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Haïti. Rebattre les cartes après le 12 janvier

Numéro 3 Mars 2010 par Suzy Castor

mars 2010

Le séisme a révé­lé les carences sociales et poli­tiques des diri­geants, mais la crise affecte depuis long­temps la socié­té haï­tienne. Cepen­dant, cette catas­trophe pour­rait être l’oc­ca­sion pour les auto­ri­tés, les par­tis poli­tiques et la socié­té civile d’une refon­da­tion du pays qui don­ne­rait la pleine citoyen­ne­té à tous les Haïtiens.

[*À la mémoire du pro­fes­seur Jean Anil Louis-Juste vile­ment assas­si­né, quelques heures avant le séisme.*]

Nous sommes tous des res­ca­pés du 12 jan­vier 2010. Trente-trois secondes de ce trem­ble­ment de terre d’une magni­tude de 7 degrés sur l’échelle de Rich­ter, et le bilan est catas­tro­phique : 200.000 morts, 250.000 bles­sés, plus de 4.000 per­sonnes han­di­ca­pées, des mil­lions de vic­times de trau­ma­tismes psy­chiques, 1,5 mil­lion de nou­veaux sans-logis, plus de 500.000 dépla­cés, des pertes maté­rielles et des drames indi­vi­duels, fami­liaux, orga­ni­sa­tion­nels…, une tra­gé­die nationale.

Chaque Haï­tien de la zone métro­po­li­taine et des com­munes avoi­si­nantes a gra­vé dans sa mémoire ce moment, de l’espace d’un cil­le­ment qui lui a lais­sé des traces indé­lé­biles. On se rap­pelle dans les moindres détails les faits et les sen­sa­tions de cet ins­tant… On réflé­chit encore sur cette minute, sur cette déci­sion, sur ce geste qui a été fait ou qui n’a pas été fait et qui a scel­lé la dif­fé­rence entre la vie et la mort… Nous pour­sui­vons avec téna­ci­té les appels sans écho à la recherche d’un être cher, l’espoir même devant l’évidence, l’angoisse de ne pou­voir sor­tir vivants ceux qui com­mu­niquent encore sous les décombres, l’effondrement de mai­sons, d’édifices, de mai­son­nettes, fruits de tant de sacri­fices, qui ont empor­té les sou­ve­nirs de toute une vie, le regard hagard des sur­vi­vants expri­mant leur désar­roi et leurs inter­ro­ga­tions. Les pertes imma­té­rielles encore impos­sibles à éva­luer appro­fon­dissent encore davan­tage le vide que nous res­sen­tons tous. La décou­verte de l’horreur, qui s’est révé­lée et se révèle encore à nous, peu à peu, dans toute sa dimen­sion. Et la vie doit conti­nuer mal­gré les frus­tra­tions, les peines, les carences de toutes sortes et sur­tout le gouffre de l’absence d’êtres chers, avec ces bles­sures vives ou cette tris­tesse ténue qui nous enveloppe.

Solidarité entre les Haïtiens

Cha­peau à la soli­da­ri­té entre Haï­tiens ! Si mal­gré l’absence du gou­ver­ne­ment, de la mis­sion des Nations unies pour la sta­bi­li­sa­tion en Haï­ti, de la police natio­nale, des pom­piers, de l’aide inter­na­tio­nale, le pays a pu sur­vivre au chaos des quatre longs… longs pre­miers jours ; si le feu et la vio­lence ne se sont pas immé­dia­te­ment don­nés ren­dez-vous ; si, mal­gré tout, la vie a conti­nué et s’est orga­ni­sée, c’est grâce à cette soli­da­ri­té et même à l’héroïsme d’un grand nombre de Haï­tiens, de tous âges et de toutes les caté­go­ries sociales. En dehors de toute orga­ni­sa­tion, lit­té­ra­le­ment à mains nues, des bri­gades de citoyens et de secou­riste béné­voles se sont consti­tuées pour le sau­ve­tage des sur­vi­vants sous les décombres ou pour assis­ter les bles­sés avec peu de moyens et beau­coup d’ingéniosité. Des draps blancs, sur­gis d’on ne sait d’où, ont vai­ne­ment essayé de don­ner une cer­taine digni­té à ces mil­liers de cadavres de parents, d’amis ou sim­ple­ment d’inconnus.

Au milieu de cet effon­dre­ment apo­ca­lyp­tique de la ville et des sym­boles de l’État, peut-être avec naï­ve­té et même ingé­nui­té, nous sommes nom­breux à avoir rêvé de voir au petit matin du 13 jan­vier, le pré­sident, debout devant le palais natio­nal for­te­ment abi­mé, accom­pa­gné du gou­ver­ne­ment et de tous les anciens pré­si­dents de la répu­blique qui ont vécu dans leur chair les affres de ces secondes. Nous dési­rions tel­le­ment, dans cette nou­velle épreuve, entendre une adresse à la nation, appe­lant à res­ser­rer les rangs, à mobi­li­ser toutes les forces pour sau­ver la patrie en dan­ger, annon­cer immé­dia­te­ment cer­taines mesures d’appui de nos faibles moyens, rap­pe­ler que nous for­mons une seule nation et un seul pays, et affir­mer avec convic­tion que dans cette nou­velle étape de notre vie de peuple rien ne sau­rait conti­nuer comme avant le 12 jan­vier… Dommage !

Nous nous décou­vrons devant le repré­sen­tant spé­cial des Nations unies, Hedi Anna­bi et les quelque deux-cents pro­fes­sion­nels che­vron­nés ou jeunes, civils ou mili­taires pro­ve­nant de vingt-cinq pays, fau­chés dans le cadre de leur mis­sion inter­na­tio­nale. La cla­meur de la soli­da­ri­té des gou­ver­ne­ments et des peuples s’est éle­vée de façon extra­or­di­naire. La cha­leur des amis de l’extérieur nous a com­mu­ni­qué à tout moment beau­coup de force. Les voix de la voi­sine Répu­blique domi­ni­caine, de Cuba, de l’Amérique du Nord, du Cana­da, de l’Amérique latine, de l’Europe et des quatre coins du monde ont com­mu­nié inten­sé­ment avec Haï­ti dans sa dou­leur, et se sont mis immé­dia­te­ment à la recherche d’un sou­tien actif à ce pays frère.

La toute pre­mière phase de l’après séisme, le sau­ve­tage des sur­vi­vants sous les décombres, est pas­sée. Même s’il y a eu des faits incroyables comme ce bébé sor­ti vivant après dix jours pas­sés dans les entrailles d’un édi­fice écrou­lé ou ces sur­vi­vants res­ca­pés après qua­torze jours, à l’heure actuelle, on peut affir­mer qu’il n’y a plus de vie sous les décombres. Com­mence alors la longue route d’une nou­velle urgence, la réha­bi­li­ta­tion et la recons­truc­tion immé­diate, à court et moyen termes.

Les des­truc­tions maté­rielles ont atteint des niveaux insoup­çon­nés. La remise en état des édi­fices publics (notam­ment le palais pré­si­den­tiel, le Par­le­ment, le palais de Jus­tice, les minis­tères, etc.), des écoles, des églises, des com­merces, des usines, des mai­sons pri­vées tant dans les bidon­villes que dans les quar­tiers de la classe moyenne ou de la bour­geoi­sie, des infra­structures détruits, et j’en passe, récla­me­ront d’immenses moyens finan­ciers. Les pertes en vies humaines repré­sentent le plus lourd bilan car chaque vie est irrem­pla­çable. Cepen­dant, on ne sau­rait pas ne pas sou­li­gner la dis­pa­ri­tion de cen­taines de cadres ou de fonc­tion­naires expé­ri­men­tés de la fonc­tion publique. En outre, l’immédiat exode mas­sif a drai­né vers l’extérieur, peut-être de manière défi­ni­tive, des mil­liers de pro­fes­sion­nels, de jeunes uni­ver­si­taires, étu­diants et éco­liers. Le manque de res­sources humaines dont souffre Haï­ti, accé­lé­ré à par­tir du 12 jan­vier, aura un fort impact sur le futur de la nation.

Un mil­lion et demi de sans-logis ; des sources de tra­vail dans les sec­teurs for­mels et infor­mels vola­ti­li­sées. Les retom­bées du séisme, loin de se cir­cons­crire à la zone métro­po­li­taine, ont pro­fon­dé­ment atteint tout le pays. En effet, l’hypertrophie de Port-au-Prince, avec sa popu­la­tion impos­sible à gérer, a déver­sé spon­ta­né­ment d’abord, puis encou­ra­gée par le gou­ver­ne­ment, près d’un demi-mil­lion de réfu­giés dans les pro­vinces. Ain­si a été mise à nu l’absence de loge­ments, d’infrastructures, de ser­vices et les grandes limi­ta­tions admi­nis­tra­tives, finan­cières de nos villes. Pointent déjà vir­tuel­le­ment des pro­blèmes encore plus grands, inhé­rents à cette nou­velle situa­tion, si les dis­po­si­tions adé­quates pour les évi­ter ne sont pas immé­dia­te­ment prises et appli­quées. Spon­ta­né­ment la décen­tra­li­sa­tion s’impose. Mais com­ment la gérer ?

Cette catas­trophe dépas­sant en magni­tude tout ce que l’on pour­rait ima­gi­ner a été révé­la­trice des défaillances poli­tiques et sociales. Car, depuis déjà long­temps, les mises en garde répé­tées des spé­cia­listes et des non-spé­cia­listes lais­saient pré­sa­ger le pire si aucune mesure n’était adop­tée. La construc­tion sau­vage de riches vil­las et de misé­rables mai­son­nettes flan­quées sur les flancs des mon­tagnes ou la mul­ti­pli­ca­tion des villes de misères cou­chées dans le lit des nom­breuses ravines, défiant toutes les règles de construc­tion et d’urbanisme ; l’insalubrité, la défo­res­ta­tion, l’exploitation effré­née des car­rières de sables du Morne l’Hôpital, for­maient l’ensemble de condi­tions d’une mort annon­cée de la zone métropolitaine.

La responsabilité des pouvoirs publics

La solu­tion des pro­blèmes, il est vrai, revient à tous les citoyens, mais elle incombe en pre­mier lieu aux pou­voirs publics. Au moment du séisme, même si, nous accep­tons d’accorder au pré­sident et à ses ministres le béné­fice de la stu­peur para­ly­sante du pre­mier moment — incon­tes­ta­ble­ment inac­cep­table pour des diri­geants —, il est grand temps de sen­tir la prise en main de la situa­tion par l’État et l’adoption de mesures exi­gées par la situa­tion. L’incapacité de nos diri­geants dans la pré­vi­sion et la ges­tion de catas­trophes ain­si que leur com­plète dépen­dance de l’aide atten­due de l’étranger ont été claires. Aucune orien­ta­tion pour la ges­tion de l’aide huma­ni­taire, aucun plan d’urgence… Si depuis le 16 jan­vier, cer­taines mesures sont adop­tées peu à peu, il n’en reste pas moins vrai que le plan stra­té­gique gou­ver­ne­men­tal cohé­rent pour lan­cer le pays sur la voie de la recons­truc­tion et sur­tout l’appel à toutes les forces vives de la nation, reje­tant toute posi­tion de clans et d’intérêts de groupes, n’ont pas encore été lancés.

Nous avons élu un pré­sident pour cinq ans et son man­dat se ter­mine le 7 février 2011, soit trois-cent-sep­tante-quatre jours après ce 12 jan­vier ! Un res­sai­sis­se­ment réel du pré­sident et du gou­ver­ne­ment s’impose, sinon l’aiguillon des pres­sions de la popu­la­tion devra les obli­ger à prendre les mesures indis­pen­sables, dont quelques-unes peuvent être impo­pu­laires. Le pré­sident devra se défi­nir un rôle à la hau­teur de ce tour­nant his­to­rique, mani­fes­ter son lea­deur­ship et assu­rer la direc­tion du pays. S’impose pour lui la néces­si­té de res­sou­der la nation, d’orienter la vision de la construc­tion et recons­truc­tion de nos infra­struc­tures et struc­tures, et de pro­je­ter l’avenir. Il doit assu­mer, le cas échéant, le rema­nie­ment du gou­ver­ne­ment actuel et prendre l’initiative de sou­mettre for­mel­le­ment une pro­po­si­tion aux par­tis poli­tiques, aux divers sec­teurs de la socié­té civile et à la popu­la­tion en général.

Partis politiques et société civile

Peut-être n’est-il pas faux d’affirmer que le plus dif­fi­cile nous attend et que la recons­truc­tion, gref­fée sur notre longue crise struc­tu­relle, sera longue… Les par­tis poli­tiques et la socié­té civile orga­ni­sée, qui mal­gré vents et marées, incom­pré­hen­sions, avances et reculs ont réa­li­sé la lourde tâche de leur struc­tu­ra­tion, doivent abor­der, de façon consen­suelle avec le gou­ver­ne­ment, cette conjonc­ture qui exige beau­coup de clair­voyance, de sacri­fices, de dépas­se­ment de soi.

La fai­blesse des par­tis poli­tiques est patente. Le mou­ve­ment de regrou­pe­ment enta­mé (enfin!) depuis quelque temps a trou­vé un cata­ly­seur pour arri­ver à offrir, mal­gré les inté­rêts dif­fé­rents, une alter­na­tive à la nation. Absents durant l’immédiat post-cata­clysme, ils doivent se construire dans une proxi­mi­té avec la popu­la­tion, par­ti­cu­liè­re­ment en ce moment d’extrême souf­france, faire connaitre leur pro­gramme et leur pro­jet de socié­té dans un lan­gage acces­sible à tous les sec­teurs, car dans le monde contem­po­rain, la com­mu­ni­ca­tion demeure un ins­tru­ment pri­mor­dial. Conver­tis en inter­lo­cu­teurs obli­gés de l’exécutif et de l’international, leurs pro­po­si­tions et leurs mises en garde construc­tives devront orien­ter, tou­jours dans l’intérêt de la nation, l’adoption de mesures et contri­buer à la solu­tion des pro­blèmes cru­ciaux du pays.

La socié­té civile orga­ni­sée a été aus­si absente et elle est aus­si faible. Ce post-séisme lui offre l’occasion de se dyna­mi­ser, de s’organiser en sec­teurs pour offrir des pro­po­si­tions de solu­tions, capables d’assurer la bonne marche de la recons­truc­tion dans ses dif­fé­rents aspects. La syner­gie construc­tive avec les par­tis poli­tiques ouvri­ra la voie à des dis­cus­sions fruc­tueuses, des orien­ta­tions judi­cieuses et la pleine par­ti­ci­pa­tion à cette entre­prise qui, au-delà de ses contours maté­riels, com­porte l’accouchement d’une nou­velle socié­té. Car, ici, nul ne doit se trom­per. Rien ne pour­ra être comme avant le 12 jan­vier. Pour sor­tir de cette crise mul­ti­forme qui affecte depuis si long­temps la socié­té haï­tienne, les rup­tures plus que jamais sont obli­ga­toires. Au long de ce par­cours se construi­ra le lea­deur­ship indi­vi­duel et col­lec­tif indis­pen­sable qui nous fait tel­le­ment défaut.

Normaliser la coopération

Il faut le répé­ter, Haï­ti ne peut faire face effi­ca­ce­ment ni à l’urgence de la catas­trophe ni à la recons­truc­tion sans l’aide inter­na­tio­nale qui s’est d’ailleurs mani­fes­tée de façon mul­ti­forme et a été extra­or­di­naire et émou­vante… Il s’est même créé des situa­tions inédites comme le cas de Cuba qui a ouvert son espace aérien aux avions mili­taires amé­ri­cains… La mili­ta­ri­sa­tion de l’aide huma­ni­taire et l’arrivée domi­nante — exa­gé­rée et irri­tante même — des seize-mille marines amé­ri­cains pour accom­pa­gner l’aide huma­ni­taire font réflé­chir et sou­lèvent bien des soup­çons, ce qui, cepen­dant, ne nous auto­rise pas à par­ta­ger l’opinion de ceux qui parlent d’occupation, à moins qu’il y ait des don­nées encore incon­nues des Haï­tiens en géné­ral. Il y a eu certes des déra­pages dès les pre­miers jours en ce qui a trait à la ges­tion de l’aéroport et les pro­tes­ta­tions en par­ti­cu­lier de la France, Cuba et le Bré­sil, ou au sujet des moda­li­tés de dis­tri­bu­tion de l’aide. Mal­gré les voix qui réclament le pro­tec­to­rat ou l’occupation d’Haïti, on pour­rait pen­ser que le nou­vel ordre mon­dial ne se prête pas à un tel com­por­te­ment en Amé­rique latine.

Cepen­dant, une réa­li­té saute aux yeux. Le vide pro­vo­qué par l’absence de l’État et du gou­ver­ne­ment a ali­men­té la tutelle lar­vée que vit Haï­ti. Omni­pré­sente et omni­puis­sante, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale dans ses diverses com­po­santes (ambas­sades, ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales civiles ou mili­taires, ONG étran­gères) se trouve très sou­vent désar­mée face à ce vide. Mais mal­heu­reu­se­ment, cer­tains en pro­fitent pour agir comme bon leur semble. Encore une fois, l’après-12 jan­vier offre l’occasion de rec­ti­fier le tir. En coor­di­na­tion avec les par­tis poli­tiques et la socié­té civile, le pou­voir haï­tien peut deve­nir un inter­lo­cu­teur valide, avec un plan stra­té­gique pour orien­ter comme il se doit une coopé­ra­tion nor­male. Seule­ment ain­si nous pour­rons évi­ter l’aggravation de la situa­tion de dépen­dance et don­ner son vrai sens à la coopé­ra­tion internationale.

Il est bon de signa­ler qu’Haïti, pour des rai­sons his­to­riques ou autres, joue un rôle par­ti­cu­lier dans la poli­tique interne de trois pays. La poli­tique amé­ri­caine, tra­di­tion­nel­le­ment hété­ro­gène, pour­rait y oppo­ser la vision du Penta­gone et celle de l’exécutif. Le suc­cès ou l’échec de cette sor­tie post-séisme aurait des retom­bées sur les choix du pré­sident Oba­ma. D’autre part, le pré­sident Leo­nel Fernán­dez de Répu­blique domi­ni­caine, en adop­tant avec célé­ri­té et promp­ti­tude dans la cir­cons­tance une poli­tique qui cherche à ouvrir une nou­velle page dans les rela­tions haitïa­no-domi­ni­caines, semble avoir pris de court les « natio­na­listes » domi­ni­cains. Il fau­dra suivre avec atten­tion cette nou­velle confi­gu­ra­tion qui se des­sine. Enfin, le Bré­sil d’Ignacio Lula, dans l’affirmation de sa poli­tique inter­na­tio­nale, a misé sur Haï­ti avec en plus le ren­for­ce­ment fra­ter­nel des liens cultu­rels et afroa­mé­ri­cains qui unissent les deux pays.

Il faut changer la donne

Les grands désastres peuvent pro­vo­quer de grandes secousses poli­tiques et sociales, et ils repré­sentent sou­vent un tour­nant dans la vie des peuples. Le séisme de 1972 de Mana­gua (Nica­ra­gua), avec d’importantes des­truc­tions de la ville et envi­ron six-mille morts et vingt-mille bles­sés, a pro­vo­qué un vrai trem­ble­ment de terre poli­tique pour le régime somo­ziste qui n’a pas été à la hau­teur de la situa­tion. Ain­si, la crise natio­nale s’est aigui­sée et a contri­bué à ren­for­cer le mou­ve­ment san­di­niste qui s’engagea sur la route du triomphe de juillet 1979. De même, la ges­tion inadé­quate du violent trem­ble­ment de terre qui a détruit, en sep­tembre 1985, le centre-ville de Mexi­co a mar­qué aus­si le début de la perte d’hégémonie du PRI qui, sanc­tion­né au cours des élec­tions de 1988, connut son pre­mier échec élec­to­ral en 2000 avec la perte du pou­voir après un « règne » de plus de sep­tante-et-un ans. On pour­rait aus­si citer l’évolution de la situa­tion à la suite du trem­ble­ment de terre au Gua­te­ma­la en sep­tembre 1976 ; l’avalanche de boue du vol­can du Neva­do de Ruiz en Colom­bie en novembre 1985 ; le séisme du Sal­va­dor en jan­vier 2001 ; et enfin, l’ouragan Kate­ri­na en Nou­velle Orléans, en aout 2005, a eu une forte réper­cus­sion sur le gou­ver­ne­ment de Bush et le par­ti répu­bli­cain aux États-Unis. En Haï­ti, dans la ges­tion de l’urgence du post-trem­ble­ment de terre, si les six-cents camps de réfu­giés éle­vés spon­ta­né­ment dans la zone métro­po­li­taine et les pro­blèmes des réfu­giés en pro­vince ne sont pas réso­lus avec effi­ca­ci­té, les explo­sions sociales, rapi­de­ment conver­ties en émeutes poli­tiques, peuvent être à craindre.

Il est vrai que, dans ce tour­nant, les mesures de redres­se­ment sont plus dif­fi­ciles. Avec la perte, en grande par­tie, du peu que nous avions, le pays se retrouve sinis­tré. Des couches encore plus nom­breuses de la popu­la­tion seront dans le dénue­ment le plus com­plet et les dis­pa­ri­tés sociales se creu­se­ront davan­tage. Mais aus­si s’offre à nous une oppor­tu­ni­té. Nous sou­hai­tons ardem­ment que ce 12 jan­vier marque le moment d’un nou­veau départ pour notre nation. Cepen­dant, nous ne devons pas cacher que les oppor­tu­ni­tés n’accouchent pas tou­jours d’une vie nou­velle. Dans notre his­toire récente, les conjonc­tures por­teuses d’espoirs de 1986, 1991 et 2004 ont été des ren­dez-vous man­qués qui ont mar­qué les vicis­si­tudes et la pro­lon­ga­tion de la crise de la tran­si­tion haï­tienne des vingt-quatre der­nières années. Les oppor­tu­ni­tés n’arriveront pas à se concré­ti­ser d’elles-mêmes ; pour se trans­for­mer en réa­li­té, elles exigent des condi­tions et des actions.

La route sera longue et peut-être très dif­fi­cile au vu de notre évo­lu­tion récente : l’absence d’État, l’autosatisfaction, la cor­rup­tion, l’incapacité d’une concer­ta­tion, l’exclusion sociale et le calice bu jusqu’à la lie d’être tou­jours cité comme le pays le plus pauvre, le plus cor­rom­pu, le plus dépen­dant, le plus inca­pable, etc. La conti­nui­té nous condui­ra à l’abime. Plu­sieurs citoyens, en consi­dé­rant le com­por­te­ment actuel de cer­tains acteurs clés du moment s’interrogent, avec angoisse, et doutent du rêve d’une recons­truc­tion gran­diose, pro­fi­tant de l’opportunité pour une entrée d’Haïti dans le XXIe siècle avec une popu­la­tion debout et unie, une impli­ca­tion de l’État haï­tien, des gou­ver­ne­ments étran­gers, du sec­teur pri­vé, la dia­spo­ra haï­tienne, les ONG, les sec­teurs popu­laires et la classe moyenne. Ou, au contraire, allons-nous nous ins­tal­ler dans une anor­ma­li­té conver­tie en normalité ?

Une fois par­tis les jour­na­listes des grandes chaines inter­na­tio­nales et éteintes les lumières des camé­ras sur Haï­ti, d’autres évè­ne­ments atti­re­ront l’attention du monde et occu­pe­ront l’actualité inter­na­tio­nale. Mais la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale et la soli­da­ri­té des amis d’Haïti res­te­ront fermes. Cepen­dant, les meilleures ini­tia­tives, qui sans nul doute peuvent être bonnes en soi — nomi­na­tion de Bill Clin­ton émis­saire spé­cial des Nation unies pour Haï­ti ; diverses confé­rences des bailleurs de fonds à l’extérieur ; les consor­tiums des pays amis ; les mil­liards de dol­lars recueillis pour la recons­truc­tion, la consti­tu­tion de fonds pour le déve­lop­pe­ment de l’éducation, la san­té, etc. —, faute d’un inter­lo­cu­teur valable se réa­li­se­ront sans l’acteur haï­tien et ne pour­ront don­ner ni son vrai sens ni sa pro­fon­deur à cette recons­truc­tion. En effet, si des chan­ge­ments de concep­tion, com­por­te­ment et men­ta­li­tés ne se réa­lisent pas, la recons­truc­tion phy­sique du pays, dans le meilleur des cas, sera l’œuvre, peut-être de l’internationale qui se sub­sti­tue­ra à l’État haïtien.

Deux-cent-et-six années après la conquête de l’indépendance, il incombe aux Haï­tiens de faire face à cette lourde res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de conver­tir une oppor­tu­ni­té en réa­li­té : la refon­da­tion d’une nation qui, avec digni­té, repren­dra sa place dans le concert des nations et réa­li­se­ra le rêve bicen­te­naire qui a tra­ver­sé toute notre his­toire de peuple, la pleine citoyen­ne­té pour tous les Haïtiens.

6 février 2010

Suzy Castor


Auteur