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Grille de lecture de l’assistance publique
L’analyse de l’évolution des modalités de l’assistance publique et des logiques qui les sous-tendent dévoile des conceptions spécifiques de la solidarité. Ces logiques témoignent de la perception des individus concernés ou plus précisément des mécanismes structurant les rapports de domination.
D’un point de vue sociologique, « la solidarité constitue le socle de ce que l’on pourrait appeler l’homo sociologicus : l’homme lié aux autres et à la société non seulement pour assurer sa protection face aux aléas de la vie, mais aussi pour satisfaire son besoin vital de reconnaissance, source de son identité et de son humanité1 ». Telle que la solidarité épouse les différentes formes de lien : familiales, intergénérationnelles, sociales, citoyennes…2
Acte premier : secours public et emploi, les deux faces d’une même pièce
Fondée sur un principe de solidarité sociale et nationale, l’assistance publique a été affirmée au lendemain de la Révolution française. L’article 21 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Constitution du 24 juin 1793) stipule que « les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.3 » Secours public et emploi vont de pair et sont intimement liés à la condition de citoyen. Le travail n’est plus un privilège distribué sur la place de Grève, il est alors un droit qui, s’il n’est pas accessible, est « compensé » par un droit à des ressources permettant de subsister.
Deuxième acte : disjonction fondamentale
Au cours de l’histoire, les institutions et les organisations engagées à secourir les plus démunis se renouvèlent, les réformes se succèdent. L’assistance réajuste son action par rapport aux intérêts de l’ordre social dominant à un temps donné4. Suivant les époques, elle est traversée par certaines logiques et développe par conséquent certaines pratiques telles l’enfermement, l’exclusion, le travail forcé, la moralisation, etc.5 Selon Lionel-Henry Groulx, une tension entre les exigences de nature sociale, de répression et de prise en charge des situations d’indigence et de pauvreté traverse l’histoire de l’assistance publique6. Considérer l’assistance publique d’abord comme une institution revient à souligner à la fois l’inadéquation de ses pratiques par rapport à son objectif initial de lutte contre la pauvreté et l’importante cohérence de ses pratiques par rapport aux enjeux qui définissent les différentes époques de son existence7. En instituant l’assistance publique, on opère une disjonction entre le droit au travail et son corolaire le droit au secours public. Par la même, on constate la naissance d’une catégorisation des pauvres. En Belgique, la Commission royale pour la réforme de l’assistance publique mise sur pied en 1895 va déterminer différentes catégories de pauvres. Il y a les « bons » pauvres qu’il convient d’aider, ceux qui aspirent au labeur et n’ont pas la force de travailler ou ne trouvent pas les moyens de le faire et il y a les « mauvais » pauvres qu’il convient de sanctionner, ceux qui sont oisifs et n’aspirent pas au travail8.
Troisième acte : grande métamorphose
En 1976, les commissions d’assistance publique (CAP), créées en 1925, cèdent la place à une autre institution, les centres publics d’aide sociale (CPAS). Alors que la mission fondamentale des CAP est de soulager et de prévenir la misère, la mission des CPAS est « d’assurer aux personnes et aux familles l’aide due par la collectivité9 ». L’aide sociale a maintenant pour but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine10. Le champ d’action de la solidarité publique se voit élargi. Elle intervient désormais dans la sphère des droits économiques, sociaux et culturels des individus et de leurs familles (cf. art. 23 de la Constitution belge). À ce titre, l’emploi temporaire constitue une forme d’aide sociale fournie par le CPAS qui devient employeur. L’assistance publique peut à l’avenir intégrer le marché de l’emploi.
Quatrième acte : intégration au marché
Annoncée par la loi du 12 janvier 1993 relative au programme d’urgence pour une société solidaire, la loi du 26 mai 2002 instaure quant à elle un droit à l’intégration sociale en lieu et place d’un droit à un minimum de moyens d’existence11. Ce droit vise à garantir une participation de chacun dans la vie sociale ; il s’agit de permettre à la personne de s’insérer activement dans la société12. Il peut prendre la forme d’un emploi et/ou d’un revenu d’intégration. Ce revenu minimum peut être conditionné à l’acceptation d’un projet individualisé d’intégration sociale. En contrepartie de l’engagement de la personne de s’insérer socialement, un revenu minimal lui est garanti13. Cette loi prévoit également un droit à l’emploi pour une catégorie de personnes, à savoir celles âgées de moins de vingt-cinq ans. L’emploi peut être effectif (un contrat de travail) ou potentiel (un projet individualisé qui possiblement mène à l’emploi). Les CPAS, rebaptisés peu auparavant centres publics de l’action sociale en lieu et place de centres publics d’aide sociale, sont chargés d’assurer ce droit et se voient concomitamment attribuer une mission d’insertion professionnelle. L’assistance publique s’organise désormais pleinement dans une logique de marché. Les revenus minimaux de subsistance se négocient par le biais d’un contrat. Par là même, l’assistance publique participe activement à la structuration du marché de l’emploi au moyen de sa nouvelle mission légale et en particulier pour ce qui concerne les emplois les moins valorisés. En 2016, cette réalité est amplifiée par les modifications apportées à la loi concernant le droit à l’intégration sociale14.
Acte cinq : grille de lecture
La vision de l’individu concerné par la solidarité nationale se transforme : de celui qui jouit d’un droit en tant que membre de la société, il devient celui qui a recours à des services en vue d’être considéré dans la société, puis celui qui reçoit contre paiement des services dans la perspective de faire partie de la société. De citoyen, il devient consommateur puis client. Les CPAS matérialisent un patchwork de solidarités normatives, soit celles issues du droit. Ce patchwork est constitué des différentes formes de solidarité qui caractérisent le développement de l’assistance publique.
Les soins médicaux sont consacrés aux individus présents dans la cité. Par le biais de l’accès à l’aide médicale urgente, les personnes qui séjournent illégalement en Belgique sont membres de la société (citoyen).
Les CPAS offrent aussi des services en fonction de caractéristiques individuelles qui en définissent l’accès. Ces services visent à satisfaire les besoins essentiels de ces individus : une aide en nature tels les colis alimentaires, une aide à la gestion financière, une aide administrative, une aide à domicile, une aide à l’apprentissage, une aide financière… (consommateur).
Les conditionnalités de la solidarité normative revoient également pour une part la protection et la reconnaissance des plus démunis vers le marché des solidarités. À titre d’exemples, on intègre l’assistance au marché de l’emploi, on développe des emplois à l’attention des bénéficiaires et oriente de façon privilégiée vers les solidarités professionnelles. On propose un accompagnement intensif non seulement individuel mais aussi collectif à des femmes vivant une même réalité, on crée ainsi un groupe ayant des intérêts particuliers semblables et on l’incite à développer une solidarité entre ses membres. On offre à un étudiant bénéficiaire du revenu d’intégration un accès à un logement et, en contrepartie, il s’engage dans un projet de solidarité intergénérationnel. Il s’agit en fait d’une manière de rétablir le caractère résiduaire de la solidarité publique fondée davantage sur une logique utilitariste et économique que sur la morale (client).
Épilogue
Ces logiques sous-tendant l’évolution de l’assistance publique produisent une forme de taxonomie des personnes considérées par ces solidarités spécifiques. Le citoyen a le droit de vivre ; le consommateur a le droit d’exister (de vivre conformément à la dignité humaine); le client a le droit de se développer.
Cette grille de lecture permet d’appréhender la manière dont se conçoit la justice sociale. Elle ne répond plus stricto sensu à une égalité des droits, mais plutôt à leur hiérarchisation en fonction des attributs du sujet. Cette grille offre une possibilité de décryptage des dispositifs légaux structurant l’action sociale et des modalités d’expression des solidarités nationales. Elle constitue donc un outil pour l’analyse des politiques de l’action sociale et de ses logiques sous-jacentes.
- Paugam S., Repenser la solidarité, Presses universitaires de France, 2011.
- Van de Velde C., « Solidarité », dans Paugam, S. (2010), Les 100 mots de la sociologie : « Que sais-je ? », n° 3870, Presses Universitaires de France.
- Groulx L. H., Revenu minimum garanti : comparaison internationale, analyses et débats, Vol. 17, PUQ, 2005.
- Grell P. G., L’organisation de l’assistance publique, Contradictions, 1976.
- Ibidem.
- Groulx L. H., op. cit., 2005.
- Grell P. G., op. cit., 1976.
- Zamora Vargas D., « Histoire de l’aide sociale en Belgique », Politique, 76, 2012, p. 40 – 45.
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- Ibidem.
- Loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, Moniteur belge, 31 juillet, p. 33610.
- Projet de loi concernant le droit à l’intégration sociale, Exposés des motifs, Doc. Parl., Ch. Repr., sess. Ord. 20012002, n° 501603/001, commentaires des articles.
- Franssen A., « Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale », La Revue nouvelle, n° 12, 2003.
- Loi du 21 juillet 2016 modifiant la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, Moniteur belge, 2 aout, p. 47094.