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Gouverner en temps de pandémie ?

Numéro 2 – 2022 - Covid-19 crise pandémie par Christophe Mincke

mars 2022

Gou­ver­ner, c’est pré­voir, affirme l’antienne. Gou­ver­ner ne se résu­me­rait dès lors pas à exer­cer le pou­voir, à réagir à des crises suc­ces­sives ni à gérer les affaires cou­rantes de la col­lec­ti­vi­té. Sur­git immé­dia­te­ment la ques­tion de savoir s’il est jus­ti­fié de qua­li­fier de « gou­ver­nants » les per­sonnes qui nous dirigent. Un exemple frap­pant est bien évi­dem­ment celui de la gestion […]

Éditorial

Gou­ver­ner, c’est pré­voir, affirme l’antienne. Gou­ver­ner ne se résu­me­rait dès lors pas à exer­cer le pou­voir, à réagir à des crises suc­ces­sives ni à gérer les affaires cou­rantes de la col­lec­ti­vi­té. Sur­git immé­dia­te­ment la ques­tion de savoir s’il est jus­ti­fié de qua­li­fier de « gou­ver­nants » les per­sonnes qui nous dirigent.

Un exemple frap­pant est bien évi­dem­ment celui de la ges­tion de la pan­dé­mie qui a pris, dans un pre­mier temps, tout le monde de court. Pour­tant, nous avions dument noté des coups de semonce : le SARS-Cov1 et le MERS avaient indi­qué le degré de pro­ba­bi­li­té de l’émergence d’une nou­velle zoo­nose. De nom­breux spé­cia­listes avaient révé­lé que, si un agent patho­gène plus conta­gieux et létal que ses pré­cur­seurs appa­rais­sait, nous serions expo­sés à un risque majeur de catas­trophe sanitaire.

Nous étions-nous suf­fi­sam­ment pré­pa­rés ? De toute évi­dence, non. Pire encore, l’expérience ensei­gnait au per­son­nel poli­tique qu’il était dan­ge­reux d’anticiper. Que l’on se rap­pelle com­ment les res­pon­sables qui anti­ci­pèrent une pos­sible épi­dé­mie de grippe H1N1, une fois la menace dis­pa­rue, furent accu­sés de couar­dise et de col­lu­sion avec les firmes pro­dui­sant les vac­cins. Nul ne leur fut recon­nais­sant d’avoir pré­fé­ré prendre des mesures poten­tiel­le­ment inutiles que de ris­quer une catas­trophe sanitaire.

C’est ain­si que la pan­dé­mie nous cueillit, par­fai­te­ment non pré­pa­rés. Au pied du mur et après quelques hési­ta­tions (et de nom­breuses vic­times), on put enfin voir la plu­part des gou­ver­ne­ments prendre des mesures dras­tiques pour évi­ter que la catas­trophe sani­taire ne prenne des pro­por­tions tota­le­ment incon­trô­lables. Bon an mal an, en se fon­dant sur des connais­sances impar­faites — mais en pro­gres­sion très rapide — et sur les outils pré­ven­tifs et thé­ra­peu­tiques dis­po­nibles, des actions furent décidées.

Au regard de leur impact consi­dé­rable sur l’ensemble de la socié­té, on peut esti­mer qu’elles ont été remar­qua­ble­ment accep­tées par la popu­la­tion. Ensuite, au fil des vagues suc­ces­sives, se sont suc­cé­dé d’autres impro­vi­sa­tions — impar­faites, fluc­tuantes, et par­fois contra­dic­toires — deux années durant.

Aujourd’hui, on peut consta­ter que la Bel­gique ne s’est pas plus mal tirée d’affaire que la plu­part des pays voi­sins. Tan­tôt, elle est à la traine, tan­tôt elle devance les autres pays euro­péens au gré des mises en com­pé­ti­tion des stra­té­gies et résul­tats des gou­ver­ne­ments. Ceux qui pré­voyaient un effon­dre­ment de la Bel­gique, immo­bi­li­sée par ses mille-et-un ministres de la San­té, son sys­tème poli­tique incom­pré­hen­sible et sa ten­dance à se perdre en com­pro­mis en seront pour leurs frais. Notre pays ne semble pas moins gou­ver­nable qu’un autre…

Mais peut-être aurions-nous tort de nous réjouir trop vite : si la Bel­gique n’est pas plus mal lotie que ses voi­sins — n’est pas moins gérable que ses voi­sins —, elle ne fait pas mieux non plus. Du reste, la situa­tion n’est pas brillante au sein de la popu­la­tion : la struc­tu­ra­tion d’une oppo­si­tion aux vac­cins, certes mar­gi­nale, mais tra­vaillant ardem­ment au pour­ris­se­ment du débat, la pro­lon­ga­tion de la crise et, par consé­quent, des mesures d’exception et la las­si­tude crois­sante sont autant de signes inquié­tants qui se donnent à voir dans l’ensemble des pays euro­péens… et au-delà. Ce n’est qu’à la faveur de la crise ukrai­nienne que la cris­pa­tion autour des mesures sani­taires semble s’être relâ­chée ; mais peut-on se réjouir de voir une angoisse chas­ser l’autre ?

Bref, il se pour­rait bien que le pro­blème soit ailleurs que dans les par­ti­cu­la­rismes belges, les­quels, en fin de compte, semblent ici une des nom­breuses décli­nai­sons d’une fra­gi­li­té com­mune aux démo­cra­ties occi­den­tales : le manque de gouvernants.

En effet, au stade où nous en sommes, après deux ans de pan­dé­mie, nous ne dis­po­sons tou­jours pas d’un arse­nal lisible de mesures, de garde-fous et de pro­cé­dures de négo­cia­tion claires. Un baro­mètre vient d’être mis en place, certes, mais il est dou­teux qu’il change radi­ca­le­ment la donne. En pre­mier lieu, il aurait dû être mis sur pied il y a long­temps, pour évi­ter les effets délé­tères de mesures illi­sibles, comme lorsque, en plein pic épi­dé­mique, étaient levées des mesures encore pré­sen­tées une semaine aupa­ra­vant comme d’indispensables garde-fous. Cet outil mini­mal appa­rait alors que nous devrions être occu­pés à éla­bo­rer un sys­tème de vigi­lance et d’action pérenne, pour faire face à de pro­chains épi­sodes pandémiques.

Ensuite, ce seul ins­tru­ment parait bien déri­soire. Com­ment se peut-il que des niveaux de sécu­ri­sa­tion sani­taire des lieux publics, par exemple, n’aient pas été éta­blis, per­met­tant de main­te­nir ouvertes les infra­struc­tures répon­dant, ain­si, à cer­taines normes d’aération et d’espace ? Pour­quoi n’a‑t-il pas été pos­sible d’indiquer aux divers sec­teurs d’activité quels étaient les cri­tères qui com­man­de­raient qu’on les sou­mette à un cer­tain niveau de res­tric­tions ? Dans les écoles, où sont les équi­pe­ments de ven­ti­la­tion dont on connait le carac­tère cru­cial depuis main­te­nant de longs mois ? Com­ment n’est-on pas allé sys­té­ma­ti­que­ment à la ren­contre des publics pré­ca­ri­sés, tenus à l’écart des poli­tiques sani­taires par leur igno­rance ou leur méfiance ?

En fin de compte, après deux ans d’hésitations et de mesures d’urgence, nous ne sem­blons tou­jours pas sur le point d’abandonner le registre de la ges­tion de crise pour entrer dans une réelle gou­ver­nance sani­taire à long terme. Faut-il s’en éton­ner ou y voir le signe d’une carence struc­tu­relle, tech­nique et poli­tique, de nos sys­tèmes de pouvoirs ?

Se pen­cher sur la manière dont nous évi­tons de gérer d’autres crises annon­cées incite à opter pour le deuxième terme de l’alternative. Bien enten­du, notre pitoyable inac­tion en matière cli­ma­tique nous donne l’exemple de socié­tés qui, pré­ve­nues de la venue d’une catas­trophe, attendent d’y être englou­ties pour se mettre en branle. Plus loca­le­ment, la ges­tion belge des ques­tions éner­gé­tiques, et notam­ment de la sor­tie du nucléaire, nous donne un exemple de créa­tion d’une crise ex nihi­lo. En effet, alors même que des échéances à long terme ont été fixées pour l’arrêt des cen­trales nucléaires, les ges­tion­naires de la chose publique riva­lisent d’atermoiements et de mesures pro­vi­soires. De report de la fer­me­ture en inca­pa­ci­té à (ou refus de) conce­voir une stra­té­gie éner­gé­tique à long terme, ils ont lais­sé s’approcher l’échéance, jusqu’à retrou­ver le fami­lier régime de l’urgence, de la panique et de la pré­ci­pi­ta­tion. C’est alors que, la pénu­rie mena­çant, ils s’empressent de prendre des déci­sions, assu­rant qu’il n’est plus temps de ter­gi­ver­ser et se dis­pen­sant de ce fait de repen­ser notre monde, nos poli­tiques, notre res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis des géné­ra­tions futures. Si la faible qua­li­té de leur ges­tion est dénon­cée, ils ne man­que­ront bien enten­du pas de poin­ter les délais dans les­quels ils ont dû se prononcer.

Bref, tout se passe comme si l’urgence, plu­tôt que d’être un syno­nyme d’inconfort, d’angoisse et de dan­ger, plu­tôt que d’inspirer la peur à nos diri­geants — ou à tout le moins un sen­ti­ment d’échec — était pour eux une fami­lière com­pagne, voire une pré­cieuse alliée. Tout porte à croire qu’ils se défi­nissent comme des ges­tion­naires de crise, dont la popu­la­tion se pas­se­rait bien s’il s’avérait que les risques étaient sous contrôle. Dès lors, ce qui les ramène à la crise jus­ti­fie leur main­tien au pouvoir.

Certes, ils pour­raient se rêver gou­ver­nants. Mais si gou­ver­ner, c’est pré­voir, il ne faut pas oublier que pré­voir, c’est régu­liè­re­ment se trom­per. De ce fait, il peut sem­bler plus cou­teux de pré­voir et don­ner le spec­tacle de l’échec, que de ne rien anti­ci­per et se poser en sau­veur lorsque vient le temps de la catastrophe.

Com­ment ne pas voir, dans un tel cadre, que c’est la sta­bi­li­té de la norme, d’un cap pré­dé­fi­ni, d’une pré­voyance ancrée dans les savoirs scien­ti­fiques et tech­niques qui appa­raissent comme pro­blé­ma­tiques en ce qu’ils confrontent nos diri­geants au dan­ger d’un désa­veu par le réel ? À l’inverse, l’urgence impo­sée par une immi­nente catas­trophe leur offre le sen­ti­ment ras­su­rant que le réel a déjà ren­du son ver­dict et qu’il ne reste plus qu’à s’y plier en en gérant tant bien que mal la situa­tion. L’échec, plu­tôt que d’être la sanc­tion d’une mau­vaise anti­ci­pa­tion, devient alors la consé­quence inévi­table d’une fata­li­té impo­sée par la crise et déga­geant ain­si de toute res­pon­sa­bi­li­té. Se libé­rer du poids du gou­ver­ne­ment, tel est, d’une manière ou d’une autre, le pro­jet poli­tique por­té par la recherche de l’urgence.

Du reste, dans une socié­té néo­li­bé­rale qui a lar­ge­ment renon­cé à se diri­ger elle-même et pré­fère, le plus sou­vent, pré­tendre libé­rer des forces d’auto-
orga­ni­sa­tion pour per­mettre l’avènement d’un meilleur futur, les idées mêmes de pré­voyance, de pru­dence, d’anticipation ou de pla­ni­fi­ca­tion ont qua­si­ment dis­pa­ru. Peut-on ima­gi­ner, dans un tel contexte, que notre per­son­nel poli­tique envi­sage sa fonc­tion comme repo­sant sur la pré­voyance et que cette culture poli­tique là puisse être une res­source face aux menaces actuelles, elles-mêmes lar­ge­ment cau­sées par l’abandon de l’idée d’une direc­tion col­lec­tive gui­dée par des pré­vi­sions. Les moda­li­tés d’action de nos diri­geants pour­raient, dès lors, n’être que la consé­quence de la manière dont nous avons, col­lec­ti­ve­ment, construit notre rap­port au monde.

En fin de compte, pour com­prendre ce qui nous arrive, il appa­rait néces­saire de renon­cer à l’actuelle foca­li­sa­tion sur les ques­tions sani­taires et de poser l’inquiétante ques­tion de notre capa­ci­té à gou­ver­ner le monde né de l’action de nos socié­tés indus­tria­li­sées. Sommes-nous en mesure de gérer les consé­quences de notre bou­li­mie et de notre agi­ta­tion per­ma­nente ? Rien n’est moins sûr.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.