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“Grève au finish”: autopsie d’un fantôme

Numéro 1 - 2015 par Simon Tourol

janvier 2015

L’information est-elle une chose trop sérieuse pour en confier le trai­te­ment à des jour­na­listes ? Les 8 et 9 décembre 2014, la réponse s’imposait. Hélas. Au soir puis encore au len­de­main de la der­nière des grèves tour­nantes dans le pays, un « pré­avis de grève pre­nant cours le 16 décembre pour une durée illi­mi­tée » deve­nait dans plu­sieurs médias l’annonce d’une […]

Le Mois

L’information est-elle une chose trop sérieuse pour en confier le trai­te­ment à des jour­na­listes ? Les 8 et 9 décembre 2014, la réponse s’imposait. Hélas. Au soir puis encore au len­de­main de la der­nière des grèves tour­nantes dans le pays, un « pré­avis de grève pre­nant cours le 16 décembre pour une durée illi­mi­tée » deve­nait dans plu­sieurs médias l’annonce d’une « grève au finish ». Par quel sor­ti­lège la réa­li­té fut-elle à ce point tor­due pour conta­mi­ner ensuite les ondes, les écrans et le web ? L’histoire est la par­faite et mal­heu­reuse illus­tra­tion d’un qua­druple phé­no­mène : le mimé­tisme média­tique, la sur­en­chère, la dic­ta­ture de la rapi­di­té et le condi­tion­ne­ment idéologique.

Lun­di 8 décembre, la CGSP — au sein de la FGTB, la cen­trale géné­rale des ser­vices publics — dépose donc un pré­avis pour une durée illi­mi­tée à par­tir du 16 décembre. Par cette mesure pré­ven­tive, le syn­di­cat socia­liste couvre les éven­tuelles actions de grève qu’elle déci­de­rait dans la fonc­tion publique et les entre­prises publiques auto­nomes après la grève natio­nale du 15 décembre. L’agence Bel­ga dif­fuse une pre­mière dépêche à 15h17, titrée « La CGSP dépose un pré­avis de grève à par­tir du 16 décembre ». À 15h34, elle déve­loppe le sujet en titrant cette fois « La CGSP dépose un pré­avis de grève d’une durée illi­mi­tée à par­tir du 16 décembre ». Plu­sieurs sites inter­net de médias reprennent la dépêche sans rien modi­fier au texte et au titre. Plu­sieurs, mais pas tous. Le pre­mier déra­page va se pro­duire à la rédac­tion en ligne de La Der­nière Heure. Le jour­na­liste de ser­vice trouve-t-il le titre trop plat ? Il ignore en tout cas ce qu’est un pré­avis à durée illi­mi­tée et, rap­pro­chant sans doute men­ta­le­ment les mots « grève » et « durée illi­mi­tée », il en conclut que « La CGSP fait pla­ner le spectre de la “grève au finish” au-des­sus de la Bel­gique », titre pla­qué sur le texte de Bel­ga mis en ligne à 17h53.

L’interprétation erro­née va alors se répandre comme un virus fou­droyant. Sur les ondes de Bel-RTL, à 17h59, le jour­na­liste, qui n’a rien d’un débu­tant, annonce ses invi­tés, Marc Goblet pour la FGTB et Oli­vier Valen­tin pour la CGSLB. Il le pré­cise d’emblée : « On par­le­ra de cette grève au finish annon­cée à par­tir du 16 décembre. » Jingle, météo. Retour à l’antenne du jour­na­liste. « Marc Goblet, Bon­soir. Alors, cette grève au finish annon­cée par votre syn­di­cat à par­tir du 16 décembre… La grève arme ultime devient une arme banale ? » Le syn­di­ca­liste rec­ti­fie et pré­cise aus­si­tôt à l’intervieweur la nature et le sens de ce pré­avis. Jingle, info de 18 heures. La jour­na­liste qui les pré­sente n’a mani­fes­te­ment pas écou­té — ou com­pris — Marc Goblet. À 18h02, cela repart pour un tour : « La grève géné­rale du 15 décembre n’a même pas encore eu lieu que déjà la CGSP passe à la vitesse supé­rieure. Le syn­di­cat a dépo­sé un pré­avis de grève au finish à par­tir du 16 décembre»… 

Au même moment, le groupe Sud­presse, où on doit sans doute sur­veiller en per­ma­nence le site de La DH, met en ligne à 18h02 la dépêche Bel­ga, avec ce titre mai­son : « Bien­tôt une grève au finish ? La CGSP dépose un pré­avis de grève illi­mi­té à par­tir du 16 décembre ». Le point d’interrogation n’est ici qu’une figure de style et non pas la marque d’un doute qui aurait dû sai­sir n’importe quel jour­na­liste avi­sé. Ima­gine-t-on une cen­trale syn­di­cale par­tir seule dans une grève au finish de plu­sieurs semaines au moins ? Pour faire annu­ler un accord gou­ver­ne­men­tal ? Au risque de vider ses caisses de grèves ou de devoir capi­tu­ler en rase cam­pagne, s’affaiblissant alors consi­dé­ra­ble­ment pour le res­tant de la légis­la­ture ? Il est vrai, à la décharge de la presse, que cette curieuse hypo­thèse d’une grève au finish avait été évo­quée par Marc Goblet lui-même ! C’était sur les antennes de La Pre­mière (RTBF), le same­di 22 novembre, donc avant la pre­mière des grèves tour­nantes par pro­vince. Le secré­taire géné­ral de la FGTB venait d’annoncer des réac­tions syn­di­cales. « Quelle réac­tion ? Grève géné­rale au finish ? », avait alors deman­dé le jour­na­liste. « Tout à fait, oui. Si le gou­ver­ne­ment n’ouvre pas la vraie concer­ta­tion […] alors oui nous irons au finish ! », avait répon­du le Don Qui­chotte syn­di­cal sans doute embal­lé par sa propre rhé­to­rique. Mais au len­de­main du pré­avis de la CGSP, seule La Libre Bel­gique fera allu­sion à cette décla­ra­tion. À l’évidence, les inter­pré­ta­tions tron­quées des autres médias ne devaient rien à ces pro­pos vieux de deux semaines.

À une lettre près

Reve­nons au lun­di 8 décembre. Le fan­tôme de la « grève au finish » n’a pas fini de déam­bu­ler dans les médias. On va le ren­con­trer dans les jour­naux télé­vi­sés, sous une forme plus floue, mais tout aus­si trou­blante. Au 19 heures de RTL-TVI, pas d’annonce catas­trophe, mais un ban­deau à l’écran qui affiche « Pré­avis de grève illi­mi­tée ». Ça ne fait qu’une lettre de trop, une erreur de frappe en somme. Mais le fémi­nin change tout. Ce n’est plus le pré­avis, mais la grève qui est ain­si illi­mi­tée. La véri­té tient par­fois aus­si à une seule lettre de l’alphabet.

Au JT d’en face, à 19h30, le fan­tôme se glisse au détour d’une simple phrase, ver­bale cette fois. Le pré­sen­ta­teur annonce le pré­avis de la CGSP par ces mots : « Une grève n’est pas encore ter­mi­née qu’une autre s’annonce, plus dure…»

Le mar­di 9 décembre, c’est sans sur­prise qu’on lira dans La Der­nière Heure que la CGSP « laisse pla­ner le spectre de la grève au finish ». Il y a du sui­vi entre le site web et le papier, même dans l’erreur. Mais la radio n’était pas en reste. Michel Meyer, pré­sident de la CGSP, est l’invité de Matin Pre­mière (RTBF). À 8h15, le jour­na­liste l’interpelle sur « l’appel à la grève illi­mi­tée ». Michel Meyer répond aus­si­tôt par une « mise au point » (ce sont ses termes) expli­quant que ce n’est pas la grève, mais le pré­avis qui est illi­mi­té. En fin d’entretien, le jour­na­liste remer­cie son invi­té, « pré­sident de la CGSP qui a donc dépo­sé un pré­avis pour une grève illi­mi­tée ». L’auditeur stu­pé­fait écrase un poing rageur sur son tran­sis­tor ou passe sur Radio Alaska.

Nourrir le monstre

Qua­druple symp­tôme, écri­vions-nous. Dans le pipe­line où l’info coule à flots, celle qui fait les plus gros bouillons entraine les autres. Et le tout pol­lué finit par tour­ner en boucle. Pour­quoi cette info-là et pas l’autre, celle qui disait vrai ? Parce que la menace d’une grève au finish qui para­ly­se­rait long­temps le pays est autre­ment plus sexy et plus effrayante que l’inverse. Une belle menace, c’est tou­jours bon à prendre au moment où s’éloigne la han­tise d’un manque d’électricité et d’une nou­velle grippe aviaire. La sur­en­chère était d’autant plus ten­tante qu’elle rentre bien dans un moule du prêt à pen­ser : ces salauds de gré­vistes vont oser frap­per plus fort encore ; ce salo­pard de gou­ver­ne­ment va se prendre la raclée de sa vie. La lec­ture idéo­lo­gique chez les jour­na­listes n’est peut-être pas consciente, mais elle est tel­le­ment por­tée par les évè­ne­ments eux-mêmes qu’elle en devient comme inévi­table sur le non-évè­ne­ment aus­si. Et puisqu’il faut aller vite — impé­ra­tif majeur sans autre fon­de­ment que lui-même — l’annonce d’une grève illi­mi­tée ne sera ni véri­fiée ni ana­ly­sée. Sa répé­ti­tion suf­fit à nour­rir le monstre média­tique si vorace.

Simon Tourol


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