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Grille de lecture de l’assistance publique

Numéro 8 - 2017 - action sociale assistance publique CPAS Logiques d'action solidarité par Diana Diovisalvi

décembre 2017

L’analyse de l’évolution des moda­li­tés de l’assistance publique et des logiques qui les sous-tendent dévoile des concep­tions spé­ci­fiques de la soli­da­ri­té. Ces logiques témoignent de la per­cep­tion des indi­vi­dus concer­nés ou plus pré­ci­sé­ment des méca­nismes struc­tu­rant les rap­ports de domination.

Dossier

D’un point de vue socio­lo­gique, « la soli­da­ri­té consti­tue le socle de ce que l’on pour­rait appe­ler l’homo socio­lo­gi­cus : l’homme lié aux autres et à la socié­té non seule­ment pour assu­rer sa pro­tec­tion face aux aléas de la vie, mais aus­si pour satis­faire son besoin vital de recon­nais­sance, source de son iden­ti­té et de son huma­ni­té1 ». Telle que la soli­da­ri­té épouse les dif­fé­rentes formes de lien : fami­liales, inter­gé­né­ra­tion­nelles, sociales, citoyennes…2

Acte premier : secours public et emploi, les deux faces d’une même pièce

Fon­dée sur un prin­cipe de soli­da­ri­té sociale et natio­nale, l’assistance publique a été affir­mée au len­de­main de la Révo­lu­tion fran­çaise. L’article 21 de la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen (Consti­tu­tion du 24 juin 1793) sti­pule que « les secours publics sont une dette sacrée. La socié­té doit la sub­sis­tance aux citoyens mal­heu­reux, soit en leur pro­cu­rant du tra­vail, soit en assu­rant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de tra­vailler.3 » Secours public et emploi vont de pair et sont inti­me­ment liés à la condi­tion de citoyen. Le tra­vail n’est plus un pri­vi­lège dis­tri­bué sur la place de Grève, il est alors un droit qui, s’il n’est pas acces­sible, est « com­pen­sé » par un droit à des res­sources per­met­tant de subsister.

Deuxième acte : disjonction fondamentale

Au cours de l’histoire, les ins­ti­tu­tions et les orga­ni­sa­tions enga­gées à secou­rir les plus dému­nis se renou­vèlent, les réformes se suc­cèdent. L’assistance réajuste son action par rap­port aux inté­rêts de l’ordre social domi­nant à un temps don­né4. Sui­vant les époques, elle est tra­ver­sée par cer­taines logiques et déve­loppe par consé­quent cer­taines pra­tiques telles l’enfermement, l’exclusion, le tra­vail for­cé, la mora­li­sa­tion, etc.5 Selon Lio­nel-Hen­ry Groulx, une ten­sion entre les exi­gences de nature sociale, de répres­sion et de prise en charge des situa­tions d’indigence et de pau­vre­té tra­verse l’histoire de l’assistance publique6. Consi­dé­rer l’assistance publique d’abord comme une ins­ti­tu­tion revient à sou­li­gner à la fois l’inadéquation de ses pra­tiques par rap­port à son objec­tif ini­tial de lutte contre la pau­vre­té et l’importante cohé­rence de ses pra­tiques par rap­port aux enjeux qui défi­nissent les dif­fé­rentes époques de son exis­tence7. En ins­ti­tuant l’assistance publique, on opère une dis­jonc­tion entre le droit au tra­vail et son coro­laire le droit au secours public. Par la même, on constate la nais­sance d’une caté­go­ri­sa­tion des pauvres. En Bel­gique, la Com­mis­sion royale pour la réforme de l’assistance publique mise sur pied en 1895 va déter­mi­ner dif­fé­rentes caté­go­ries de pauvres. Il y a les « bons » pauvres qu’il convient d’aider, ceux qui aspirent au labeur et n’ont pas la force de tra­vailler ou ne trouvent pas les moyens de le faire et il y a les « mau­vais » pauvres qu’il convient de sanc­tion­ner, ceux qui sont oisifs et n’aspirent pas au tra­vail8.

Troisième acte : grande métamorphose

En 1976, les com­mis­sions d’assistance publique (CAP), créées en 1925, cèdent la place à une autre ins­ti­tu­tion, les centres publics d’aide sociale (CPAS). Alors que la mis­sion fon­da­men­tale des CAP est de sou­la­ger et de pré­ve­nir la misère, la mis­sion des CPAS est « d’assurer aux per­sonnes et aux familles l’aide due par la col­lec­ti­vi­té9 ». L’aide sociale a main­te­nant pour but de per­mettre à cha­cun de mener une vie conforme à la digni­té humaine10. Le champ d’action de la soli­da­ri­té publique se voit élar­gi. Elle inter­vient désor­mais dans la sphère des droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels des indi­vi­dus et de leurs familles (cf. art. 23 de la Consti­tu­tion belge). À ce titre, l’emploi tem­po­raire consti­tue une forme d’aide sociale four­nie par le CPAS qui devient employeur. L’assistance publique peut à l’avenir inté­grer le mar­ché de l’emploi.

Quatrième acte : intégration au marché

Annon­cée par la loi du 12 jan­vier 1993 rela­tive au pro­gramme d’urgence pour une socié­té soli­daire, la loi du 26 mai 2002 ins­taure quant à elle un droit à l’intégration sociale en lieu et place d’un droit à un mini­mum de moyens d’existence11. Ce droit vise à garan­tir une par­ti­ci­pa­tion de cha­cun dans la vie sociale ; il s’agit de per­mettre à la per­sonne de s’insérer acti­ve­ment dans la socié­té12. Il peut prendre la forme d’un emploi et/ou d’un reve­nu d’intégration. Ce reve­nu mini­mum peut être condi­tion­né à l’acceptation d’un pro­jet indi­vi­dua­li­sé d’intégration sociale. En contre­par­tie de l’engagement de la per­sonne de s’insérer socia­le­ment, un reve­nu mini­mal lui est garan­ti13. Cette loi pré­voit éga­le­ment un droit à l’emploi pour une caté­go­rie de per­sonnes, à savoir celles âgées de moins de vingt-cinq ans. L’emploi peut être effec­tif (un contrat de tra­vail) ou poten­tiel (un pro­jet indi­vi­dua­li­sé qui pos­si­ble­ment mène à l’emploi). Les CPAS, rebap­ti­sés peu aupa­ra­vant centres publics de l’action sociale en lieu et place de centres publics d’aide sociale, sont char­gés d’assurer ce droit et se voient conco­mi­tam­ment attri­buer une mis­sion d’insertion pro­fes­sion­nelle. L’assistance publique s’organise désor­mais plei­ne­ment dans une logique de mar­ché. Les reve­nus mini­maux de sub­sis­tance se négo­cient par le biais d’un contrat. Par là même, l’assistance publique par­ti­cipe acti­ve­ment à la struc­tu­ra­tion du mar­ché de l’emploi au moyen de sa nou­velle mis­sion légale et en par­ti­cu­lier pour ce qui concerne les emplois les moins valo­ri­sés. En 2016, cette réa­li­té est ampli­fiée par les modi­fi­ca­tions appor­tées à la loi concer­nant le droit à l’intégration sociale14.

Acte cinq : grille de lecture

La vision de l’individu concer­né par la soli­da­ri­té natio­nale se trans­forme : de celui qui jouit d’un droit en tant que membre de la socié­té, il devient celui qui a recours à des ser­vices en vue d’être consi­dé­ré dans la socié­té, puis celui qui reçoit contre paie­ment des ser­vices dans la pers­pec­tive de faire par­tie de la socié­té. De citoyen, il devient consom­ma­teur puis client. Les CPAS maté­ria­lisent un patch­work de soli­da­ri­tés nor­ma­tives, soit celles issues du droit. Ce patch­work est consti­tué des dif­fé­rentes formes de soli­da­ri­té qui carac­té­risent le déve­lop­pe­ment de l’assistance publique.

Les soins médi­caux sont consa­crés aux indi­vi­dus pré­sents dans la cité. Par le biais de l’accès à l’aide médi­cale urgente, les per­sonnes qui séjournent illé­ga­le­ment en Bel­gique sont membres de la socié­té (citoyen).

Les CPAS offrent aus­si des ser­vices en fonc­tion de carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles qui en défi­nissent l’accès. Ces ser­vices visent à satis­faire les besoins essen­tiels de ces indi­vi­dus : une aide en nature tels les colis ali­men­taires, une aide à la ges­tion finan­cière, une aide admi­nis­tra­tive, une aide à domi­cile, une aide à l’apprentissage, une aide finan­cière… (consom­ma­teur).

Les condi­tion­na­li­tés de la soli­da­ri­té nor­ma­tive revoient éga­le­ment pour une part la pro­tec­tion et la recon­nais­sance des plus dému­nis vers le mar­ché des soli­da­ri­tés. À titre d’exemples, on intègre l’assistance au mar­ché de l’emploi, on déve­loppe des emplois à l’attention des béné­fi­ciaires et oriente de façon pri­vi­lé­giée vers les soli­da­ri­tés pro­fes­sion­nelles. On pro­pose un accom­pa­gne­ment inten­sif non seule­ment indi­vi­duel mais aus­si col­lec­tif à des femmes vivant une même réa­li­té, on crée ain­si un groupe ayant des inté­rêts par­ti­cu­liers sem­blables et on l’incite à déve­lop­per une soli­da­ri­té entre ses membres. On offre à un étu­diant béné­fi­ciaire du reve­nu d’intégration un accès à un loge­ment et, en contre­par­tie, il s’engage dans un pro­jet de soli­da­ri­té inter­gé­né­ra­tion­nel. Il s’agit en fait d’une manière de réta­blir le carac­tère rési­duaire de la soli­da­ri­té publique fon­dée davan­tage sur une logique uti­li­ta­riste et éco­no­mique que sur la morale (client).

Épilogue

Ces logiques sous-ten­dant l’évolution de l’assistance publique pro­duisent une forme de taxo­no­mie des per­sonnes consi­dé­rées par ces soli­da­ri­tés spé­ci­fiques. Le citoyen a le droit de vivre ; le consom­ma­teur a le droit d’exister (de vivre confor­mé­ment à la digni­té humaine); le client a le droit de se développer.

Cette grille de lec­ture per­met d’appréhender la manière dont se conçoit la jus­tice sociale. Elle ne répond plus stric­to sen­su à une éga­li­té des droits, mais plu­tôt à leur hié­rar­chi­sa­tion en fonc­tion des attri­buts du sujet. Cette grille offre une pos­si­bi­li­té de décryp­tage des dis­po­si­tifs légaux struc­tu­rant l’action sociale et des moda­li­tés d’expression des soli­da­ri­tés natio­nales. Elle consti­tue donc un outil pour l’analyse des poli­tiques de l’action sociale et de ses logiques sous-jacentes.

  1. Pau­gam S., Repen­ser la soli­da­ri­té, Presses uni­ver­si­taires de France, 2011.
  2. Van de Velde C., « Soli­da­ri­té », dans Pau­gam, S. (2010), Les 100 mots de la socio­lo­gie : « Que sais-je ? », n° 3870, Presses Uni­ver­si­taires de France.
  3. Groulx L. H., Reve­nu mini­mum garan­ti : com­pa­rai­son inter­na­tio­nale, ana­lyses et débats, Vol. 17, PUQ, 2005.
  4. Grell P. G., L’organisation de l’assistance publique, Contra­dic­tions, 1976.
  5. Ibi­dem.
  6. Groulx L. H., op. cit., 2005.
  7. Grell P. G., op. cit., 1976.
  8. Zamo­ra Var­gas D., « His­toire de l’aide sociale en Bel­gique », Poli­tique, 76, 2012, p. 40 – 45.
  9. .
  10. Ibi­dem.
  11. Loi du 26 mai 2002 concer­nant le droit à l’intégration sociale, Moni­teur belge, 31 juillet, p. 33610.
  12. Pro­jet de loi concer­nant le droit à l’intégration sociale, Expo­sés des motifs, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. Ord. 20012002, n° 501603/001, com­men­taires des articles.
  13. Frans­sen A., « Le sujet au cœur de la nou­velle ques­tion sociale », La Revue nou­velle, n° 12, 2003.
  14. Loi du 21 juillet 2016 modi­fiant la loi du 26 mai 2002 concer­nant le droit à l’intégration sociale, Moni­teur belge, 2 aout, p. 47094.

Diana Diovisalvi


Auteur

chercheuse au Centre de recherche en psychologie des organisations et des institutions (ULB)