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Grèves et service public

Numéro 9 Septembre 2011 par Michel Capron

septembre 2011

Ces der­niers temps, plu­sieurs mou­ve­ments de grève, dans les TEC wal­lons — et notam­ment à Liège — et à la SNCB ont cau­sé pas mal de remous par­mi les usa­gers de ces trans­ports publics et dans l’opinion publique en géné­ral. Ces évè­ne­ments sus­citent plu­sieurs réflexions liées au droit de grève et à la pra­tique du ser­vice public. Haro sur les « gré­vi­cul­teurs » Il […]

Le Mois

Ces der­niers temps, plu­sieurs mou­ve­ments de grève, dans les TEC wal­lons — et notam­ment à Liège — et à la SNCB ont cau­sé pas mal de remous par­mi les usa­gers de ces trans­ports publics et dans l’opinion publique en géné­ral. Ces évè­ne­ments sus­citent plu­sieurs réflexions liées au droit de grève et à la pra­tique du ser­vice public.

Haro sur les « gréviculteurs »

Il n’est pas anor­mal que des conflits sociaux aient lieu, dans les ser­vices publics comme dans les entre­prises pri­vées. C’est que, faute d’un dia­logue social et de solu­tions appro­priées à même de satis­faire, au moins en par­tie, les reven­di­ca­tions des uns (les syn­di­cats) et les exi­gences des autres (les employeurs), on débouche sur un conflit social, plus ou moins long et plus ou moins intense selon les cas. En ce qui concerne les ser­vices publics, et notam­ment les trans­ports en com­mun, la situa­tion est plus com­plexe puisque le troi­sième acteur, les usa­gers de ces ser­vices, se trouve en posi­tion de vic­time dans ces conflits. D’où les réac­tions indi­gnées, voire les attaques vio­lentes contre ces « gré­vi­cul­teurs » inca­pables de gérer leurs reven­di­ca­tions autre­ment que par des arrêts de tra­vail, par­fois annon­cés, par­fois « spon­ta­nés1 » ou « sau­vages » dont les usa­gers font, sans doute trop sou­vent, les frais. Les entre­prises dont les tra­vailleurs subissent les incon­vé­nients de ces grèves ne sont pas en reste comme en témoigne l’intervention éner­vée de V. Reu­ter, admi­nis­tra­teur-délé­gué de l’Union wal­lonne des entre­prises, lors de l’émission « Mise au point » du 19 juin, par­lant de cette « gré­vi­cul­ture » qui serait le mal wal­lon par excel­lence. Évi­dem­ment, on n’entend pas M. Reu­ter quand des direc­tions, comme chez Car­re­four, envoient huis­siers et forces de l’ordre pour cas­ser des piquets de grève dans des conflits assor­tis de pré­avis en bonne et due forme2.

En l’occurrence, un peu d’objectivité sera ici bien­ve­nue. Depuis le début de 2011, il n’y a pas plus de grèves en Wal­lo­nie qu’en Flandre et je serais même ten­té d’affirmer que la ten­dance inverse se pro­longe depuis quelques années. Il est cepen­dant vrai que la conflic­tua­li­té est rela­ti­ve­ment éle­vée ces der­niers temps, aus­si bien aux TEC qu’à la SNCB, dans cer­tains sec­teurs (par exemple le trans­port de mar­chan­dises à la SNCB) ou cer­taines régions (Liège et le Hai­naut pour les TEC). Ces mou­ve­ments témoignent d’une négo­cia­tion sociale par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile. De là à accré­di­ter l’idée que ces tra­vailleurs partent en grève pour un « oui » ou pour un « non », il y a une limite que je ne fran­chi­rai pas3. Il est tou­te­fois vrai que la situa­tion dans les trans­ports en com­mun est par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe. Il ne fau­drait en effet pas perdre de vue que les grèves dans ces sec­teurs affectent par­ti­cu­liè­re­ment des popu­la­tions pré­caires et des gens à petit reve­nu ne dis­po­sant guère d’autres moyens de trans­port. Par ailleurs, si à la suite d’un excès de conflits, une par­tie des usa­gers en venait à délais­ser les trans­ports en com­mun pour en reve­nir à la voi­ture, le pré­ju­dice pour­rait être double : moins de tra­vail pour les agents et donc des risques d’éventuelles pertes d’emplois et un regain d’émissions de CO2 que les trans­ports en com­mun ont pré­ci­sé­ment comme objec­tif de réduire.

Pour des grèves annoncées et proportionnées aux conflits

Il me paraît pri­mor­dial que les usa­gers des trans­ports en com­mun ne soient pas assi­mi­lés à une masse de manœuvre mani­pu­lée par les par­ties en conflit. Cela implique des règles de conduite de part et d’autre. Aux employeurs on serait ten­té de recom­man­der un esprit d’ouverture plus flexible face aux reven­di­ca­tions des tra­vailleurs et de leurs orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Il n’est, par exemple, pas nor­mal que le pro­blème des méca­ni­ciens du TEC lié­geois soit res­té sans solu­tion depuis 2005 : on peut donc com­prendre leur exas­pé­ra­tion. De même, il a fal­lu plu­sieurs mou­ve­ments de grève pour que la direc­tion de la SNCB prenne en compte et accepte de dis­cu­ter des pro­blèmes liés à la pri­va­ti­sa­tion de la SNCB Logis­tics (ancien­ne­ment b‑cargo). Une solu­tion négo­ciée à temps est de loin pré­fé­rable à des déci­sions ou des refus impo­sés hors de toute concertation.

Aux orga­ni­sa­tions syn­di­cales on pour­rait indi­quer deux pistes sus­cep­tibles de redo­rer quelque peu l’image d’un ser­vice public sin­gu­liè­re­ment ter­nie. D’une part, une infor­ma­tion cor­recte et péda­go­gique dif­fu­sée à temps aux usa­gers et expli­quant les enjeux du conflit est indis­pen­sable si elles veulent ados­ser leur rap­port de force au sou­tien des usa­gers. Or cela n’est pos­sible que via la dis­tri­bu­tion préa­lable et mas­sive de tracts expli­ca­tifs, au moins aux navet­teurs et aux uti­li­sa­teurs habi­tuels des bus ou trams (les éco­liers et étu­diants par exemple), les pre­miers concer­nés, même si cela entraine des incon­vé­nients en termes de mobi­li­té. Il s’agit que ces der­niers com­prennent la per­ti­nence des motifs de la grève et puissent d’une cer­taine manière y adhérer.

Cela implique tou­te­fois, d’autre part, que le mou­ve­ment de grève soit pro­por­tion­né aux rai­sons qui l’ont déclen­ché. Ce ne fut sans doute pas le cas de la der­nière grève au TEC-Liège. Était-il donc impos­sible d’imaginer un sys­tème de grèves tour­nantes par sec­teur géo­gra­phique avec infor­ma­tion préa­lable des pas­sa­gers ? De même, dans un cer­tain nombre de cas d’agressions à l’encontre de chauf­feurs ou d’accompagnateurs de train, un mou­ve­ment de grève spon­ta­né sous l’émotion de voir une ou un col­lègue vic­time de coups ou d’autres formes d’agression peut tout à fait se com­prendre. L’arrêt de tra­vail devrait cepen­dant être limi­té dans le temps et cir­cons­crit à la ligne concer­née avec une infor­ma­tion appro­priée. Il est par ailleurs évident que la mul­ti­pli­ca­tion des agres­sions doit engen­drer l’exigence d’une négo­cia­tion plus glo­bale concer­nant les moyens les plus effi­caces à même de garan­tir la sécu­ri­té des agents des trans­ports en commun.

Les mythes : service minimum et privatisation

Les par­tis de droite et de centre-droit agitent régu­liè­re­ment le slo­gan du ser­vice mini­mum (si néces­saire avec réqui­si­tion des agents) dans les trans­ports en com­mun à l’instar de ce qui se pra­tique dans les hôpi­taux ou à la RTBF. Or les ministres concer­nés, aus­si bien Inge Ver­votte pour les entre­prises publiques auto­nomes que Phi­lippe Hen­ry pour les TEC wal­lons, ont déjà plus d’une fois sou­li­gné com­bien ce sys­tème était impra­ti­cable. Ima­gi­nez que l’on fasse rou­ler un train, un bus ou un tram sur deux ou trois aux heures de pointe : le conflit dégé­nè­re­rait en bagarres entre usa­gers, ce qui n’est tout de même pas l’objectif visé ! Par ailleurs, les syn­di­cats font remar­quer qu’il s’agirait là d’une limi­ta­tion du droit de grève qui res­trein­drait d’autant l’impact de leur mou­ve­ment par rap­port aux employeurs.

Autre « solu­tion » pré­co­ni­sée : pour­quoi ne pas pri­va­ti­ser l’ensemble des trans­ports publics ? Les sup­por­teurs de cette alter­na­tive argüent du fait que là où les lignes de bus sont sous-trai­tées à des exploi­tants pri­vés il y a bien moins de grèves. Mais quelles y sont les condi­tions de tra­vail ? Par ailleurs, au-delà du rap­port 50 – 50 entre exploi­tants pri­vés et employeur public, les direc­tives de l’Union euro­péenne imposent une pri­va­ti­sa­tion com­plète du ser­vice de trans­port de voya­geurs. Quant à la SNCB, elle devra d’ici quelque temps se pré­pa­rer à l‘ouverture à la concur­rence. Pour ce qui est du fret, SNCB Logis­tics est déjà pri­va­ti­sée avec comme pre­mière consé­quence le déman­tè­le­ment pro­gres­sif du réseau de sites mar­chan­dises wal­lons, à com­men­cer par Ronet et un recen­trage impor­tant du trans­port de conte­neurs à par­tir d’Anvers. Il reste que, si pri­va­ti­sa­tion il devait y avoir, les consé­quences seraient une pres­sion accrue à la pro­duc­ti­vi­té et à la flexi­bi­li­té avec des sta­tuts revus à la baisse pour les tra­vailleurs et une hausse des tarifs pour les voya­geurs. Sans comp­ter qu’il y aurait lieu de s’interroger sur le deve­nir du ser­vice public dans cette confi­gu­ra­tion pure­ment mar­chande. Une pri­va­ti­sa­tion ne serait à mon sens béné­fique ni pour les usa­gers ni pour les travailleurs.

Réhabiliter la négociation sociale

Une sor­tie de la situa­tion actuelle dans les trans­ports en com­mun, en par­ti­cu­lier dans les TEC wal­lons, ne peut s’envisager que si les par­ties en pré­sence reviennent à un réel dia­logue social où, avant de déci­der, on prend le temps de s’écouter. La situa­tion dans les TEC serait sans doute sim­pli­fiée si, au lieu de cinq direc­tions régio­nales dont le fonc­tion­ne­ment et les déci­sions varient selon les régions, le futur contrat de ges­tion défi­nis­sait une struc­ture uni­fiée : une SRWT com­pé­tente pour l’ensemble des pro­blèmes et inter­lo­cu­teur unique dans les négo­cia­tions sociales. Que l’on mette par ailleurs fin une fois pour toutes aux séquelles de la fusion des deux com­pa­gnies de trans­port publiques anté­rieures : même sta­tut, même salaire, mêmes condi­tions de tra­vail pour tous.

Côté syn­di­cal, il y aurait sans doute lieu d’instaurer plus de rigueur dans la ges­tion des mou­ve­ments de grève, afin de les rendre plus per­ti­nents, plus effi­caces et plus com­pré­hen­sibles (à défaut d’être faci­le­ment accep­tables) pour les usa­gers. Au lieu d’être constam­ment irri­tés par ces arrêts de tra­vail, ces der­niers pour­raient être ame­nés à mieux appré­cier le ser­vice qui leur est ren­du quo­ti­dien­ne­ment par des agents exer­çant un métier qui n’est pas tou­jours de tout repos. N’oublions tout de même pas que les détrac­teurs des TEC ou de la SNCB s’attaquent éga­le­ment au ser­vice public, c’est-à-dire au ser­vice ren­du à tous les publics, nan­tis ou dému­nis, une notion que la vague néo­li­bé­rale actuelle au sein de l’Union euro­péenne semble vou­loir mettre sous le bois­seau. Tout cela n’exclut évi­dem­ment pas qu’il faille encore réa­li­ser bien des pro­grès pour que ce ser­vice public soit pres­té d’une manière plus opti­male que ce n’est le cas à l’heure actuelle.

  1. Est répu­té « spon­ta­né » un mou­ve­ment de grève déclen­ché sans pré­avis, mais recon­nu par la suite par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Par contre, une grève du même genre est qua­li­fiée de « sau­vage » quand elle n’est ni recon­nue ni indem­ni­sée par les syndicats.
  2. Voir M. Capron, « Trois conflits dans des groupes mul­ti­na­tio­naux : AB Inbev, Car­re­four, Brink’s », Cour­rier heb­do­ma­daire, Crisp, n° 2090 – 2091, 2011.
  3. Les pro­pos à courte vue de M. Goblet, pré­sident de la FGTB Liège-Huy-Waremme, affir­mant que la grève était ins­crite dans le tem­pé­ra­ment lié­geois ne peuvent, par contre, que nour­rir l’impression (fausse) que tout peut être pré­texte à des grèves comme celles du TEC-Liège.

Michel Capron


Auteur

Michel Capron était économiste et professeur émérite de la Faculté ouverte de politique économique et sociale ([FOPES) à l'Université catholique de Louvain.