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Guerre et restitution de terres en Colombie

Numéro 12 Décembre 2011 par Carlos Ramirez Chaves

novembre 2011

Le processus de restitution de terres annoncé par le président Juan Manuel Santos se met en place dans un contexte de guerre prolongée, qui met en présence les intérêts de multiples acteurs. Cette guerre qui trouve son origine dans les luttes paysannes s’amplifie aujourd’hui en raison des dérives mafieuses du narco-paramilitarisme. Existent-ils de réelles possibilités pour modifier la structure de concentration de la terre en vigueur depuis plus de cinquante ans afin de pacifier la société ? Deux obstacles peuvent faire échec à la politique agraire, l’instabilité institutionnelle et le lotissement de l’État par les intérêts mafieux liés au trafic de drogue, qui empêchent les paysans de bénéficier d’une réelle sécurité socioéconomique.

Le 7 aout 2010, lors de son premier discours en tant que président, Juan Manuel Santos surprend l’opinion publique avec l’annonce de son intention de « rendre la terre à leurs propriétaires originels1 ». Le gouvernement a réussi à réduire le niveau de polarisation politique autour de certains « thèmes fondamentaux », notamment la question des terres dont les paysans ont été expropriés aux par la violence, désormais au centre du débat national. En juin 2011, presque un an après son élection, une loi de réparation au bénéfice des victimes de la violence et de restitution aux paysans déplacés a été adoptée et sanctionnée par le président avec la présence d’un témoin exceptionnel : Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU.

Après plus de cinquante ans de guerre, le gouvernement colombien semble assumer le défi de mettre en place une réforme rurale essentielle pour le futur de la guerre ou de la paix. Cependant, vu les énormes défis, beaucoup de questions se posent sur la capacité du pays de mettre en place une véritable réforme rurale.

La nature et les dynamiques de la guerre

Durant le XXe siècle, la Colombie n’a pas connu d´expériences réformistes comme d´autres pays latino-américains. Les tentatives de réforme ont été annihilées soit politiquement ou par la violence, comme ce fut le cas avec l’assassinat du candidat à la présidence de la République en 1948, Jorge Eliécer Gaitán. Cet évènement constitue un point d´inflexion dans l’histoire colombienne puisqu’il marque le début d’une guerre civile non déclarée, appelée la Violencia (1948 – 1953)2.

Depuis les années soixante, sous l’effet de la guerre froide et dans le but de freiner l’émergence d’un mouvement révolutionnaire, l’establishment colombien traite comme des expressions subversives les manifestations et mobilisations d´opposition légale. Alors que des revendications majeures, comme la réforme agraire, exigeaient des réponses effectives de la part de l’État, l’absence d’espaces de discussion démocratiques et la criminalisation de la protestation ont contribué à l’émergence de positions extrêmes pour lesquelles la seule solution possible était la lutte armée. Ainsi naissent les premiers mouvements guérilléros dans la jungle colombienne, les mouvements d’autodéfense paysanne.

Mais le conflit a évolué et devient de plus en plus complexe. Comment caractériser la situation de violence politique actuelle en Colombie ? De quel type de guerre s’agit-il ? Ces questions sont importantes car c´est à partir de leurs réponses que des ponts vers la paix peuvent être construits.

Les conventions de Genève du 12 aout 1949 ainsi que les protocoles additionnels de 1977 et 2005 signalent que si un conflit armé produit plus de mille morts par an3, dont au moins 5% sont causés par l’acteur le moins fort, on peut parler de guerre civile. Selon la base de données de l´Institut d´études politiques et de relations internationales de l’université nationale de Colombie, entre 1988 et 2003, la moyenne annuelle de morts comme conséquence du conflit armé est de 2183. De l’autre côté, les statistiques du ministère de la Défense montrent qu’entre 2002 et 2008 cette moyenne est de 2.792 morts. Les groupes subversifs sont responsables de 21% du total (Zuluaga, 2009).

La Colombie est donc un pays en guerre civile, une guerre qui se prolonge entre deux époques, qui nait de la résistance paysanne pour la terre dans les années soixante et qui se transforme, surtout depuis les années quatre-vingt, avec la consolidation du pouvoir économique et territorial des narcotrafiquants et des paramilitaires. Un conflit armé interne, mais influencé par la guerre contre la drogue et le terrorisme, l’exploitation agro-industrielle et minière et l´accaparement global des terres. C´est un conflit en dégradation progressive, traversé par l’agir stratégique de multiples acteurs armés et non armés, dans les champs socioéconomique, politique et militaire.

Le déplacement forcé et le dépouillement de terres

La guerre se traduit en un véritable drame humanitaire : près de 5 millions de personnes ont été déplacées durant les derniers vingt-cinq ans, dont 2,4 millions (49%) depuis 20024. Un million de personnes a abandonné la campagne et la production agricole depuis 2005. Malgré cet exode rural provoqué par la violence, un tiers de la population colombienne habite encore le monde rural5. Le dépouillement de terres concerne 7 millions d’hectares, soit 13% de la superficie agricole du pays, alors que près de 50% de la terre est entre les mains de 1,5% de la population. Ce n’est pas sans raison que la Colombie paraît aujourd’hui l’un des pays les plus inégalitaires du monde6.

L’abondante production de normes et de lois qui ont tenté de modifier la structure de la terre en Colombie depuis 1930 montre que tout au long du XXe siècle, parallèlement au conflit armé, il y a eu des efforts visant à corriger les inégalités rurales dans le pays. Cependant, ni la capacité ni la volonté politique n’ont été suffisantes pour réaliser les transformations nécessaires en faveur d’une distribution plus égalitaire de la terre. Les moyens et stratégies pour atteindre les objectifs de la législation agraire ont montré une inefficacité structurelle7.

Les trois réformes agraires entreprises au XXe siècle ont échoué principalement à cause de la mainmise de l´État par les élites propriétaires de la terre (corruption, clientélisme); de l’inefficacité des institutions, ainsi que de l’aggravation du conflit avec l´apparition de nouveaux acteurs et de nouvelles violences (Ibañez et Muñoz, 2010). Les gouvernements colombiens ont contourné leur responsabilité face aux défis posés par le monde rural. Depuis les années trente, les politiques agraires ont évacué la question de la redistribution et de l’utilisation de la terre (Cabrera, 2008). La Colombie a été caractérisée par l’absence d’une politique de terres cohérente, intégrale et inscrite dans la longue durée.

Plus tard, dans les années nonante, l’importance du narcobusiness dans le financement des guerres contemporaines justifie la tentative de certains cercles officiels et académiques étasuniens et colombiens de concilier et d’articuler la lutte contre les drogues et la lutte contre l’insurrection. Cette articulation se cristallise sur le plan militaire avec le plan Colombia en 1998 et le plan Patriota pendant le gouvernement d’Uribe Vélez entre 2002 et 20108. Bien que l´économie du narcotrafic ait une grande importance dans la dynamique du conflit colombien, la guerre contre la drogue vise seulement le contrôle de la menace terroriste financée par les trafiquants et ne reconnait pas les aspects idéologiques, sociaux et culturels à l’origine de la guerre avec pour résultat, qu’elle « la dépolitise en la narco-tissant » (Zuluaga, 2009).

L’accaparement des terres et le déplacement des populations rurales en Colombie ne sont pas seulement des effets collatéraux de la lutte armée ou du narcoterrorisme. Ils sont le résultat de l’action stratégique et articulée d’acteurs divers qui ont pour objectif d’abord l’accumulation et la valorisation du capital économique dans les circuits légaux et illégaux, ainsi que le contrôle physique, politique et social de certains territoires.

Les défis de la restitution

La politique publique d’attention à la population déplacée prend une nouvelle orientation depuis 2004. D’une part, la Cour constitutionnelle a considéré la situation de la population déplacée par la violence comme un « état de choses inconstitutionnel », obligeant le gouvernement à mettre en place des politiques spécifiques et à offrir des solutions concrètes. De l’autre, la création de la Commission nationale de réparation et réconciliation aura comme un de ses objectifs de présenter au gouvernement un programme de restitution de biens aux victimes de la violence (Uprimny et Sánchez, 2010). Cette reconnaissance politique et juridique des droits des victimes de la violence à la vérité, à la justice et à la réparation est un fait et un antécédent importants de la restitution de terres. Elle a permis la création d’espaces techniques de discussion, de conception et de formulation des politiques publiques capables de formuler des propositions concrètes de restitution.

En plus, le président Juan Manuel Santos a réussi à remettre la question du monde rural au centre de la discussion nationale tout en conservant un discours non polarisant. On peut même affirmer qu’aujourd’hui, avec la nouvelle loi de réparation, un consensus favorable à la restitution s’est mis en place en Colombie.

Dans le cadre du conflit actuel, seuls des accords politiques solides sur les principales questions sociales, économiques et politiques sont capables d’ouvrir des chemins pour la paix. Mais ce consensus est-il suffisamment solide pour aboutir à la solution d´une des questions fondamentales du conflit colombien ? Il est important d’analyser les obstacles et les défis qu’une politique de restitution affronte dans un pays encore en guerre. Si cet apparent consensus ne propose pas des solutions et des changements efficaces concernant la structure de la terre en Colombie, on aura, encore une fois, fermé les portes pour la résolution démocratique du conflit et la reconstitution du pouvoir dans les communautés rurales ciblées depuis longtemps par la violence.

Premièrement, dans un pays qui a justement fait preuve d’une grande incapacité institutionnelle pour transformer les structures de concentration historiquement installées, la question de l’appareil institutionnel que la loi de restitution doit mettre en place est une des plus importantes de l’actualité. Le clientélisme et la fragilité institutionnelle sont deux caractéristiques historiques de l’État colombien. Elles se renforcent réciproquement et créent les conditions propices pour que le phénomène de mainmise sur l’État prospère (García et Revelo, 2010). La réussite de la restitution dépendra donc, en bonne mesure, de la capacité des institutions à ne pas tomber sous le contrôle d’intérêts particuliers et à rester des instances garantes de l’intérêt général. Le problème institutionnel est essentiel et la forte cooptation du pouvoir politique régional par les intérêts mafieux pose de sérieux doutes sur sa capacité.

Deuxièmement, la sécurité est dans l’immédiat le majeur défi pour la restitution.

La démobilisation et la disparition du paramilitarisme, entendu comme la structure militaire décentralisée avec des fins de contre-insurrection qui contrôlait des activités criminelles avec l’appui institutionnel et privé, sont une réalisation importante de l’administration Uribe. C’est une étape importante dans le rétablissement du monopole de l’État sur les armes.

Cependant, lors du processus de démobilisation des groupes paramilitaires entre 2003 et 2007, dans le cadre de la loi de Justice et Paix, les structures paramilitaires n’ont pas été neutralisées, elles se sont transformées. La récurrence des phénomènes illégaux armés liés aux différentes formes de criminalité dans les régions, montre comment persiste un contrôle sur les territoires et la population. De nouvelles bandes « émergentes », « néoparamilitaires », deviennent les nouveaux acteurs du conflit colombien qui ne cesse de se transformer. Ces groupes constituent une véritable menace pour la garantie de non-répétition des actes de violence contre les civils. L’Observatoire des droits humains de la vice-présidence de la République, montre qu´entre janvier 2010 et aout 2011 se sont produits cinquante-quatre massacres qui ont fait deux-cent-cinquante-sept morts. Aujourd’hui, les groupes néoparamilitaires comptent jusqu’à quatre-mille hommes et ont une influence sur près de deux-cent-cinquante municipalités. Un total de quinze dirigeants des mouvements de déplacés a été assassiné par ces groupes entre avril 2010 et juin 20119.

La réponse en matière de sécurité doit aller beaucoup plus loin que l´action de la force publique. Elle demande d’identifier les intérêts économiques, militaires et politiques sur le territoire, leur importance, et de les neutraliser afin de pouvoir garantir aux paysans une stabilité socioéconomique après la restitution. La sécurité joue un rôle fondamental, mais elle doit être comprise de manière intégrale et non seulement en tant qu’action militaire.

Le processus de restitution et de réparation doit passer par la reconstruction de liens sociaux et des modalités d’exploitation productive des paysans d’avant le déplacement. La restitution de terres doit permettre la reconstruction des territoires. Cela exige des politiques fortes d’accompagnement post-restitution et un modèle de développement rural capable d’offrir les bases de la reconstruction démocratique de la société rurale.

Le gouvernement est-il capable de garantir la sécurité et la protection nécessaires pour que les victimes puissent retourner à leurs terres ? Il ne faut pas oublier qu´il y a en Colombie des secteurs qui ne souhaitent pas la remise en cause de la concentration de la terre. La technocratie et l’élite colombienne défendent une restitution conservatrice en termes politiques et une tendance néolibérale (orthodoxie néoclassique) en matière de développement économique et rural. Le rapport de Nations unies sur le développement humain signale que les grands éleveurs bovins en Colombie possèdent 39 millions d’hectares tandis que leur activité pourrait se développer de manière intensive sur 20 millions. Sont-ils prêts à renoncer à son contrôle sur ce territoire ? Existent-ils de réelles conditions pour modifier la structure de concentration de la terre en vigueur depuis plus de cinquante ans, et ainsi ouvrir des chemins vers la paix ?

Les organisations des victimes de la violence, et certains secteurs sociaux et académiques sensibles à des politiques de redistribution de la propriété de la terre et à la reconnaissance du rôle des secteurs populaires dans la politique et l’économie nationale, ne sont pas convaincues que la réponse soit positive.

  1. Discours du nouveau président Juan Manuel Santos du 7 aout 2010. Disponible sur www.presidencia.gov.co.
  2. Les études d’Orlando Fals Borda et de Germán Uñaña, et celles de Daniel Pécaut sont des références importantes si l’on veut comprendre la naissance de la violence en Colombie.
  3. L´institut international de Stockholm de recherche pour la paix parle de « conflit majeur » à partir de mille morts par an (Zuluaga, 2009).
  4. Deux sources indépendantes fiables sur le sujet du déplacement sont Codhes-Consultoría para los Derechos Humanos et la Comisión de Seguimiento a la Política Pública sobre Desplazamiento Forzado, Proceso Nacional de Verificación.
  5. Rapport national de développement humain pour la Colombie, 2011, www.pnud.org.co.
  6. The Economist, « Income inequality » 20 avril 2011, www.economis.com/node/18587127.
  7. Entre 1960 et 2000, 1,5 million d’hectares ont été distribués (une partie marginale par redistribution) qui ont bénéficié à environ 102.000 familles. Au total 430.000 familles ont obtenu des titres sur des terres. Plus de 65.000 familles indigènes ont bénéficié de la création de réserves (resguardos). (Balcazar ; et al., 2001). Revista Vinculando, « Antecedentes, alcances y validez de una reforma agraria en Colombia », 2 septembre 2010.
  8. Le plan Colombia est un programme d´aide militaire, issu de l´alliance de la Colombie avec le gouvernement Clinton des États-Unis en 1999, et qui cherche à articuler la lutte contre les drogues et la lutte contre l’insurrection. À la fin du XXe siècle, la Colombie était le troisième pays récepteur d´aide militaire des États-Unis. Le plan Patriota est la continuation du plan Colombia et se met en place pendant la politique de Sécurité démocratique d’Uribe Vélez.
  9. Rapport des collectifs de solidarité pour la Colombie. Plusieurs organisations signataires, juin 2011. Disponible sur http://info.nodo50.org/300-dias-de-gobierno-de-Santos-las.html.

Carlos Ramirez Chaves


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