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Gouverner le capitalisme avec les capitalistes ?

Numéro 5 Mai 2013 par Pierre Ansay

mai 2013

Pour répondre aux défis de la mon­dia­li­sa­tion, la ges­tion des entre­prises ne peut plus être lais­sée aux seuls capi­ta­listes. Libé­raux et mar­xistes par­tagent une vision com­mune de l’entreprise où cha­cun pour­suit son inté­rêt propre : les patrons, leur pro­fit, et les tra­vailleurs, leur salaire. Cette vision réduc­trice ne prend pas en compte la réa­li­té des entre­prises et la diver­si­té des inves­tis­se­ments des uns et des autres. Démo­cra­ti­ser la gou­ver­nance passe par l’instauration du « bica­mé­ra­lisme », une chambre étant consti­tuée de repré­sen­tants du capi­tal finan­cier, et l’autre, de repré­sen­tants syndicaux.

« La Répu­blique de Pla­ton est un exemple soi-disant écla­tant de per­fec­tion ima­gi­naire qui ne peut prendre nais­sance que dans le cer­veau d’un pen­seur oisif […]. Mais il vau­drait mieux s’attacher davan­tage à cette pen­sée et […] faire de nou­veaux efforts pour la mettre en lumière, que de la reje­ter comme inutile, sous ce très misé­rable et fâcheux pré­texte qu’elle est impra­ti­cable. Une consti­tu­tion ayant pour but la plus grande liber­té humaine fon­dée sur des lois qui per­met­traient à la liber­té de cha­cun de pou­voir sub­sis­ter en accord avec celle des autres, c’est là au moins une idée néces­saire, qui doit ser­vir de prin­cipe non seule­ment aux pre­miers plans que l’on esquisse d’une consti­tu­tion poli­tique, mais encore à toutes les lois, et dans laquelle on doit faire abs­trac­tion de tous les obs­tacles pré­sents, les­quels résultent peut-être moins inévi­ta­ble­ment de la nature humaine, que du mépris des vraies idées en matière de légis­la­tion. » Kant, Cri­tique de la rai­son pure, p.318.)

La pen­sée d’Isabelle Fer­re­ras1 est une pen­sée géné­reuse, intel­li­gente. Basé sur plu­sieurs études de ter­rain, son livre fait signe vers des trans­for­ma­tions de la sphère entre­pre­neu­riale orien­tées par la jus­tice. Les tra­vailleurs sont de mieux en mieux for­més, ils dési­rent et pro­duisent davan­tage le pro­ces­sus et la rela­tion de tra­vail2, ils sont mieux repré­sen­tés, sou­vent pro­prié­taires de leur outil de tra­vail et exercent leur métier en pré­sence des citoyens tiers que sont les clients. Certes, les signes des temps, droi­ti­sa­tion de la classe ouvrière3, recul récent des socia­listes fran­çais sur la ques­tion de la natio­na­li­sa­tion de la sidé­rur­gie, fer­me­tures d’usines, délo­ca­li­sa­tions, parlent contre la géné­ro­si­té pros­pec­tive de l’auteure, mais comme l’écrit Höl­der­lin, là où git le dan­ger, croît aus­si ce qui sauve. Là où les excès des patrons capi­ta­listes les décon­si­dèrent aux yeux mêmes de leurs thu­ri­fé­raires, le pay­sage de légi­ti­ma­tion change son logi­ciel, et c’est l’immense mérite de Fer­re­ras que de pré­sen­ter le pay­sage à venir de la citoyen­ne­té indus­trielle. Dom­mage par ailleurs dans ce théâtre d’affrontement que la cri­tique mar­xiste soit plus myope encore que ceux qu’elle ima­gine encore comme ses adver­saires. Avec Fer­re­ras, nous res­pi­rons bien frais sur les hau­teurs d’une pen­sée solide à la pros­pec­tive assurée.

Le capital : une domination illégitime

Par un coup de force enra­ci­né dans l’histoire du capi­ta­lisme, seuls les appor­teurs de leurs4 capi­taux sont encore aux manettes pour diri­ger les entre­prises. « À l’heure où le capi­ta­lisme a pris l’ascendant sur les États, au moment où les firmes mon­dia­li­sées édictent leurs propres règles et pra­tiquent dum­ping social et shop­ping juri­dique entre les légis­la­tions qui leur sont les plus favo­rables, le gou­ver­ne­ment du capi­ta­lisme ne peut plus être lais­sé aux seules mains des capi­ta­listes5. » L’auteure a bien rai­son d’insister sur l’illégitimité crois­sante, sur la mon­tée en force d’un rap­port social de désap­pro­ba­tion des modes de gou­ver­nance de l’entreprise post­mo­derne. Les tra­vailleurs mettent en œuvre, dans un contexte de riva­li­té avec le patro­nat, des com­pé­tences tech­niques, éco­no­miques, sociales et poli­tiques qui, l’expérience le démontre, s’avèrent sou­vent plus per­ti­nentes dans la gou­ver­nance entre­pre­neu­riale que celles des fon­dés de pou­voir « d’un » capi­tal — qui est un par­mi d’autres. L’indiquer autre­ment : les patrons ne font plus sérieux, le voile de Maya se déchire, le maitre des forges, l’entrepreneur ascé­tique, l’agité du cha­peau schum­pé­té­rien pou­vaient béné­fi­cier d’un res­pect cer­tain. Ces ascètes créa­teurs, même rapaces, ont lais­sé la place à des truands jouis­seurs à courte vue et à des fabri­cants d’inutile. L’information cir­cule par­tout, et récem­ment, au Qué­bec, un tra­vail jour­na­lis­tique de haute qua­li­té montre l’immoralité cri­mi­nelle de grandes entre­prises minières cana­diennes à l’œuvre au Congo, minant le sérieux moral qu’elles s’étaient attri­bué par une auto-labé­li­sa­tion éthique. L’encastrement cultu­rel et social6 qui légi­ti­mait les rela­tions serves s’effrite à due pro­por­tion de l’augmentation des capi­taux dont dis­posent les tra­vailleurs. Gou­ver­ner le capi­ta­lisme autre­ment au lieu de s’y oppo­ser dans le théâtre d’opération qu’il impo­sait, chan­ger de para­digme conflic­tuel et d’objectifs stra­té­giques, il s’agit là d’un coup de ton­nerre social dou­blé d’une révo­lu­tion coper­ni­cienne poli­tique : il ne s’agirait plus de lut­ter contre le capi­ta­lisme, mais de le gou­ver­ner autre­ment.

Une conception réductrice de l’entreprise

« L’histoire des idées a engen­dré une situa­tion para­doxale : libé­raux et mar­xistes par­tagent une concep­tion jumelle de l’entreprise — l’entreprise serait une orga­ni­sa­tion struc­tu­rée autour d’une logique stric­te­ment ins­tru­men­tale7 ». Fer­re­ras pour­suit : « La logique est symé­trique : la ratio­na­li­té qui anime le tra­vailleur est tout autant ins­tru­men­tale que celle qui anime l’investisseur en capi­tal, les deux caté­go­ries d’acteurs pour­sui­vant leur self-inter­est […] le sala­rié accom­plit un tra­vail, y consa­crant le moins d’efforts pos­sibles, en vue de la (sur)vie en dehors du tra­vail, par exemple les loi­sirs, que celui-ci lui per­met­tra8. » Dans ce sché­ma réduc­teur, l’entreprise est le lieu de conjonc­tion entre les appor­teurs de capi­taux et les appor­teurs de force de tra­vail. Cha­cune des deux par­ties, struc­tu­rel­le­ment oppo­sées, serait ani­mée par des visées pure­ment ins­tru­men­tales, le patro­nat et ses fon­dés de pou­voir moti­vés par le retour sur inves­tis­se­ment, les tra­vailleurs par l’obtention d’un salaire. Dans cette pers­pec­tive, l’entreprise n’est qu’un moyen, autant pour le patron que pour le tra­vailleur : pour les uns, si le retour est insuf­fi­sant, on délo­ca­lise, et pour les autres, comme l’affirmait Émile Pou­get9, « À mau­vaise paye, mau­vais travail ».

Pour Marx, le tra­vailleur est à prio­ri alié­né dans le pro­ces­sus de tra­vail parce qu’il est cen­sé n’y être que l’instrument du capi­ta­liste. Son tra­vail ne serait qu’un simple ins­tru­ment pour sa sur­vie. Cette concep­tion muti­lante de ce qui se vit, se trame, s’aime et se hait dans l’entreprise, autant comme pro­ces­sus éco­no­mique que comme milieu de vie pro­duit par les co-dési­rs ren­voie dos à dos l’étroitesse des concep­tions mar­xiste et capi­ta­liste de l’économie. Dans l’entreprise ne se pro­dui­raient que des biens et ser­vices, mais curieu­se­ment pas de culture ni davan­tage de vio­lences, de contrats ou d’invention de soi avec les autres et sur­tout pas de sub­jec­ti­vi­tés dési­rantes, ima­gi­na­tives et créa­tives10. Les pro­po­si­tions de Fer­re­ras s’inscriront, on le ver­ra, dans une pers­pec­tive d’économie géné­rale en oppo­si­tion avec cette éco­no­mie res­treinte limi­tée à l’instrumental.

Justification et persistance du pouvoir domestique

La jus­ti­fi­ca­tion de la domi­na­tion des appor­teurs en capi­tal sur les appor­teurs en tra­vail sou­tient que le patron, béné­fi­ciaire prin­ci­pal de la ratio­na­li­té entre­pre­neu­riale, est objec­ti­ve­ment inté­res­sé au déploie­ment opti­mal de cette ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. Les inves­tis­seurs en tra­vail seraient moti­vés par la maxi­mi­sa­tion de leur inté­rêt per­son­nel, en feraient le moins pos­sible. À en croire les patrons, ils seraient pol­lués par des consi­dé­ra­tions qui aggravent encore l’irrationalité de leurs juge­ments, émo­tions et autres affects qui les lient à l’histoire de leur entre­prise : c’est vrai, les ouvriers pleurent quand leur entre­prise ferme, quelle erreur ! Ces pleurs émo­tifs se trompent ! D’où la jus­ti­fi­ca­tion du pou­voir domes­tique exer­cé par le patro­nat : « Il s’agit d’un mode d’exercice du pou­voir où le “chef” règne sans avoir besoin de jus­ti­fier ses ordres, cepen­dant que ses exé­cu­tants, qu’il s’agisse de ses sala­riés, de ses domes­tiques, voire de ses esclaves, exé­cutent […] ; la force de sa légi­ti­mi­té vient de ce qu’il est consi­dé­ré comme étant le mode le plus adé­quat, le plus effi­cace, pour mettre en œuvre la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale11. » Un accord cadre uni­rait les tra­vailleurs à la Marx et les patrons libé­raux : on vient dans l’entreprise pour se faire du fric, salaire d’un côté et retour sur inves­tis­se­ment pour l’autre et puis basta !

L’entreprise est une institution politique

La poli­tique ne s’arrête pas, insiste Fer­re­ras, aux portes de l’entreprise, elle s’y déploie. L’entreprise est un lieu d’affrontement, de débat, voire de com­pro­mis coopé­ra­tif entre une ratio­na­li­té éco­no­mique-ins­tru­men­tale et une ratio­na­li­té poli­tique. Les acteurs qui com­posent l’entreprise ne se jus­ti­fient pas à par­tir des mêmes hori­zons de signi­fi­ca­tion. Les mana­geurs, les action­naires et les tra­vailleurs ne dis­posent pas des mêmes hori­zons de sens et de vali­da­tion de leurs com­por­te­ments. La force du livre de Fer­re­ras est de miner la cohé­rence et la jus­ti­fi­ca­tion des capi­ta­listes libé­raux, eux qui ne cessent de chan­ter les louanges d’une citoyen­ne­té qui, pour eux, doit s’arrêter sin­gu­liè­re­ment à la porte des entre­prises. La domi­na­tion domes­tique qu’exercent patro­nat et action­na­riat sur les tra­vailleurs est vali­dée par l’option étroite de la concep­tion mar­xiste de l’entreprise : un lieu d’affrontement pour la cap­ta­tion de la plus-value. L’activité de tra­vail au sein de l’entreprise est pour­tant bien plus com­plexe qu’une loca­tion de sa force de tra­vail en vue de conqué­rir un salaire : certes, on y gagne sa vie, mais on y construit aus­si son auto­no­mie et son monde : les fémi­nistes l’ont mieux com­pris que tout le monde. Tra­vailler, c’est aus­si se sen­tir utile à quelques-uns, voire à l’entreprise, ou davan­tage encore à la socié­té. Le tra­vailleur sala­rié est recon­nu pour la valeur de sa contri­bu­tion au monde. Le phi­lo­sophe Michael Wal­zer a bien rai­son de décrire la condi­tion du chô­meur comme celle d’un exi­lé, vic­time d’un ostra­cisme social, condam­né à l’infamie sociale sans juge­ment. Tra­vailler enfin, c’est faire quelque chose d’inté­res­sant, inter esse, faire que l’entre-deux soit riche. L’histoire des rela­tions de tra­vail témoigne de ces muta­tions pro­gres­sives : le patro­nat du XIXe siècle mobi­li­sait les tra­vailleurs à coup d’affects de tris­tesse, de crainte, de peur. Le patro­nat du com­pro­mis for­diste leur concède des occa­sions de joie à l’extérieur du pro­ces­sus de tra­vail par l’augmentation des salaires et l’accès à la consom­ma­tion, le patro­nat post­mo­derne four­nit des occa­sions de joie, en per­met­tant aux tra­vailleurs de dési­rer au sein du pro­ces­sus de tra­vail, le tra­vail deve­nant une entre-prise, une mobi­li­sa­tion des dési­rs, mais «…le para­doxe contem­po­rain du capi­ta­lisme tient à ce que, au moment même où il s’efforce de sophis­ti­quer ses méthodes pour déve­lop­per le sala­riat content, il le mal­traite à des échelles et des inten­si­tés inouïes depuis des décen­nies12 ».

Les travailleurs mettent en œuvre leurs capitaux

Le tra­vailleur ne vient pas dans l’entreprise qu’avec sa force de tra­vail : il y apporte ses propres capi­taux, ses accu­mu­la­tions per­son­nelles, de savoir, de savoir-faire, de savoir-être, de savoir se com­por­ter avec les autres. L’économiste Lor­don voit dans l’entreprise l’affrontement, voire la coopé­ra­tion entre les dési­rs patro­naux et sala­riaux. Dès lors, pre­nons atten­tion à la mon­tée en force du tra­vail affec­tif, cura­tif, rela­tion­nel, thé­ra­peu­tique dans la socié­té de la connais­sance et de la rela­tion. Ce tra­vail pro­duit du bien-être, du plai­sir, de la satis­fac­tion, de l’excitation et de la pas­sion. Il pro­duit aus­si de la socia­li­té, crée et entre­tient des réseaux. Il pro­duit enfin de la rela­tion logique, c’est l’intégration de l’informatique dans les réseaux de pro­duc­tion, c’est le tra­vail sym­bo­lique dans l’analyse et la pro­duc­tion des don­nées, et c’est le tra­vail de mani­pu­la­tion et de contact avec comme cible l’être humain : « La coopé­ra­tion est com­plè­te­ment imma­nente à l’activité de tra­vail elle-même13 ». Les anciennes divi­sions mises en œuvre par le mar­xisme, à savoir le capi­tal constant fait de machines et le capi­tal variable fait de main‑d’œuvre volent en éclats, parce que la machi­ni­sa­tion de l’homme et la spi­ri­tua­li­sa­tion de la machine consti­tuent des phé­no­mènes inter­ac­tifs. Cette consi­dé­ra­tion montre à sou­hait que le tra­vailleur n’est pas une qua­li­té seconde par rap­port au capi­tal machine, il consti­tue en lui-même une force « capi­tal » et pos­sède pour une grande par­tie son outil de pro­duc­tion, à la dif­fé­rence de l’ouvrier d’aciérie qui n’est pas le pro­prié­taire léga­li­sé du lami­noir à froid. Nous voi­là aux portes de l’anarchisme : le tra­vailleur n’a plus peur des maitres patro­naux et n’a plus besoin des dieux mar­xistes éclai­rés, figures laïques de la prê­trise. « L’émancipation des tra­vailleurs sera l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes », comme le pro­cla­maient fiè­re­ment les textes de la Pre­mière inter­na­tio­nale, capi­tal démo­cra­tique contre capi­tal domes­tique : «…nous sommes arri­vés à un cli­max dans la ten­sion qui pèse sur le tra­vail. En effet, le tra­vail sala­rié occupe un ter­ri­toire contes­té entre, d’une part, l’entreprise, qui impose un régime d’inter­action domes­tique à ses employés dont l’exercice du pou­voir est uni­la­té­ral, et, d’autre part, les aspi­ra­tions des employés qui, por­tés par les carac­té­ris­tiques mêmes du tra­vail — sa logique poli­tique —, mettent en avant l’intuition d’un régime d’interaction démo­cra­tique pour gou­ver­ner le tra­vail14. »

Le bicaméralisme pour gouverner l’entreprise

Le déve­lop­pe­ment de l’économie du sec­teur des ser­vices fait que la part du sec­teur ter­tiaire en Europe et en Amé­rique du Nord (70%) fait de fac­to sor­tir le tra­vail de la sphère domes­tique et le fait entrer dans la sphère publique du fait de l’apparition d’un tiers, le client. Cette thèse bien argu­men­tée par notre auteure est essen­tielle. Le tra­vail bas­cule dans la sphère publique : « L’étude du vécu sub­jec­tif des sala­riés quant à leur expé­rience du tra­vail ren­voie au régime d’interaction civique propre à la sphère publique, fait de res­pect (par­fois for­cé) d’autrui, d’un pos­tu­lat d’égale digni­té et d’égale consi­dé­ra­tion, de réserve par rap­port aux évè­ne­ments de la vie pri­vée, qui ne peut déteindre sur l’impartialité avec laquelle on consi­dère autrui15. » Avec la rela­tion tra­vailleur-client, s’instaure au sein de l’entreprise, une rela­tion inter-citoyenne, le client est un témoin, et nous entrons là dans un régime de con-tes­ta­tion, de témoi­gnage ensemble, mais là aus­si un rap­port domes­tique : le client a tou­jours rai­son, et le tra­vailleur est à son ser­vice. L’interposition du client dans le rap­port sala­rial est le lieu d’affrontement entre le rap­port domes­tique et le rap­port citoyen. Dès lors, le saut à faire est de citoyen­ni­ser l’entreprise, d’en ins­ti­tuer le gou­ver­ne­ment par un sys­tème bica­mé­ral : une chambre consti­tuée et élue par les appor­teurs de capi­taux et une chambre consti­tuée et élue par les appor­teurs de tra­vail. Le bica­mé­ra­lisme, outre le fait qu’il prend en compte les deux classes d’apporteurs de capi­taux, consti­tue une deuxième lec­ture de la rela­tion sociale élar­gie. La nou­velle entre­prise serait diri­gée par le top mana­ge­ment qui doit obte­nir la confiance dans les deux chambres, (majo­ri­té, 50% plus une voix).

Le gou­ver­ne­ment de cette entre­prise devra éta­blir une décla­ra­tion de gou­ver­ne­ment, un plan de ges­tion qui indique ses prin­ci­paux objec­tifs et les prin­ci­pales ini­tia­tives qu’il se pro­pose de prendre. La pro­po­si­tion de Fer­re­ras est au fond d’une redou­table sim­pli­ci­té : intro­duire la démo­cra­tie dans l’entreprise, la légi­ti­mer, la sta­bi­li­ser par un bica­mé­ra­lisme d’entreprise et faire de l’entreprise le lieu de construc­tion confron­tante entre le capi­tal finan­cier, d’une part, et les capi­taux humains et les pro­duc­teurs intel­li­gents qui sont des citoyens tra­vailleurs : « La socié­té démo­cra­tique doit trou­ver les moyens d’amener l’entreprise à appar­te­nir plei­ne­ment à la sphère publique démo­cra­tique, pour des rai­sons de cré­di­bi­li­té du pro­jet démo­cra­tique et d’efficacité de l’entreprise elle-même16. » Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales seront les acteurs col­lec­tifs de la repré­sen­ta­tion des tra­vailleurs et les opé­ra­teurs de la soli­da­ri­té trans-entre­prises. Le bica­mé­ra­lisme est sus­cep­tible de trans­for­mer la culture du syn­di­ca­lisme, d’en étendre l’efficace et, comme le pro­jet de l’anarcho-syndicalisme le pré­voyait, de le poser en acteur mon­dial indis­pen­sable de la socié­té juste à construire. Fer­re­ras pro­pose d’ailleurs de main­te­nir le mono­pole de la repré­sen­ta­tion des sala­riés aux orga­ni­sa­tions syn­di­cales car auto­ri­ser la repré­sen­ta­tion de non-affi­liés pour­rait conduire au natio­na­lisme chau­vi­niste des entre­prises, obé­rant de fait la néces­saire soli­da­ri­té extra-entre­prises au-delà des fron­tières régio­nales ou natio­nales. Cette manière de faire per­met­tra de réen­cas­trer le pro­ces­sus éco­no­mique étroit dans un pro­ces­sus démo­cra­tique élar­gi où se déli­bè­re­ront les conte­nus et les moda­li­tés de dis­tri­bu­tion de la production.

Prolonger les revendications du monde ouvrier

En effet, le pro­ces­sus de tra­vail prend de plus en plus l’allure d’une équipe de per­son­na­li­tés à mobi­li­ser autour du ser­vice à rendre au client, autour de la pro­chaine inno­va­tion à déve­lop­per. Les tra­vailleurs sont au centre de leur désir quand ils tra­vaillent et sont pos­ses­seurs de leur outil de tra­vail, mobi­li­sant leur intel­li­gence, leurs capa­ci­tés émo­tion­nelles de s’exprimer et d’être à l’écoute de la demande du client. Ce sont des adultes res­pon­sables et de plus en plus intel­li­gents dis­po­sés à co-gou­ver­ner dans le sens d’un mieux pour l’entreprise, sa clien­tèle et pour son péri­mètre socio­cul­tu­rel élar­gi. La démo­cra­ti­sa­tion radi­cale interne four­nit des ins­tru­ments conflic­tuels pour une exten­sion mon­diale de la vie démo­cra­tique. De nom­breux argu­ments fac­tuels et réa­listes plaident en ce sens : dans les cas où l’entreprise se démo­cra­tise, on constate une hausse de la pro­duc­ti­vi­té, la mon­tée en force de l’intelligence et de la qua­li­fi­ca­tion du fac­teur de pro­duc­tion « tra­vail », la dis­pa­ri­tion pro­gres­sive des couts de sur­veillance17 et des dépar­te­ments de res­sources humaines. Le pro­jet de l’émancipation vise à rendre les tra­vailleurs, voire aus­si les déten­teurs de capi­taux moné­taires et les mana­geurs plus heu­reux, fonc­tion­nant moins à la crainte et à la tris­tesse. On sait que les attentes démo­cra­tiques gran­dissent : « Pour la pre­mière fois dans l’histoire, tous les jeunes adultes euro­péens, des deux sexes, ont été édu­qués par des parents nés avec les droits de vote18. » Le nou­veau monde est gros de ces reven­di­ca­tions post-maté­rielles qui ne cessent de gagner en légitimité.

Un superbe lever de soleil

Fer­re­ras nous montre avec beau­coup de clar­té que la contra­dic­tion est moins capi­tal-tra­vail que capi­tal-démo­cra­tie. On peut rejouer cette oppo­si­tion autre­ment : libé­ra­lisme poli­tique-libé­ra­lisme éco­no­mique, éthos démo­cra­tique élar­gi contre des­po­tisme éco­no­mique res­tric­tif. Le régime des liber­tés vient confron­ter les droits de pro­prié­té et mon­trer la faus­se­té de l’économie res­treinte dans ses ver­sions mar­xiste et capi­ta­liste. Le tra­vailleur est un citoyen éco­no­mique, citoyen au tra­vail insé­ré dans ce plus qu’est la déli­bé­ra­tion col­lec­tive. Il fau­dra prendre garde à ne pas confondre l’entreprise capi­ta­liste et la réforme radi­cale de ses modes de gou­ver­nance avec la civi­li­sa­tion capi­ta­liste. Depuis Karl Pola­nyi, nous savons mieux que le capi­ta­lisme est une culture, une fabrique des sub­jec­ti­vi­tés. Depuis Pierre Clastres19, nous en connais­sons les fon­de­ments, les diverses accu­mu­la­tions qui en consti­tuent les pou­voirs pour la conduite des conduites. Fer­re­ras, dans ses der­nières pages, trace le che­min de la gou­ver­nance des entre­prises par ceux qui les font vivre. C’est un pas, une étape. On n’en a pas fini avec tout le tis­su cultu­rel, péda­go­gique, admi­nis­tra­tif et socia­liste qui ne cesse de vali­der cette civi­li­sa­tion vouée à l’accumulation, mais Fer­re­ras a fait un pas pour en contes­ter les racines. Sans doute que les résis­tances à ces pro­po­si­tions ne man­que­ront pas. Elles vien­dront autant des archéo-mar­xistes, des caciques admi­nis­tra­tifs que du patro­nat, dépos­sé­dés de leurs pré­ten­tions à par­ler à la place des autres, de cou­per les tra­vailleurs de ce qu’ils peuvent, et qu’ils peuvent davan­tage, comme l’a mon­tré par Prou­dhon, par la conjonc­tion coopé­ra­tive de leurs forces créa­tives au-delà des cultures consu­mé­ristes qui les anesthésient.

  1. Isa­belle Fer­re­ras, Gou­ver­ner le capi­ta­lisme ?, PUF, 2012.
  2. Je ren­voie ici à la concep­tion spi­no­zienne du désir, comme pro­duc­tion et non comme figu­ra­tion d’un manque ori­gi­nel telle que confi­gu­rée dans la théo­rie freudienne.
  3. Jean-Michel De Waele et Mathieu Viei­ra (dir.), Une droi­ti­sa­tion de la classe ouvrière en Europe, Eco­no­mi­ca, 2012.
  4. On ver­ra plus loin, c’est une des seules diver­gences avec Fer­re­ras, que les tra­vailleurs sont aus­si des appor­teurs de leurs capitaux.
  5. Fer­re­ras, op. cit., p.24.
  6. Pour Karl Pola­nyi (1886 – 1964), le mar­ché s’était désen­cas­tré de la gangue sociale et cultu­relle pour pré­tendre à l’autorégulation. Le pro­jet social-démo­crate consis­tait dès lors à le réen­cas­trer dans la social-démo­cra­tie régulatrice.
  7. Fer­re­ras, p.31.
  8. Ibid. p.41.
  9. Syn­di­ca­liste et théo­ri­cien fran­çais de l’anarchisme, créa­teur notam­ment de l’Almanach du père Peinard.
  10. Comme je me suis employé à le mon­trer dans Gas­ton Lagaffe phi­lo­sophe, Fran­quin, Deleuze et Spi­no­za, Cou­leur livres, 2012.
  11. Fer­re­ras, ibid. p.43.
  12. Lor­don Fré­dé­ric, Capi­ta­lisme, désir et ser­vi­tude, Spi­no­za et Marx, La fabrique, 2010, p.190.
  13. Hardt Michael et Negri Anto­nio, Empire, 10/18, 2000, p.359.
  14. Fer­re­ras, ibid. p.224.
  15. Ibid. p.78.
  16. Fer­re­ras, ibid. p.219.
  17. Sur les couts de sur­veillance dans le pro­ces­sus pro­duc­tif, Bowles Samuel et Gin­tis Her­bert, La démo­cra­tie post-libé­rale, La décou­verte, 1987.
  18. p.221.
  19. Dans La socié­té contre l’État, Clastres montre que les socié­tés tra­di­tion­nelles anti­cipent, avec un rare bon­heur, que les pra­tiques d’accumulation (femmes, paroles, pou­voirs, biens) engen­dre­ront des socié­tés éta­tiques avec pra­tiques de domi­na­tion à la clé. Dès lors, diverses pra­tiques ins­ti­tuées mettent biens, pou­voirs, paroles et femmes en constante circulation.

Pierre Ansay


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