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Gouverner, c’est mentir

Numéro 8 Décembre 2024 par Renaud Maes

décembre 2024

En matière d’enseignement supérieur, la campagne de 2024 restera mémorable : on a vu en effet tous les partis francophones admettre, d’une manière ou d’une autre, la nécessité d’une révision de son financement. La chute des moyens financiers par étudiant·e affectés par les pouvoirs publics aux institutions d’enseignement supérieur est en effet bien documentée : entre 2000 et […]

Éditorial

En matière d’enseignement supérieur, la campagne de 2024 restera mémorable : on a vu en effet tous les partis francophones admettre, d’une manière ou d’une autre, la nécessité d’une révision de son financement.

La chute des moyens financiers par étudiant·e affectés par les pouvoirs publics aux institutions d’enseignement supérieur est en effet bien documentée : entre 2000 et 2017, le financement par étudiant·e a ainsi baissé de quelque 22 % pour l’ensemble de l’enseignement supérieur (Lambert, 2021). Pour les universités, la chute est plus drastique encore, avec quelques 24 % de pertes entre 2006 et 2021 (CREF, 2023), 32 % si l’on prend l’année de référence 2001[1]. En d’autres termes, les moyens publics par étudiant·e des universités ont été amputés d’un tiers en 20 ans, avec une conséquence évidente : un effondrement du taux d’encadrement (CGSP-ULB, 2022, pour le cas de l’ULB). Notons par ailleurs que les moyens par étudiant·e du supérieur alloués aux institutions en Communauté flamande étaient de 30 % supérieurs à ceux alloués par la Fédération Wallonie-Bruxelles en 2017 (Lambert, 2021) et que l’écart s’est encore creusé depuis.

En particulier, les Engagés ont fait campagne en mettant clairement en avant la nécessité d’un refinancement public du supérieur. Le programme 2024 de ce parti indiquait ainsi : « Nous voulons renforcer le financement de l’enseignement supérieur en assurant l’accessibilité à celles et ceux qui y aspirent. L’actuel sous-financement menace la qualité de l’enseignement supérieur. Les établissements font face à une massification des étudiants sans moyens adéquats. Un refinancement urgent et une autonomie accrue sont nécessaires pour garantir un enseignement de qualité et accessible. […] Le financement de l’enseignement supérieur doit se faire de manière privilégiée via les allocations de fonctionnement des établissements. À cette fin, ces allocations doivent augmenter en fonction du nombre d’étudiants[2]. » De même, l’accord de majorité du gouvernement de la Fédération stipule que « des efforts ont été réalisés par la FWB en vue de financer adéquatement l’enseignement supérieur, ceux-ci doivent être poursuivis et amplifiés[3] » (MR-Engagés, 2024, p. 31).

Un refinancement, enfin ?

Le score des Engagés leur ayant permis de mettre sur pied un gouvernement communautaire en tandem avec le MR, on pouvait espérer — qu’en prenant l’enseignement supérieur — ce beau programme puisse se concrétiser. C’était évidemment sans compter la trajectoire budgétaire choisie par le MR et les Engagés pour la Fédération. Ainsi, on a appris en début du mois de novembre qu’un avant-projet proposé par la Ministre-Présidente Degryse, en charge de l’enseignement supérieur, entendait retirer pas moins de 6,5 millions d’euros de financement public à l’enseignement supérieur (Hovine, 2024), en ciblant les compensations financières que reçoivent les institutions pour les étudiant·es de condition modeste qui paient des droits d’inscription réduits.

S’agit-il donc d’une véritable trahison d’une promesse de campagne ? Non, assure la ministre, car elle espère que cette baisse de financement sera intégralement compensée par une hausse des frais d’inscriptions des étudiant·es étranger·ères. Elle indique ainsi en Commission de l’enseignement supérieur : « nous avons décidé de revenir au montant prévu il y a quelques années en matière de contribution des étudiants hors Union européenne au sein des établissements où ils souhaitent suivre leur cursus. Et donc de revenir à une contribution de 4 175 €. Comme cette contribution va aux universités, aux hautes écoles et aux écoles supérieures des arts, nous récupèrerons, sur la dotation, 6.5 millions qui nous permettent de faire une économie de 6.5 millions pour l’année 2025 à venir. »

Ce que la ministre ne dit pas, c’est qu’il n’a jamais été question, dans l’histoire des frais d’inscription, de faire payer chaque année ce montant de 4 175 €, même en cas de réussite de l’année d’études, comme elle le prévoit désormais. S’il est arrivé dans le passé que des étudiants payent 4 175 € en une fois, c’était seulement pour les universitaires (les HE et ESA ont toujours payé bien moins) et seulement en première inscription ou en cas d’échec de l’année d’étude. Mais plus encore, si les recteur·tices ont abandonné la volonté d’augmenter les frais complémentaires alors que plusieurs d’entre elleux plaidaient en ce sens en 2016, c’est qu’iels se sont rendu compte de son inadéquation avec les conditions socioéconomiques des étudiant·es concerné·es ! Il est en effet bien établi que les étudiant·es internationaux qui fréquentent l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles viennent de pays dont le niveau de vie est largement inférieur au nôtre, si bien que même s’iels sont issu·es des milieux plus aisés, les étudiant·es « hors UE » sont en grande majorité dans une situation financière précaire une fois en Belgique (OVE-ULB, 2021). Il sera donc impossible pour une part importante d’entre elleux de payer un minerval annuel aussi élevé : iels vont donc devoir renoncer aux études ou iront chercher d’autres établissements, plus accessibles financièrement, que ceux de la FWB. Sachant cela, comment peut-on estimer qu’un « retour » de la hausse des frais d’inscription pourra réellement équivaloir au définancement prévu ? Mystère !

Un argument de la ministre est de souligner que « le prix de notre enseignement à l’étranger est parfois vu comme risible » et que cela nuirait à notre image internationale, on peut se demander quelles études objectivent un tel effet et, a fortiori, si ces études permettent de trancher quant à un « effet signal » de la hausse qui amènerait plus d’étudiant·es étranger·ères. Lorsqu’on compare le cout des études en Belgique francophone à celui de plusieurs landers allemands où se trouvent des universités de réputation mondiale, le contraste ne joue pas en notre faveur. Par exemple, étudier à l’université Von Humboldt à Berlin coutera par an quelque 460 € à un étudiant international, ce montant incluant un abonnement aux transports en communs !

Même si la compensation budgétaire espérée se produisait « miraculeusement », l’« amplification » du financement de l’enseignement supérieur promise dans l’accord de majorité serait toujours loin. Et à quel prix ces mesures seront prises ? Celui de la stigmatisation de deux catégories d’étudiant·es : les étranger·ères et les étudiants de conditions modestes et précaires.

Piloter l’enseignement supérieur

Mais il y a d’autres éléments perturbants dans les réformes prévues par la Ministre-Présidente Degryse. En effet, l’enseignement supérieur sort d’une période assez chahutée suite à une série de réformes du parcours et de la finançabilité des études, dont le dernier épisode en date avait créé une crise gouvernementale majeure : le PS et Ecolo se sont appuyés sur le PTB pour former une majorité alternative et amender un décret adopté pourtant précédemment à l’unanimité par la majorité gouvernementale MR-Ecolo-PS. Si les deux partis ont changé d’avis, c’est qu’il est apparu soudain que la « réforme Glatigny » du parcours et de la finançabilité des études, du nom de la ministre de l’Enseignement supérieur d’alors, n’était potentiellement pas sans conséquences majeures en termes d’exclusion d’étudiant·es et, qu’en fait, personne n’était en mesure de caractériser ses impacts. Le décret du 31 mai 2024 « en vue de renforcer l’accessibilité aux études, de garantir la finançabilité des étudiants et d’instaurer un pilotage chiffré » issu de cette majorité alternative prévoit donc, en son article 9, une collecte systématique des données permettant de mieux évaluer les risques de « non-finançabilité » et donc d’exclusion d’étudiant·es du supérieur.

Et voilà donc que cet article 9 se trouve tout simplement abrogé dans l’avant-projet proposé par le gouvernement Degryse… Alors pourtant qu’à la lecture de l’ensemble des avis qui ont été collectés par le gouvernement Degryse en préparation de sa réforme, tous les acteurs concernés souhaitaient que le gouvernement organise une récolte de données lui permettant un pilotage et une gestion affinée des risques de non-finançabilité et d’exclusions. Recteu·rices, directions de HE, organisations syndicales, représentant·es étudiant·es et l’ARES ont tous·tes soutenu l’objectif de l’article 9, et se sont tous·tes prononcé·es défavorablement sur la suppression de cette récolte de données.

Comme le souligne un collectif d’académiques dans une lettre ouverte s’inquiétant de cette disparition, « il s’agissait [pourtant] de donner enfin les moyens au gouvernement d’évaluer anticipativement les effets probables de telles réformes, de les monitorer, et d’éviter ainsi des crises prochaines »[4]. Et d’ajouter : « Si une disposition vient à vrai dire remplacer celle supprimée, elle ne propose plus que de récolter des données à intérêt statistique et non de gestion prévisionnelle, rendant ainsi à nouveau impossible d’évaluer anticipativement les effets des réformes. Aucune disposition du nouveau décret ne permet en effet de récolter auprès des établissements les données relatives aux risques futurs de non-finançabilité des étudiants et à l’identification des règles qui produisent le plus de risques ».

Peut-on dès lors dire que le gouvernement se condamne « à gouverner dans le noir » ? La question a été posée lors du colloque du think tank « InES »[5] consacré aux précarités étudiantes du 28 et 29 novembre 2024. Le représentant du cabinet présent, visiblement mal à l’aise, n’a pas manqué d’indiquer que le problème était technique, « certains établissements ne pouvant pas rendre les données dans les temps » et que « la disparition du mécanisme de collecte dans le décret « n’empêchait en fait pas la collecte par les établissements, sans attendre un décret ».

La réalité est évidemment toute autre : dans un système d’hyperconcurrence entre les institutions d’enseignement supérieur, les données sur les parcours (comme les données sur les origines socioéconomiques des étudiant·es) sont des informations « brulantes » : un taux d’échec trop élevé ou trop bas peut signifier une mauvaise publicité et avoir un impact sur le recrutement et la dotation de l’établissement concerné. Pour rappel, l’enseignement supérieur est, en effet, toujours financé en enveloppe fermée : il ne suffit pas à une institution d’augmenter son nombre d’inscriptions… pour augmenter son financement, elle doit l’augmenter plus que les autres.

Ce qui est encore plus étonnant, c’est que les Engagés tenaient manifestement par le passé à inscrire la collecte de données dans un décret, comme le montre un amendement déposé par Benoît Dispa, Michel de Lamotte, Jean-Luc Crucke et André Antoine le 25 avril 2024, donc depuis les rangs de l’opposition, au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Cet amendement indique en effet le « souhait d’instaurer un pilotage régulier de l’enseignement supérieur et le besoin de disposer de statistiques sur le parcours des étudiants ».

La règle du pouce et la règle du nombril

Comme nous le notions par ailleurs, « Les débats cacophoniques autour de la réforme de la réforme du décret Paysage [la réforme PS-Ecolo-PTB évoquée précédemment] ont montré parfaitement quelle est la conséquence d’une absence de données fiables, d’une dispersion manifeste des expertises et de l’inexistence d’un véritable organe public qui peut proposer des scénarios à la lumière de statistiques cohérentes : une polarisation extrême, des arguments où « la règle du pouce » (« à première vue à la grosse louche… ») concurrence la « règle du nombril » (« mais moi je connais quelqu’un qui… ») et, finalement, une image extrêmement dégradée de la politique mais aussi de l’enseignement supérieur lui-même ». C’est à nouveau ce qui se passe ici, avec un avant-projet qui non seulement propose (1) une mesure violemment antisociale qui va nuire durablement au rayonnement international de l’enseignement supérieur, (2) de définancer l’enseignement supérieur à rebours des promesses de campagne du parti de la Ministre-Présidente Degryse, (3) de casser les maigres progrès en matière de collecte de données permettant d’objectiver quelque peu le pilotage du système.

Les débats de la Commission enseignement supérieur sur l’avant-projet de décret Degryse montrent parfaitement que le règne des règles du pouce et du nombril n’est pas fini, loin s’en faut : l’évaluation des politiques publiques basée sur des données fiables, l’étude d’impacts et l’analyse prévisionnelle – des outils qui, finalement, sont de l’ordre du sens commun – tout cela n’est manifestement pas une priorité pour la ministre et son gouvernement. Et ce, en dépit de tous les engagements promis durant la campagne, et malgré les prises de position lorsque les Engagés étaient dans l’opposition.

Il faut cesser de dire que « Gouverner, c’est prévoir ». La Ministre Degryse vient de démontrer que « Gouverner, c’est mentir ».

 

Ce texte a été écrit le 3 décembre 2024


Bibliographie 

  • CGSP-ULB (2022). Sous-encadrement à l’ULB : les chiffres définitifs [en ligne], 17novembre 2022, url : https://cgsper.ulb.be/encadrementulb/
  • CREF-Conseil des Rectrices et des Recteurs francophones (2023). Mémorandum. en perspective des élections législatives de 2024, Bruxelles, 30aout 2023, url : http://www.cref.be/communication/20230830_Memorandum.pdf
  • Hovine, A. (2024). Le gouvernement francophone veut raboter de 6,5 millions d’euros le financement des universités et des hautes écoles, L’Echo, 13 novembre 2024, url : https://cutt.ly/0eXqqiJ4
  • Lambert, J.-P. (2021) . Ampleur et effets de la dégradation du financement de l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Dynamiques régionales, N°11(2), 11 – 29.
  • MR-Les Engagés (2024). Déclaration de politique communautaire. Avoir le courage de changer pour que l’avenir s’éclaire. Législature 2024 – 2029. https://cutt.ly/veHkBvMd
  • OVE-ULB — Observatoire de la vie étudiante (2021). Enquête sur les ressources économiques des étudiants·es, Analyse des résultats, Rapport analytique, Bruxelles, avril2021, url : https://tinyurl.com/37ze3ctn

[1] |  Calculs de l’auteur, d’après les budgets de la FWB et les statistiques du CREF.

[2] | Extrait de https://www.lesengages.be/propositions/renforcons-le-financement-de-lenseignement-superieur/

[3] | C’est nous qui soulignons.

[4] | https://www.lesoir.be/637727/article/2024 – 11-22/risques-dexclusions-pour-non-financabilite-dans-lenseignement-superieur-le

[5] | https://inesthinktank.be/

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).