Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Gouverner en temps de pandémie ?
Gouverner, c’est prévoir, affirme l’antienne. Gouverner ne se résumerait dès lors pas à exercer le pouvoir, à réagir à des crises successives ni à gérer les affaires courantes de la collectivité. Surgit immédiatement la question de savoir s’il est justifié de qualifier de « gouvernants » les personnes qui nous dirigent. Un exemple frappant est bien évidemment celui de la gestion […]
Gouverner, c’est prévoir, affirme l’antienne. Gouverner ne se résumerait dès lors pas à exercer le pouvoir, à réagir à des crises successives ni à gérer les affaires courantes de la collectivité. Surgit immédiatement la question de savoir s’il est justifié de qualifier de « gouvernants » les personnes qui nous dirigent.
Un exemple frappant est bien évidemment celui de la gestion de la pandémie qui a pris, dans un premier temps, tout le monde de court. Pourtant, nous avions dument noté des coups de semonce : le SARS-Cov1 et le MERS avaient indiqué le degré de probabilité de l’émergence d’une nouvelle zoonose. De nombreux spécialistes avaient révélé que, si un agent pathogène plus contagieux et létal que ses précurseurs apparaissait, nous serions exposés à un risque majeur de catastrophe sanitaire.
Nous étions-nous suffisamment préparés ? De toute évidence, non. Pire encore, l’expérience enseignait au personnel politique qu’il était dangereux d’anticiper. Que l’on se rappelle comment les responsables qui anticipèrent une possible épidémie de grippe H1N1, une fois la menace disparue, furent accusés de couardise et de collusion avec les firmes produisant les vaccins. Nul ne leur fut reconnaissant d’avoir préféré prendre des mesures potentiellement inutiles que de risquer une catastrophe sanitaire.
C’est ainsi que la pandémie nous cueillit, parfaitement non préparés. Au pied du mur et après quelques hésitations (et de nombreuses victimes), on put enfin voir la plupart des gouvernements prendre des mesures drastiques pour éviter que la catastrophe sanitaire ne prenne des proportions totalement incontrôlables. Bon an mal an, en se fondant sur des connaissances imparfaites — mais en progression très rapide — et sur les outils préventifs et thérapeutiques disponibles, des actions furent décidées.
Au regard de leur impact considérable sur l’ensemble de la société, on peut estimer qu’elles ont été remarquablement acceptées par la population. Ensuite, au fil des vagues successives, se sont succédé d’autres improvisations — imparfaites, fluctuantes, et parfois contradictoires — deux années durant.
Aujourd’hui, on peut constater que la Belgique ne s’est pas plus mal tirée d’affaire que la plupart des pays voisins. Tantôt, elle est à la traine, tantôt elle devance les autres pays européens au gré des mises en compétition des stratégies et résultats des gouvernements. Ceux qui prévoyaient un effondrement de la Belgique, immobilisée par ses mille-et-un ministres de la Santé, son système politique incompréhensible et sa tendance à se perdre en compromis en seront pour leurs frais. Notre pays ne semble pas moins gouvernable qu’un autre…
Mais peut-être aurions-nous tort de nous réjouir trop vite : si la Belgique n’est pas plus mal lotie que ses voisins — n’est pas moins gérable que ses voisins —, elle ne fait pas mieux non plus. Du reste, la situation n’est pas brillante au sein de la population : la structuration d’une opposition aux vaccins, certes marginale, mais travaillant ardemment au pourrissement du débat, la prolongation de la crise et, par conséquent, des mesures d’exception et la lassitude croissante sont autant de signes inquiétants qui se donnent à voir dans l’ensemble des pays européens… et au-delà. Ce n’est qu’à la faveur de la crise ukrainienne que la crispation autour des mesures sanitaires semble s’être relâchée ; mais peut-on se réjouir de voir une angoisse chasser l’autre ?
Bref, il se pourrait bien que le problème soit ailleurs que dans les particularismes belges, lesquels, en fin de compte, semblent ici une des nombreuses déclinaisons d’une fragilité commune aux démocraties occidentales : le manque de gouvernants.
En effet, au stade où nous en sommes, après deux ans de pandémie, nous ne disposons toujours pas d’un arsenal lisible de mesures, de garde-fous et de procédures de négociation claires. Un baromètre vient d’être mis en place, certes, mais il est douteux qu’il change radicalement la donne. En premier lieu, il aurait dû être mis sur pied il y a longtemps, pour éviter les effets délétères de mesures illisibles, comme lorsque, en plein pic épidémique, étaient levées des mesures encore présentées une semaine auparavant comme d’indispensables garde-fous. Cet outil minimal apparait alors que nous devrions être occupés à élaborer un système de vigilance et d’action pérenne, pour faire face à de prochains épisodes pandémiques.
Ensuite, ce seul instrument parait bien dérisoire. Comment se peut-il que des niveaux de sécurisation sanitaire des lieux publics, par exemple, n’aient pas été établis, permettant de maintenir ouvertes les infrastructures répondant, ainsi, à certaines normes d’aération et d’espace ? Pourquoi n’a‑t-il pas été possible d’indiquer aux divers secteurs d’activité quels étaient les critères qui commanderaient qu’on les soumette à un certain niveau de restrictions ? Dans les écoles, où sont les équipements de ventilation dont on connait le caractère crucial depuis maintenant de longs mois ? Comment n’est-on pas allé systématiquement à la rencontre des publics précarisés, tenus à l’écart des politiques sanitaires par leur ignorance ou leur méfiance ?
En fin de compte, après deux ans d’hésitations et de mesures d’urgence, nous ne semblons toujours pas sur le point d’abandonner le registre de la gestion de crise pour entrer dans une réelle gouvernance sanitaire à long terme. Faut-il s’en étonner ou y voir le signe d’une carence structurelle, technique et politique, de nos systèmes de pouvoirs ?
Se pencher sur la manière dont nous évitons de gérer d’autres crises annoncées incite à opter pour le deuxième terme de l’alternative. Bien entendu, notre pitoyable inaction en matière climatique nous donne l’exemple de sociétés qui, prévenues de la venue d’une catastrophe, attendent d’y être englouties pour se mettre en branle. Plus localement, la gestion belge des questions énergétiques, et notamment de la sortie du nucléaire, nous donne un exemple de création d’une crise ex nihilo. En effet, alors même que des échéances à long terme ont été fixées pour l’arrêt des centrales nucléaires, les gestionnaires de la chose publique rivalisent d’atermoiements et de mesures provisoires. De report de la fermeture en incapacité à (ou refus de) concevoir une stratégie énergétique à long terme, ils ont laissé s’approcher l’échéance, jusqu’à retrouver le familier régime de l’urgence, de la panique et de la précipitation. C’est alors que, la pénurie menaçant, ils s’empressent de prendre des décisions, assurant qu’il n’est plus temps de tergiverser et se dispensant de ce fait de repenser notre monde, nos politiques, notre responsabilité vis-à-vis des générations futures. Si la faible qualité de leur gestion est dénoncée, ils ne manqueront bien entendu pas de pointer les délais dans lesquels ils ont dû se prononcer.
Bref, tout se passe comme si l’urgence, plutôt que d’être un synonyme d’inconfort, d’angoisse et de danger, plutôt que d’inspirer la peur à nos dirigeants — ou à tout le moins un sentiment d’échec — était pour eux une familière compagne, voire une précieuse alliée. Tout porte à croire qu’ils se définissent comme des gestionnaires de crise, dont la population se passerait bien s’il s’avérait que les risques étaient sous contrôle. Dès lors, ce qui les ramène à la crise justifie leur maintien au pouvoir.
Certes, ils pourraient se rêver gouvernants. Mais si gouverner, c’est prévoir, il ne faut pas oublier que prévoir, c’est régulièrement se tromper. De ce fait, il peut sembler plus couteux de prévoir et donner le spectacle de l’échec, que de ne rien anticiper et se poser en sauveur lorsque vient le temps de la catastrophe.
Comment ne pas voir, dans un tel cadre, que c’est la stabilité de la norme, d’un cap prédéfini, d’une prévoyance ancrée dans les savoirs scientifiques et techniques qui apparaissent comme problématiques en ce qu’ils confrontent nos dirigeants au danger d’un désaveu par le réel ? À l’inverse, l’urgence imposée par une imminente catastrophe leur offre le sentiment rassurant que le réel a déjà rendu son verdict et qu’il ne reste plus qu’à s’y plier en en gérant tant bien que mal la situation. L’échec, plutôt que d’être la sanction d’une mauvaise anticipation, devient alors la conséquence inévitable d’une fatalité imposée par la crise et dégageant ainsi de toute responsabilité. Se libérer du poids du gouvernement, tel est, d’une manière ou d’une autre, le projet politique porté par la recherche de l’urgence.
Du reste, dans une société néolibérale qui a largement renoncé à se diriger elle-même et préfère, le plus souvent, prétendre libérer des forces d’auto-
organisation pour permettre l’avènement d’un meilleur futur, les idées mêmes de prévoyance, de prudence, d’anticipation ou de planification ont quasiment disparu. Peut-on imaginer, dans un tel contexte, que notre personnel politique envisage sa fonction comme reposant sur la prévoyance et que cette culture politique là puisse être une ressource face aux menaces actuelles, elles-mêmes largement causées par l’abandon de l’idée d’une direction collective guidée par des prévisions. Les modalités d’action de nos dirigeants pourraient, dès lors, n’être que la conséquence de la manière dont nous avons, collectivement, construit notre rapport au monde.
En fin de compte, pour comprendre ce qui nous arrive, il apparait nécessaire de renoncer à l’actuelle focalisation sur les questions sanitaires et de poser l’inquiétante question de notre capacité à gouverner le monde né de l’action de nos sociétés industrialisées. Sommes-nous en mesure de gérer les conséquences de notre boulimie et de notre agitation permanente ? Rien n’est moins sûr.