ments sur la citoyen­ne­té et l’inclusion sociale.

Dans une pre­mière contri­bu­tion, nous sou­li­gnons le fait, avé­ré, que les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap font l’objet de repré­sen­ta­tions sociales, d’images sté­réo­ty­pées et stig­ma­ti­santes, qui les mar­gi­na­lisent et les excluent. Il s’agit de mettre en évi­dence ces méca­nismes pour ten­ter de les dépas­ser afin de favo­ri­ser l’inclusion. En outre, sur­tout dans le domaine du han­di­cap men­tal, l’autodétermination est entra­vée par des manques d’appréhension des canaux habi­tuels de com­mu­ni­ca­tions sociales et par des dif­fi­cul­tés à struc­tu­rer le dis­cours à pro­pos des inten­tions, des dési­rs, des attentes, des pré­fé­rences, etc. Enfin, pour les per­sonnes tri­bu­taires de han­di­caps sen­so­riels, l’accès aux infor­ma­tions consti­tue une entrave à l’inclusion, dans une socié­té fon­dée sur la récep­tion et l’émission de mes­sages ima­gés, ver­baux et vir­tuels. Par­mi l’ensemble des freins et des faci­li­ta­teurs à la citoyen­ne­té, les repré­sen­ta­tions sociales, l’autodétermination, l’accès à l’information et la par­ti­ci­pa­tion à la sphère publique sont abor­dés à titre d’indicateurs sociaux.

Nous pro­po­sons ensuite une réflexion autour des thé­ma­tiques des tech­no­lo­gies, de la sexua­li­té et de l’art, afin de com­plé­ter et d’illustrer les enjeux de la citoyen­ne­té inclu­sive des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Ces thé­ma­tiques, qui font l’objet des trois contri­bu­tions sui­vantes, mettent en scène, à des degrés divers, les quatre dimen­sions pro­po­sées comme indi­ca­teurs : repré­sen­ta­tions sociales, auto­dé­ter­mi­na­tion, accès à l’information et par­ti­ci­pa­tion à la sphère publique.

L’accès et l’utilisation des tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC) consti­tuent un enjeu essen­tiel en tant que sources d’inclusion ou d’exclusion (phé­no­mène de frac­ture numé­rique), pour les per­sonnes en situa­tion de han­di­cap. Les TICS peuvent tenir trois rôles essen­tiels pour l’inclusion : dans le champ de la réadap­ta­tion fonc­tion­nelle ; en tant qu’outils d’expression indi­vi­duelle, rela­tion­nelle ou sociale ; comme moyens d’autodétermination et de par­ti­ci­pa­tion citoyenne. L’objectif est de déve­lop­per des tech­no­lo­gies adap­tées aux besoins et aux attentes des per­sonnes han­di­ca­pées, en veillant à l’accessibilité tant finan­cière que tech­nique. Il s’agit éga­le­ment de tenir compte de, et d’agir sur, les habi­li­tés des per­sonnes pour qu’elles béné­fi­cient des apports des tech­no­lo­gies de l’information et de la communication.

La vie affec­tive, rela­tion­nelle et sexuelle des per­sonnes en situa­tion de han­di­cap est tra­ver­sée par des tabous et des inter­dits. Elles excluent du champ de l’épanouissement per­son­nel, de l’estime de soi, du res­pect de leur inti­mi­té, de la capa­ci­té de vie de couple et de vie paren­tale. L’effet des repré­sen­ta­tions sociales du han­di­cap et de la per­sonne han­di­ca­pée telles que l’infantilisation, l’inadaptation ou l’affectivité close, est par­ti­cu­liè­re­ment pré­gnant dans son déve­lop­pe­ment psy­cho­lo­gique : affec­tif, rela­tion­nel et sexuel. Dif­fé­rentes ques­tions par­ti­cu­lières qui connotent le pro­ces­sus d’inclusion ont été envi­sa­gées. Citons par exemple le res­pect de l’intimité, coro­laire du res­pect de la vie sexuelle, pour les per­sonnes de grandes dépen­dances tri­bu­taires d’autrui pour tous les aspects de leur vie quo­ti­dienne. Citons aus­si la pro­blé­ma­tique de l’accompagnement sexuel empreinte de ques­tion­ne­ments d’ordre éthique qui font l’objet de débats, ain­si que la pro­blé­ma­tique de la paren­ta­li­té et de la res­pon­sa­bi­li­té paren­tale pour les per­sonnes en situa­tion de défi­cience men­tale. Autant d’enjeux qui condi­tionnent le poten­tiel inclu­sif de la vie affec­tive et sexuelle des per­sonnes en situa­tion de handicap.

Enfin, le rôle de l’expres­sion artis­tique dans l’épanouissement humain et l’inclusion sociale est bien connu. Cepen­dant, en ce qui concerne les per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, le rôle inclu­sif de l’art est cer­tai­ne­ment plus ambi­gu. S’il ne fait pas de doute que l’expression artis­tique contri­bue signi­fi­ca­ti­ve­ment à l’estime de soi et au bien-être sub­jec­tif des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, la recon­nais­sance sociale de leurs per­for­mances et pro­duc­tions artis­tiques est moins cer­taine. Au-delà du cercle de leurs proches et des ani­ma­teurs-artistes qui accom­pagnent leurs créa­tions, quelle valeur esthé­tique est attri­buée à leurs œuvres ? De quelle recon­nais­sance en tant qu’artistes peuvent-ils espé­rer jouir ? La ques­tion cen­trale à laquelle nous réflé­chis­sons est de savoir dans quelle mesure le cadre ins­ti­tu­tion­nel, le contexte et le tra­vail des centres artis­tiques, la récep­tion du public ou encore la dif­fu­sion sur le mar­ché de l’art ou dans les médias contri­buent à la juste recon­nais­sance du tra­vail artis­tique des per­sonnes han­di­ca­pées men­tales, et par­tant, à leur inclu­sion sociale.

  1. Nuss­baum M., Fron­tiers of Jus­tice, The Belk­nap Press, Cam­bridge (MA), 2006, p. 1 – 2.
  2. Fra­ser N., Jus­tice Inter­rup­tus. Cri­ti­cal Reflec­tions on the « Post­so­cia­list » Condi­tion, Rout­ledge, 1997, trad. fr.: Qu’est-ce que la jus­tice sociale ? Recon­nais­sance et redis­tri­bu­tion, La Décou­verte, 2005.

Stéphane Leyens


Auteur

professeur de philosophie, à l’université de Namur

Michel Mercier


Auteur

psychologue, professeur émérite de l’université de Namur et professeur associé à l’université catholique de Lille, président des associations ARAPH et PATH