Haine des hommes
Toute remise en cause du pouvoir masculin, toute avancée des droits de femmes ne seraient-elles motivées que par une « haine des hommes » ? Voilà une vieille idée régulièrement recyclée, et pas seulement dans les cercles masculinistes.
Commençons par une devinette. En réponse à la question « Êtes-vous féministe ? », qui a déclaré : « Cela dépend de quel féminisme on parle. Certaines féministes pensent qu’il faudrait exterminer les petits bébés de sexe masculin, en laisser 10% à des fins reproductives. » Réponse en fin d’article.
« Couper les génitoires »
Tous ceux pour qui le féminisme n’est rien d’autre que la « haine des hommes » ne vont pas jusqu’à le soupçonner de nourrir des projets d’«extermination ». Pour certains, la simple revendication d’un partage des postes de pouvoir, d’une plus grande égalité dans la vie professionnelle, la répartition des tâches ménagères ou les rôles dans les rapports amoureux sont déjà autant d’indices de cette « haine ».
Les féministes elles-mêmes se sentent parfois obligées d’apaiser les craintes masculines en proclamant leur « philo-andrie » : ainsi l’actrice Emma Watson, dans son discours largement médiatisé de la campagne pour l’égalité HeForShe1, s’est empressée de préciser : « Apparemment, je fais partie de celles dont le discours est perçu comme trop fort, trop agressif, isolant, antihommes et peu attractif. (Mais) le féminisme, le droit des femmes et l’égalité des sexes ce n’est pas la haine des hommes. » Déjà, dans les années 1970, les lesbiennes, très actives dans la deuxième vague féministe, étaient priées de rester discrètes pour que le mouvement des femmes ne puisse pas être assimilé à un « rejet des hommes ».
Ce qui n’empêchait pas des grands intellectuels (en tout cas à leurs propres yeux) de taper sur le clou. Ainsi Jean Lartéguy d’écrire dans sa Lettre ouverte aux bonnes femmes (1972): « Parce qu’elles n’en ont pas, les femmes veulent aujourd’hui qu’on coupe leurs génitoires aux hommes. Au nom de l’égalité des sexes. » Ou Bernard-Henri Lévy de clamer : « Il revient, ce féminisme haineux […] c’est pourquoi je suis si pressé — dans l’intérêt du couple, mais aussi des femmes — qu’on se débarrasse de l’idéologie dite “féministe”2 ». À noter que BHL écrit cela dans Les hommes et les femmes (1993), un livre commun avec Françoise Giroud, journaliste et brève secrétaire d’État chargée de la Condition féminine sous la présidence de Giscard d’Estaing. Sans qu’elle n’exige de couper ce passage, ni d’ailleurs ses « génitoires ».
Cette idée que les féministes « détestent les hommes » et en même temps « veulent leur ressembler » — ce qui peut paraitre à première vue contradictoire — vient de loin et elle semble se raviver en réaction à toute nouvelle avancée des luttes et des droits des femmes. La littérature n’est pas en reste. Dans un article accablant3, Annelise Mauge relève une belle brochette d’écrivains français, de Dumas fils à Daudet, en passant par Maupassant ou Zola, pour qui une femme qui sort de son rôle traditionnel ne peut être qu’une vieille fille moche et frustrée, à la limite de la folie… et une menace pour l’homme, sinon pour la civilisation.
Beaucoup plus récemment, un roman prend cette « haine des hommes » comme thème central, Les assoiffées de Bernard Quirigny4. On y découvre le Benelux après une révolution « féministe » menant à un régime totalitaire, mené d’une main de fer par une « Bergère », les hommes étant exclus de toute vie sociale et réduits à l’esclavage et à la reproduction, un strict contrôle des naissances éliminant un maximum de mâles (et revoilà le fantasme). Dans les interviews, l’auteur nie avoir voulu cibler le féminisme : « À la limite, n’importe quel fanatisme aurait fait l’affaire — écologisme radical, secte millénariste, tout ce qu’on veut. […] Le roman plaque une idéologie matriarcale en carton-pâte sur les totalitarismes, qui sont le vrai sujet. » Mais lorsque l’intervieweur insiste, il admet : « Ce qui m’amuse, ce sont les doléances du féminisme médiatique, l’obsession de féminiser tous les mots, le jargon anthropologique des années 1970 récité comme un évangile, tout ce politiquement correct un peu ridicule5 ».
Se libérer du « joug des femmes »
Ce fantasme d’un féminisme triomphant, à la fois « ridicule » et « menaçant », on le retrouve dans toute sa splendeur chez les masculinistes, ce mouvement en réaction aux changements sociaux rapides obtenus par les luttes des femmes qui est particulièrement présent au Québec. Il s’est diffusé par le biais de mouvements de pères privés de la garde de leurs enfants après des divorces conflictuels. Ces pères, parfois eux-mêmes condamnés pour des faits de violences, s’estiment victimes à la fois de leurs ex-épouses et d’une justice qui se féminise. Les femmes auraient non seulement atteint l’égalité, mais pris le pouvoir et c’est désormais aux hommes de se battre pour leurs droits : voilà le thème des masculinistes, illustré par Yvon Dallaire, conférencier invité un peu partout comme « psychologue et spécialiste du couple », qui plaide qu’«il serait temps que les hommes exigent le respect et la reconnaissance pour tout ce qu’ils ont fait, font, continueront certainement de faire pour l’amélioration de l’humanité. Il serait temps que les hommes se libèrent du joug des femmes6. »
Pour qui voudrait mieux connaitre les plaintes (et ses délires) des masculinistes, il existe un site fort instructif, intitulé « La cause des hommes » (fine allusion à la Cause des femmes de Gisèle Halimi), qui se donne pour tâche de traquer tout signe de « misandrie » (terme récent qui se veut parallèle à la misogynie). On y dénonce des chansons « misandres » (trois en tout, dont Miss Maggie de Renaud, 1985 et La femme est l’avenir de l’homme de Jean Ferrat, à comparer avec les centaines de chansons qui dénigrent les femmes…), des extraits de livres scolaires (tout ce qui dénonce les inégalités de genre ou les violences est qualifié de « misandre »), ou encore une liste d’«idéologues » ennemi·e·s : on y retrouve pêlemêle Pierre Bourdieu et Patric Jean (comme auteurs d’un livre et d’un film intitulés La domination masculine), Christine Delphy et Virginie Despentes, et même le Conseil de l’Europe, coupable d’avoir imposé la Convention d’Istanbul et ses mesures pour lutter plus efficacement contre les violences faites aux femmes. On ne manquera pas non plus l’onglet consacré à la religion, où le voile des musulmanes est désigné comme « signe ostensible de misandrie », et où l’histoire de Marie, oui même la brave mère de Jésus, représenterait « la première apologie de l’adultère féminin ».
Le mouvement masculiniste, avec ses relents racistes et homophobes, peut être classé à la droite de la droite. On pourrait en rire si ces idées ne se distillaient pas peu à peu dans l’ensemble de la société. Si on ne retrouvait pas cette accusation « misandrie » jusque dans une tribune sur la « liberté d’être importunées7 », signée par cent femmes, qui ne sont pas toutes d’affreuses réactionnaires. Selon ce texte, signé notamment par Catherine Deneuve et Anne Morelli, les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc seraient l’expression d’une « haine des hommes et de la sexualité ». Nous y revoilà, on n’est plus dans une lutte politique pour l’égalité, mais dans une condamnation de la « haine des hommes », soupçonnée d’être une « haine de la sexualité avec les hommes », qui ne serait pas différenciée d’une « haine de la sexualité non désirée avec les hommes»…, car c’est bien de cela qu’il s’agit pour le mouvement #MeToo. La dénonciation d’une « guerre contre les femmes » et ses féminicides devient une « guerre des sexes », où de malheureux innocents, ou si peu coupables, tombent au champ du déshonneur. Illustration récente, le « cas Polanski » : lorsque des féministes dénoncent les douze nominations de son dernier film aux Césars et que Marlène Schiappa déclare qu’elle serait « indignée de voir une salle applaudir une personne accusée de viol », le producteur Dominique Besnehard, homme d’influence dans le milieu du cinéma, réplique : « On a l’impression que Marlène Schiappa veut la guerre entre les femmes et les hommes, et ça ce n’est pas possible. Moi j’adore les femmes et je suis très ami avec beaucoup d’actrices. Les féministes que j’ai connues, c’était Jeanne Moreau ou Françoise Giroud, et elles ne détestaient pas les hommes8. » Ah le bon vieux temps où même les féministes ne « détestaient pas les hommes»…
« Vous ne serez pas noyés »
Mais osons regarder le diable, ou plutôt la diablesse, en face : ce n’est pas parce qu’une idée est reçue qu’elle est forcément fausse. Existe-t-elle vraiment, cette « haine des hommes » ?
Comme beaucoup de femmes journalistes, Nadia Daam a été harcelée après avoir exprimé des positions féministes. Dans un texte « vengeur », elle affirme « Je n’ai pas la haine des hommes, j’ai la haine tout court9 ». Elle se moque de cette vision de « féminazies derrière toi avec un sécateur ! »: « Vous les avez vues vous, dans les rues, ces hordes de femmes armées de fourches, l’écume aux lèvres, en quête de pénis à dépecer et à déguster en brochettes ? Il parait même que des hommes sont envoyés à l’abattoir, virés de leur job, voire jetés en prison après une dénonciation calomnieuse sur Twitter. » Plus sérieusement, elle avance une comparaison entre « misogynie » et « misandrie » : « Les hommes qui se disent victimes de misandrie ne sont confrontés qu’à un ressenti désagréable. Personne ne leur a pété la gueule, on ne leur a pas refusé un job en raison de leur sexe… Ils sont vexés, outrés, ont éventuellement sincèrement l’impression d’être victimes d’une injustice, mais ils ne sont pas blessés dans leur chair ou révoqués de la sphère sociale. » Pour conclure : « Il n’y a aucune symétrie entre la misogynie, qui est un système, et “la haine des hommes” qui, dans le meilleur des cas, est une réaction épidermique, souvent fugace ».
Et de fait, même s’il peut exister chez certaines des sentiments négatifs, ou même violents, envers « les hommes », souvent en réaction à des violences subies, il est bon de rappeler une réalité. Jamais une féministe n’est entrée dans une école, fait sortir les filles avant de tirer dans le tas, comme c’est arrivé à l’École polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989, lorsque Marc Lépine a tué quatorze femmes avant de se suicider, laissant une lettre où il affirme « je hais les féministes ».
Jamais une femme n’a non plus foncé dans la foule avec une camionnette, visant en priorité des hommes, pour se venger d’être délaissée ; c’est pourtant ce qu’a fait Alek Minassian, tuant dix personnes dont huit femmes, au volant d’une voiture-bélier le 23 avril 2018, au nom des « incel », ces « célibataires involontaires » dont la frustration se retourne contre l’ensemble des femmes.
Et même la menace la plus sulfureuse jamais brandie au nom du féminisme n’est restée qu’à l’état de fantasme : le « SCUM », Society for Cutting Up Men de Valérie Solanas10. Dans la vraie vie, Solanas a été inculpée pour tentative de meurtre après avoir tiré sur Andy Warhol, puis déclarée irresponsable et internée. Mais sa société pour « mettre les hommes en pièces » ou les « émasculer », selon les traductions, n’a jamais existé que dans son esprit… ou dans un livre de Robert Merle, qui en a imaginé l’application11.
Selon la citation célèbre de Benoîte Groult : « Le féminisme n’a jamais tué personne, le machisme tue tous les jours ». Dans Un siècle d’antiféminisme, Christine Bard s’en étonne presque : « Le refus de la haine chez les femmes mériterait une longue analyse. Le refoulement des émotions violentes fait partie de l’éducation des filles et du comportement des femmes adultes. Les femmes ont une tendance bien connue de retourner l’agressivité contre elles. »
Voilà qui est peut-être en train de changer, les filles apprenant à s’affirmer davantage, à revendiquer leur place ; les hommes devront peut-être bien se faire un peu plus petits, resserrer leurs jambes dans les transports en commun et abandonner certains postes de pouvoir. C’est un mouvement auquel ils peuvent tenter de s’opposer en se barricadant, comme on le voit dans des crispations identitaires, dans le sens d’une « identité virile », qui accompagnent aussi la montée de régimes autoritaires et machistes, que ce soit aux États-Unis, au Brésil, en Hongrie ou en Pologne… Mais ils peuvent aussi décider de participer au changement, vers plus de justice et d’égalité, pour un monde commun plus vivable.
Comme l’écrit l’autrice québécoise Martine Delvaux12 : « Depuis des siècles, des femmes sont féministes non pas par haine, non pas dans le but de dominer une moitié de l’humanité, mais par amour. Le désir féministe n’a pas à voir avec un renversement des forces. Il n’a pas non plus à voir avec votre effacement. Le geste féministe n’est pas une vengeance. C’est quelque chose, plutôt, comme une caresse, cette main qu’on approche de l’autre pour toucher sans vouloir posséder, s’approprier, blesser. Une main qu’on tend, une main qu’on pose, une main qui reste là, patiente, aimante. Le féminisme a à voir avec le désir d’exister, tout simplement. Avec vous. Pour la suite du monde. »
Ou comme le chante Anne Sylvestre (Une sorcière comme les autres): « Mais un jour la terre s’ouvre / et le volcan n’en peut plus / Le sol se rompant découvre / Des richesses inconnues / La mer à son tour divague / De violence inemployée / Me voilà comme une vague/ Vous ne serez pas noyés ».
- Cité en titre dans Elle et Première, 24 avril 2015.
- Citations dans Un siècle d’antiféminisme, sous la direction de Christine Bard, Fayard, 1999
- Idem.
- Quirigny B., Les assoiffées, Seuil 2010.
- Le Magazine des Livres, septembre/octobre 2010.
- Dallaire Y., « Homme et fier de l’être », Option Santé, 1997.
- « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle », Le Monde, 9 janvier 2018.
- LCI, 1er février 2020.
- Daam N., « Je n’ai pas la haine des hommes, j’ai la haine tout court », Slate, 13 janvier 2018.
- Solanas V., SCUM Manifesto (1967), Editions 1001 nuits, réédité 1998.
- Merle R., Les hommes protégés, 1974.
- Delvaux M., « Il faut aimer les femmes », La Presse, 14 février 2020.
