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Gouvernance énergétique et nationalisme pétrolier dans les pays andins

Numéro 12 Décembre 2013 par Guillaume Fontaine

décembre 2013

Le point com­mun entre le Vene­zua­la, l’Équateur et la Boli­vie est leur volon­té de reprendre en main le contrôle de leur indus­trie afin de répondre aux demandes sociales. Pour autant, les poli­tiques natio­na­listes mises en œuvre à l’heure actuelle ne condui­ront pas ces pays à mener une poli­tique natio­na­liste à outrance qui serait sui­ci­daire, mais les amè­ne­ront sans doute à modé­rer leurs dis­cours anticapitalistes.

Dossier

En hausse ten­dan­cielle depuis plus d’une décen­nie, les reve­nus du pétrole et du gaz natu­rel consti­tuent une source de reve­nus consi­dé­rable pour cer­tains pays lati­no-amé­ri­cains. Le Vene­zue­la, l’Équateur et la Boli­vie forment l’axe autour duquel évo­lue l’Alliance boli­va­rienne pour les peuples de notre Amé­rique (Alba) et l’Union des nations sud-amé­ri­caines (Una­sur). Après deux décen­nies d’une dif­fi­cile conso­li­da­tion démo­cra­tique, mar­quées par la crise de gou­ver­na­bi­li­té à la suite des réformes néo­li­bé­rales des années 1980 – 1990, la plu­part des pays d’Amérique latine et des Caraïbes ont amor­cé un virage à gauche et renoué avec la sta­bi­li­té poli­tique dans les années 2000. Inau­gu­ré par l’élection des pré­si­dents Hugo Chá­vez (au Vene­zue­la, en 1998) et Inacio Lula da Sil­va (au Bré­sil, en 2002), ce cycle poli­tique se pour­suit jusqu’à ce jour et pose d’ailleurs la ques­tion de la réélec­tion infi­nie du pou­voir exé­cu­tif dans un cer­tain nombre de cas, compte tenu de la forte popu­la­ri­té de diri­geants comme Hugo Chá­vez (décé­dé en mars 2013 après avoir été réélu pour la troi­sième fois consé­cu­tive, en décembre 2012), Rafael Cor­rea (réélu pré­sident de l’Équateur dès le pre­mier tour et pour la deuxième fois consé­cu­tive, en février 2013) ou Cris­ti­na Kirch­ner (réélue pré­si­dente de l’Argentine au pre­mier tour, en octobre 2011, après avoir suc­cé­dé à feu son mari, Nes­tor Kirch­ner, en 2007).

Ce cycle coïn­cide avec l’inversion de la courbe de prix du pétrole sur les mar­chés inter­na­tio­naux, orien­tée à la baisse depuis 1980 puis à la hausse à par­tir de 1998. Bien qu’elle ne soit pas, en soi, une cause suf­fi­sante, la hausse des prix du pétrole est un élé­ment expli­ca­tif de l’élection de gou­ver­ne­ments pro­gres­sistes et des poli­tiques qu’ils mettent en œuvre. En effet, dans les pays expor­ta­teurs de pétrole ou de gaz, elle consti­tue un apport sub­stan­tiel au finan­ce­ment des dépenses publiques, tan­dis que, dans les pays impor­ta­teurs, elle génère un sur­cout consi­dé­rable pour l’appareil pro­duc­tif et pour la consom­ma­tion des ménages. De fait, au Vene­zue­la, au Bré­sil ou ailleurs (comme en Boli­vie, en Équa­teur, en Argen­tine, etc.), le par­tage de la rente, la sécu­ri­té éner­gé­tique ou encore les impacts éco­lo­giques néga­tifs des acti­vi­tés extrac­tives ont consti­tué des enjeux majeurs des conflits sociaux dans les années 1990, qui se sont ajou­tés aux reven­di­ca­tions pour une plus grande jus­tice sociale et contre la cor­rup­tion. C’est pour­quoi le pétrole et, dans une moindre mesure, le gaz jouent un rôle clé dans l’émergence du natio­na­lisme qui oriente actuel­le­ment les poli­tiques publiques dans ces pays, à l’instar des poli­tiques qui ont accom­pa­gné le double choc pétro­lier des années 1970. Ce phé­no­mène se mani­feste à la fois par l’opposition à toute forme d’ingérence dans la gou­ver­nance du pays, en par­ti­cu­lier pro­ve­nant des États-Unis et des orga­nismes finan­ciers mul­ti­la­té­raux, et par des poli­tiques publiques visant à ren­for­cer le rôle de l’État, notam­ment par la natio­na­li­sa­tion des acti­vi­tés stra­té­giques (en par­ti­cu­lier dans le sec­teur minier et éner­gé­tique, ou encore les télé­com­mu­ni­ca­tions) et la cen­tra­li­sa­tion des flux finan­ciers issus des impôts, des rentes extrac­tives et des inves­tis­se­ments directs étrangers.

L’exploitation de ces res­sources et la rente qu’elles génèrent sont aus­si des fac­teurs déter­mi­nants dans les deux ini­tia­tives d’intégration régio­nale prises par le Vene­zue­la en 2004, l’Alba (Alliance boli­va­rienne pour les peuples de notre Amé­rique) et l’Unasur (Union des nations sud-amé­ri­caines). La pre­mière fut lan­cée en 2004 par Hugo Chá­vez et Fidel Cas­tro, sous le sceau du socia­lisme du XXIe siècle, pour contre­car­rer les négo­cia­tions de trai­tés de libre-échange menées par les États-Unis avec la plu­part des pays de la région. En 2013, elle regroupe dix pays membres (pour l’essentiel des Caraïbes et d’Amérique cen­trale, aux­quels s’ajoutent la Boli­vie et l’Équateur) et quatre pays obser­va­teurs, dont la Syrie, l’Iran et la Libye. La seconde, qui revêt un carac­tère moins idéo­lo­gique, s’appuie sur un trai­té inter­na­tio­nal rati­fié par onze pays de la région (y com­pris le Bré­sil, l’Argentine, la Colom­bie, le Chi­li et le Pérou) et jouit du sta­tut d’observateur à l’assemblée géné­rale de l’Organisation des Nations unies.

Les déterminants de la gouvernance énergétique

L’Amérique latine et les Caraïbes1 occupent un rang inter­mé­diaire dans la géo­po­li­tique du pétrole, entre les géants du Moyen Orient et les pays non expor­ta­teurs de pétrole, du fait de la faible impor­tance de leurs réserves et de leur pro­duc­tion à l’échelle mon­diale. En 2012, les réserves prou­vées de pétrole brut repré­sen­taient certes 21 % des réserves mon­diales (face à des réserves de gaz de l’ordre de 4 %), mais elles se concentrent pour l’essentiel au Vene­zue­la (qui détient 18 % du pétrole et 3 % du gaz mon­diaux). D’autre part, la pro­duc­tion de la région repré­sente 13 % du volume mon­dial de pétrole brut (dont deux tiers pro­ve­nant du Mexique, du Vene­zue­la et du Bré­sil) et 7 % du volume de gaz (prin­ci­pa­le­ment pro­duit au Mexique, en Argen­tine et au Venezuela).

Tableau 1 : Réserves de pétrole et de gaz natu­rel en Amé­rique latine (2012)
Pays Réserves de pétrole fin 2012 Réserves de gaz natu­rel fin 2012
Volume (109 barils) Part mon­diale (%) Volume (1 012 m3) Part mon­diale (%)
Mexique 11,4 0,7 0,4 0,2
Argen­tine 2,5 0,1 0,3 0,2
Boli­vie NC NC 0,3 0,2
Bré­sil 15,3 0,9 0,5 0,2
Colom­bie 2,2 0,1 0,2 0,1
Equa­teur 8,2 0,5 NC NC
Pérou 1,2 0,1 0,4 0,2
Tri­ni­té et Tobago 0,8 0,0 0,4 0,2
Vene­zue­la 297,6 17,8 5,6 3,0
monde 1668,9 100 187,3 100

Le rôle secon­daire joué par les pays andins sur les mar­chés d’hydrocarbures et dans la géo­po­li­tique du pétrole, se double d’une situa­tion peu attrac­tive pour les inves­tis­se­ments directs étran­gers (IDE). Les pays andins ne captent que 12 % des stocks d’IDE en Amé­rique latine et dans les Caraïbes, les­quels ne repré­sentent que 7,5 % du total mon­dial. En outre, les flux d’IDE ont ten­dance à dimi­nuer en Équa­teur, au Vene­zue­la et en Boli­vie, alors qu’ils ont aug­men­té au cours de la der­nière décen­nie en Colom­bie et au Pérou. On peut donc y voir une consé­quence du cli­mat poli­tique dans ces trois pays : ces flux en ayant été détour­nés par l’instabilité poli­tique de la fin des années 1990, dans un pre­mier temps, puis par les natio­na­li­sa­tions inter­ve­nues dans les années 20002.

Compte tenu de ces fac­teurs, les pays expor­ta­teurs de pétrole et de gaz ont pro­fi­té du retour à la hausse des prix du pétrole depuis une quin­zaine d’années. Des­cen­du à son niveau le plus bas en 1998, à 17,91 dol­lars américains/baril, le Brent (l’un des prin­ci­paux cours de réfé­rence sur les mar­chés mon­diaux) se négo­ciait à 111,67 dol­lars américains/baril en 2012. Hor­mis trois années de baisse conjonc­tu­relle (en 2001, 2009 et 2010), la ten­dance de ce cours à la hausse est conti­nue depuis 1999.

En outre, la région béné­fi­cie, dans son ensemble, d’une situa­tion géo­lo­gique pri­vi­lé­giée, qui lui per­met d’afficher un bilan éner­gé­tique (ou struc­ture de la pro­duc­tion d’énergie pri­maire et de la consom­ma­tion d’énergie finale) posi­tif. Au cours des deux der­nières décen­nies, la pro­duc­tion d’énergie pri­maire y a d’ailleurs aug­men­té plus vite que la consom­ma­tion d’énergie finale. Cer­tains pays font tou­te­fois preuve d’une dépen­dance crois­sante envers les hydro­car­bures, à l’inverse de la ten­dance mon­diale et de l’Amérique latine et des Caraïbes dans leur ensemble — orien­tée vers la sub­sti­tu­tion du pétrole et du char­bon par d’autres sources d’énergie, renou­ve­lables ou non. Ce phé­no­mène est par­ti­cu­liè­re­ment pré­oc­cu­pant au Vene­zue­la, en Équa­teur et en Boli­vie, où les hydro­car­bures (pétrole, char­bon et gaz) repré­sentent aujourd’hui 90 % de la consom­ma­tion d’énergie.

[**Gra­phique 1 : Évo­lu­tion du prix du pétrole (1970 – 2012)*]
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Source : Bri­tish Petro­leum (2013).

D’un point de vue éco­no­mique, cette dépen­dance com­mu­né­ment appe­lée « malé­dic­tion des res­sources natu­relles », se mesure avant tout par l’importance des hydro­car­bures dans les reve­nus des expor­ta­tions et le PIB (pro­duit inté­rieur brut). Là encore, trois pays sont par­ti­cu­liè­re­ment concer­nés : le Vene­zue­la, l’Équateur et la Boli­vie, où ces res­sources repré­sentent res­pec­ti­ve­ment 90 %, 56 % et 51 % du total en valeur. Elles sont rela­ti­ve­ment moins impor­tantes en Colom­bie (moins de 25 %) et au Pérou (moins de 10 %). D’autre part, les reve­nus du pétrole et du gaz génèrent 10 à 12 % du PIB au Vene­zue­la et en Équa­teur, 7 % du PIB en Boli­vie, 3 % en Colom­bie et 0,5 % au Pérou.

Enfin, la dépen­dance envers les hydro­car­bures va de pair avec le niveau d’endettement externe. Ain­si, les plus dépen­dants, de ce point de vue, sont aus­si les pays où le niveau rela­tif d’endettement est le plus éle­vé. Là encore, le Vene­zue­la arrive en tête des pays andins, avec une dette externe de 140 % du PIB, loin devant la Boli­vie et l’Équateur, où elle repré­sente envi­ron 50 % du PIB, le Pérou (36 %) et la Colom­bie (18 %). La part du sec­teur public dans le PIB est un indi­ca­teur moins fiable, puisque celle-ci se situe autour de 10 % au Vene­zue­la et en Boli­vie, et autour de 6 % dans les autres pays andins.

Les modalités du nationalisme pétrolier

Depuis les années 1990, la gou­ver­nance éner­gé­tique des pays andins a sui­vi deux voies : celle de la régu­la­tion par le mar­ché, à tra­vers une poli­tique d’ouverture aux capi­taux pri­vés, qui se pour­suit jusqu’à nos jours dans cer­tains pays (notam­ment en Colom­bie et au Pérou) ; et celle de la régu­la­tion par l’État, avec le renou­veau du natio­na­lisme pétro­lier au cours des années 2000, dans d’autres (prin­ci­pa­le­ment au Vene­zue­la, en Équa­teur, en Boli­vie et en Argen­tine). La réduc­tion dras­tique de l’excédent com­mer­cial des pro­duc­teurs de pétrole pro­duite par le « contre­choc pétro­lier » des années 1980 a pro­vo­qué une « crise de la dette » lorsqu’un groupe de pays lati­no-amé­ri­cains entrai­né par le Mexique a décla­ré un mora­toire sur son rem­bour­se­ment au sec­teur pri­vé et aux orga­nismes mul­ti­la­té­raux. Il s’en est sui­vi une rené­go­cia­tion des termes de la dette, accom­pa­gnée de mesures d’ajustement struc­tu­rel incluant une réduc­tion dra­co­nienne des dépenses publiques et la pri­va­ti­sa­tion totale ou par­tielle des acti­vi­tés d’hydrocarbures en amont (explo­ra­tion et exploi­ta­tion) et en aval (trans­port, raf­fi­nage et com­mer­cia­li­sa­tion). Simul­ta­né­ment, ces pays s’efforçaient d’attirer de nou­veaux inves­tis­se­ments à tra­vers une poli­tique d’ouverture aux IDE, consis­tant pour l’essentiel à réduire les impôts et à flexi­bi­li­ser les condi­tions de rapa­trie­ment des capi­taux des entre­prises multinationales.

À la fin des années 1990, seul le Mexique avait pu conser­ver le contrôle de son sec­teur pétro­lier après la crise de la dette : tous les autres pays, y com­pris le Vene­zue­la et le Bré­sil (alors impor­ta­teurs nets d’hydrocarbures), ont dû pro­cé­der à la libé­ra­li­sa­tion de ce sec­teur, à tra­vers des contrats d’association entre entre­prises publiques et mul­ti­na­tio­nales. Ain­si, il n’existait plus d’entreprise publique pétro­lière en Argen­tine, ni au Gua­te­ma­la ; en Boli­vie, au Pérou et à Tri­ni­té et Toba­go, il exis­tait une entre­prise natio­nale, mais le mar­ché était ouvert. Au Bré­sil, en Colom­bie, en Équa­teur, au Vene­zue­la ou encore au Chi­li, les entre­prises natio­nales étaient sou­mises à la concur­rence des mul­ti­na­tio­nales, et le régime contrac­tuel domi­nant était celui des alliances public-privé.

Dans cer­tains cas (comme au Pérou et en Colom­bie), cette poli­tique de libé­ra­li­sa­tion répond jusqu’à ce jour aux besoins en inves­tis­se­ments et à la néces­si­té de garan­tir l’approvisionnement natio­nal en éner­gie, face au risque de dépen­dance externe. Dans d’autres cas (comme au Vene­zue­la, en Équa­teur, en Boli­vie et en Argen­tine), les réformes lan­cées dans les années 1990 ont été inter­rom­pues dans la décen­nie sui­vante, lais­sant place à un nou­veau mode de gou­ver­nance éner­gé­tique, d’orientation natio­na­liste très ins­pi­rée du capi­ta­lisme d’État mis en œuvre en Chine.

Le Vene­zue­la est le pre­mier pays d’Amérique latine à entre­prendre la rena­tio­na­li­sa­tion du sec­teur pétro­lier, après dix ans de poli­tiques néo­li­bé­rales. Ce chan­ge­ment d’orientation s’est effec­tué à tra­vers la nou­velle loi orga­nique sur les hydro­car­bures, entrée en vigueur en jan­vier 2002. À par­tir de 2006, le gou­ver­ne­ment a abro­gé tous les contrats asso­ciant des entre­prises mul­ti­na­tio­nales à PDVSA (Petró­leos de Vene­zue­la Socie­dad Anó­ni­ma) et créé autant de socié­tés mixtes où la par­ti­ci­pa­tion de l’État était au mini­mum de 50 % plus une voix. Simul­ta­né­ment, les rede­vances per­çues par l’État aug­men­taient à 30 % pour les champs tra­di­tion­nels et à 20 % pour les gise­ments de brut lourd et extra-lourd de la cein­ture de l’Orénoque (où se concentre l’essentiel des réserves prou­vées de pétrole conventionnel).

Cette poli­tique, orien­tée jusqu’en 2012 par les plans Siem­bra Petro­le­ra (sème le pétrole) puis Ple­na Sobe­ranía Petro­le­ra (sou­ve­rai­ne­té pétro­lière com­plète), n’a pas per­mis d’atteindre l’objectif de pro­duc­tion de 5,8 mil­lions de barils par jour, pour des rai­sons tenant à la fois à la gou­ver­nance cor­po­ra­tive et à l’état des infra­struc­tures pétro­lières. En fait, cette poli­tique a sur­tout don­né un nou­veau rôle à PDVSA, en fai­sant de cette entre­prise un ins­tru­ment des poli­tiques sociales. Sur le plan inter­na­tio­nal, le Vene­zue­la de Chá­vez est deve­nu un pro­ta­go­niste dans le regain d’influence de l’Opep (Orga­ni­sa­tion des pays expor­ta­teurs de pétrole) et dans la recon­fi­gu­ra­tion du modèle d’intégration régio­nale à tra­vers des alliances stra­té­giques entre entre­prises publiques et pro­grammes d’investissements en infra­struc­tures de pétrole et de gaz.

Cette poli­tique a sus­ci­té des ten­sions et des conflits. Ain­si, en avril 2002, le pré­sident Chá­vez fut vic­time d’une ten­ta­tive de ren­ver­se­ment orches­trée par l’opposition, lors des mani­fes­ta­tions orga­ni­sées par la Fédé­ra­tion des chambres de com­merce (Fedecá­ma­ras) qui se conclurent par des affron­te­ments armés. En décembre de la même année, débu­ta une grève géné­rale qui devait se ter­mi­ner, trois mois plus tard, par le licen­cie­ment de mil­liers de fonc­tion­naires de PDVSA. Sur le plan diplo­ma­tique, la négo­cia­tion d’un trai­té de libre-échange entre le Pérou et les États-Unis, cri­ti­quée avec viru­lence par Hugo Chá­vez, condui­sit à une crise diplo­ma­tique en 2006 et au retrait du Vene­zue­la de la Com­mu­nau­té andine des nations, un orga­nisme régio­nal créé en 1969 qui compte aujourd’hui cinq pays membres (la Colom­bie, l’Équateur, le Pérou, la Boli­vie et le Chili).

En Équa­teur, une pre­mière réforme natio­na­liste a eu lieu en 2006, obli­geant les entre­prises mul­ti­na­tio­nales à ver­ser à l’État au moins 50 % de leurs béné­fices « extra­or­di­naires », pro­ve­nant de la dif­fé­rence entre le prix de vente réel à cette époque et le prix en vigueur à la date de sous­crip­tion du contrat (avant le retour­ne­ment de ten­dance de 1998). La majo­ri­té des contrats en vigueur à cette époque avaient été signés dans les années 1990, or la hausse de prix obser­vée depuis plu­sieurs années lais­sait aux entre­prises des marges béné­fi­ciaires sub­stan­tielles, tan­dis que celles per­çues par l’État demeu­raient mar­gi­nales. Une fois arri­vé au pou­voir, en 2007, Rafael Cor­rea a radi­ca­li­sé ces réformes et entre­pris la rené­go­cia­tion de la plu­part des contrats avec le sec­teur pri­vé. En 2010, une nou­velle loi orga­nique sur les hydro­car­bures a consa­cré la reprise de contrôle du sec­teur pétro­lier par l’État, en assi­gnant aux deux entre­prises natio­nales, Petroe­cua­dor et Petroa­ma­zo­nas, un rôle hégé­mo­nique dans toutes les acti­vi­tés, de l’amont (pros­pec­tion et exploi­ta­tion) et de l’aval (trans­port, raf­fi­nage et com­mer­cia­li­sa­tion de pro­duits déri­vés). Entre­temps, la décla­ra­tion de cadu­ci­té du contrat asso­ciant l’entreprise nord-amé­ri­caine Occi­den­tal Petro­leum et l’État équa­to­rien (en 2006) avait inau­gu­ré une série de dif­fé­rends por­tés devant le Cir­di (le Centre inter­na­tio­nal pour le règle­ment des dif­fé­rends rela­tifs aux inves­tis­se­ments), dont cer­tains se pour­suivent à ce jour. Cet orga­nisme de la Banque mon­diale, char­gé de consti­tuer des tri­bu­naux à la demande d’entreprises ou de pays, est cri­ti­qué pour rendre plu­tôt des arbi­trages en faveur des pre­mières contre les seconds, ce qui a notam­ment conduit la Boli­vie, l’Équateur et le Vene­zue­la à dénon­cer la conven­tion dont il est issu.

Cette poli­tique est sujette à des contra­dic­tions nées en par­tie de la pres­sion des acteurs sociaux, en par­ti­cu­lier éco­lo­gistes et indi­gé­nistes. D’un côté, elle s’inscrit dans la conti­nui­té de la cam­pagne de « réac­ti­va­tion pétro­lière », lan­cée au début des années 2000. Elle a été mar­quée par le retour de l’Équateur au sein de l’Opep en 2007 et par la pers­pec­tive de nou­velles séries d’appels d’offres pour la région ama­zo­nienne, notam­ment pour exploi­ter les gise­ments pétro­liers ITT (acro­nyme des champs Ish­pin­go, Tipu­ti­ni et Tam­bo­co­cha), situés dans une région sen­sible au plan éco­lo­gique et social. De l’autre côté, elle a mar­qué le pas avec l’annonce d’un mora­toire sur les acti­vi­tés pétro­lières dans cette région (en 2007), en par­ti­cu­lier dans les espaces pro­té­gés, en échange d’une contri­bu­tion finan­cière de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. En aout 2013, le pré­sident Cor­rea a cepen­dant annon­cé la fin de ce mora­toire, en atten­dant de confier l’exploitation du plus gros gise­ment pétro­lier de ce pays, à l’entreprise natio­nale Petroamazonas.

En Boli­vie, les pre­miers chan­ge­ments dans le sens du natio­na­lisme pétro­lier sont inter­ve­nus avec la loi de mai 2005, à la suite des résul­tats du réfé­ren­dum du 18 juillet 2004 sur la natio­na­li­sa­tion du sec­teur. Cette loi décla­rait la cadu­ci­té de tous les contrats en vigueur jusqu’alors et accor­dait un délai de six mois aux entre­prises pri­vées pour les rené­go­cier avec l’État. D’autre part, elle rele­vait le niveau des rede­vances à 50 % de la valeur de la pro­duc­tion, aux­quelles s’ajoutait un impôt direct sur les hydro­car­bures de 32 % du volume pro­duit. L’opposition crois­sante au gou­ver­ne­ment de Car­los Mesa a conduit ce der­nier à démis­sion­ner le 5 mai 2005 et n’a pas per­mis que les condi­tions de rené­go­cia­tions soient réunies dans le délai pré­vu par la loi. C’est donc le pré­sident Morales qui a pro­cé­dé par décret à la natio­na­li­sa­tion des hydro­car­bures, en mai 2006. Ce fai­sant, il décla­rait « illé­gaux et incons­ti­tu­tion­nels » tous les contrats en vigueur, avant d’ordonner la récu­pé­ra­tion des champs de gaz natu­rel et de pétrole en exploi­ta­tion, ain­si que la remise de l’ensemble de la pro­duc­tion d’hydrocarbures à YPFB (Yaci­mien­tos Petrolí­fe­ros Fis­cales Boli­via­nos). D’autre part, un impôt de 32 % sur la valeur de la pro­duc­tion a été créé au pro­fit de l’entreprise nationale.

Cette poli­tique s’inscrit dans un scé­na­rio conflic­tuel, tant au plan interne qu’au plan externe, qui rap­pelle à plu­sieurs égards le contexte des natio­na­li­sa­tions de 1937 (lorsque l’entreprise nord-amé­ri­caine Stan­dard Oil of New Jer­sey fut expul­sée du pays pour exploi­ta­tion illé­gale du gise­ment du Cha­co) et 1969 (lorsque l’État prit le contrôle des actifs d’une autre mul­ti­na­tio­nale amé­ri­caine, Gulf Oil). Certes, elle a contri­bué à réduire la ten­sion sociale, exa­cer­bée par la pers­pec­tive de l’exportation de gaz natu­rel vers le Chi­li, avec Paci­fic LNG, qui avait pous­sé le pré­sident Sán­chez de Loza­da à la démis­sion, le 17 octobre 2003, et n’avait pu être apai­sée par son suc­ces­seur Car­los Mesa. Il n’en demeure pas moins que la natio­na­li­sa­tion du 1er mai 2006 et la négo­cia­tion avec le gou­ver­ne­ment argen­tin qui s’en est sui­vie n’ont pas réso­lu le pro­blème de l’isolement com­mer­cial du pays, faute d’accès direct à la côte Paci­fique. En outre, la poli­tique natio­na­liste d’Evo Morales ren­contre une forte résis­tance dans les dépar­te­ments de la région orien­tale (connue comme la Media Luna), où se concentre notam­ment l’essentiel de la pro­duc­tion de gaz et ali­mente les vel­léi­tés auto­no­mistes des élites de San­ta Cruz, pri­vées de ce fait d’une rente substantielle.

Enfin, le renou­veau du natio­na­lisme pétro­lier au Vene­zue­la, en Boli­vie et en Équa­teur a conduit à une redé­fi­ni­tion des prin­cipes de l’intégration éner­gé­tique régio­nale, en rup­ture avec le modèle d’intégration hémi­sphé­rique pro­mu en par­ti­cu­lier par les États-Unis dans les années 1980 – 1990. Finan­cée en par­tie par les béné­fices extra­or­di­naires géné­rés par la hausse régu­lière des prix pétro­liers depuis 1999, la diplo­ma­tie véné­zué­lienne s’est d’abord tra­duite par une poli­tique d’accords d’approvisionnement sub­ven­tion­nés à des pays impor­ta­teurs (notam­ment d’Amérique cen­trale et des Caraïbes), des pro­po­si­tions d’alliances stra­té­giques entre PDVSA et d’autres entre­prises publiques lati­no-amé­ri­caines et caraïbes (comme YPFB en Boli­vie, Petroe­cua­dor en Équa­teur, Enar­sa (Energía Agen­ti­na Socie­dad Anó­ni­ma) en Argen­tine ou Ancap (Admi­nis­tra­ción Nacio­nal de Com­bus­tibles, Alco­hol y Port­land) en Uru­guay) et des pro­jets de construc­tion d’infrastructures (raf­fi­ne­ries et gazo­ducs). Dans un deuxième temps, cette poli­tique s’est trans­for­mée en un véri­table pro­jet d’intégration, plus poli­tique qu’économique. Cela a mené au lan­ce­ment de trois pro­jets sous-régio­naux (Petro­ca­ribe, Petroan­di­na et Petro­sur), en 2005, pour pro­mou­voir le rôle des États et des entre­prises publiques dans le pro­ces­sus d’intégration.

L’une des ini­tia­tives les plus abou­ties, en matière de coopé­ra­tion mul­ti­la­té­rale, est l’accord de San José, qui pré­voit l’échange d’une par­tie de la fac­ture pétro­lière des pays impor­ta­teurs d’Amérique cen­trale et des Caraïbes, en dette externe contrac­tée envers le Vene­zue­la et le Mexique. C’est sur la base de cet accord que le Vene­zue­la a créé Petro­ca­ribe, une orga­ni­sa­tion qui compte actuel­le­ment dix-neuf membres et dont l’objet consiste à garan­tir l’approvisionnement direct en pro­duits pétro­liers aux pays impor­ta­teurs des Caraïbes, tout en leur offrant des faci­li­tés de cré­dit grâce à un sys­tème de finan­ce­ment dif­fé­ré à taux variables.

Conclusion

Les réformes menées à bien dans l’aire andine obéissent donc à des moda­li­tés spé­ci­fiques d’un pays à l’autre, qui déter­minent leur nature et leur por­tée. En outre, nous avons vu que les moda­li­tés du natio­na­lisme pétro­lier varient d’un pays à l’autre et, par consé­quent, ne devraient pas se confondre en une seule vague de natio­na­li­sa­tions comme dans les années 1970. Les réformes actuelles dif­fèrent des natio­na­li­sa­tions anté­rieures, parce qu’elles inter­viennent dans un contexte éco­no­mique et géo­po­li­tique dis­tinct et que leur via­bi­li­té dépend de variables dif­fi­ci­le­ment contrô­lables dans le contexte actuel, en par­ti­cu­lier le prix du pétrole et la diplo­ma­tie véné­zué­lienne. Le point com­mun entre le Vene­zue­la, l’Équateur et la Boli­vie se situe dans la volon­té de leurs gou­ver­ne­ments res­pec­tifs de reprendre le contrôle de l’industrie, pour cap­ter une rente plus équi­table, face aux entre­prises mul­ti­na­tio­nales, et répondre ain­si aux demandes sociales sans com­pro­mettre le niveau d’endettement de l’État.

Qu’est-ce qui garan­tit la via­bi­li­té des chan­ge­ments dans les sys­tèmes de gou­ver­nance éner­gé­tique de ces pays aujourd’hui ? Le pro­blème est moins de dis­cu­ter le droit des États à reven­di­quer la pro­prié­té de res­sources aus­si stra­té­giques que le pétrole et le gaz natu­rel, que d’évaluer leur capa­ci­té de trans­for­mer ces richesses en capa­ci­té de déve­lop­pe­ment pro­duc­tif. La légi­ti­mi­té des demandes des popu­la­tions pour une meilleure répar­ti­tion des béné­fices géné­rés par les hydro­car­bures n’est donc pas en cause, sur­tout d’un point de vue moral, si l’on consi­dère la hausse régu­lière de ces der­niers depuis une quin­zaine d’années et la situa­tion pri­vi­lé­giée des entre­prises mul­ti­na­tio­nales dans la région, après deux décen­nies de crise éco­no­mique et financière.

Il serait tou­te­fois erro­né de confondre la hausse des béné­fices avec leur meilleure répar­ti­tion. Les réformes entre­prises dans ces pays dépendent certes de fac­teurs endo­gènes, tels que la struc­ture du sys­tème de gou­ver­nance éner­gé­tique ou la capa­ci­té pro­duc­tive des entre­prises publiques pétro­lières, mais sur­tout de fac­teurs exo­gènes, tels que la hausse des prix sur les mar­chés mon­diaux depuis 1999, le flux des IDE, ou encore les rela­tions diplo­ma­tiques entre pays expor­ta­teurs et impor­ta­teurs de la région. Ces élé­ments laissent pen­ser qu’une poli­tique natio­na­liste à outrance serait sui­ci­daire, au moment où l’accroissement de la demande mon­diale et des prix offrent des oppor­tu­ni­tés de mar­ché sans pré­cé­dent pour les pays expor­ta­teurs de pétrole et de gaz natu­rel. Dès lors, il n’est pas éton­nant que les gou­ver­ne­ments du Vene­zue­la, de Boli­vie et d’Équateur aient entre­pris des négo­cia­tions avec les entre­prises mul­ti­na­tio­nales, voire avec leurs homo­logues au Bré­sil, en Argen­tine ou en Colom­bie, orien­tées à modé­rer la rhé­to­rique anti­ca­pi­ta­liste et antiim­pé­ria­liste qui les avait por­tés au pouvoir.

Enfin, l’intégration boli­va­rienne pro­mue par le Vene­zue­la à tra­vers l’énergie n’a certes pas dépas­sé le stade d’accords bila­té­raux en ce qui concerne les pays du Cône sud et de la région andine, contrai­re­ment aux pays des Caraïbes et d’Amérique cen­trale. Il n’en demeure pas moins que, pour le meilleur ou pour le pire, la diplo­ma­tie véné­zué­lienne conti­nue­ra d’exercer une forte influence sur les poli­tiques pétro­lières des pays lati­no-amé­ri­cains, y com­pris pour les pro­duc­teurs moyens comme le Pérou et l’Équateur. À cet égard, l’élection de Nicolás Madu­ro à la pré­si­dence du Vene­zue­la ne pré­fi­gure pas à prio­ri une rup­ture idéo­lo­gique avec la poli­tique de son pré­dé­ces­seur, bien qu’il dis­pose d’une majo­ri­té net­te­ment plus courte et, par­tant, d’une moindre légi­ti­mi­té natio­nale. Si se confirme l’orientation natio­na­liste du gou­ver­ne­ment au pou­voir, le plus pro­bable est que les accords bila­té­raux — et à for­tio­ri les accords d’intégration régio­nale — soient de plus en plus condi­tion­nels. Les poli­tiques pétro­lières se sépa­re­raient alors sous l’influence des acteurs externes et par le jeu d’une idéo­lo­gi­sa­tion des poli­tiques publiques.

  1. Y com­pris le Mexique, qui est géné­ra­le­ment inclus dans les pays d’Amérique du Nord par les rap­ports de réfé­rence en la matière. Dans cet article, les pays andins sont le Vene­zue­la, la Colom­bie, l’Équateur, le Pérou et la Boli­vie. Dans d’autres cas s’y ajoute le Chi­li, qui fait par­tie du Cône sud avec l’Argentine, le Para­guay et l’Uruguay.
  2. Sauf pré­ci­sion contraire, les chiffres publiés dans cet article pro­viennent d’une étude por­tant sur la période 1998 – 2008. Voir G. Fon­taine, « Pétro­po­li­tique : une théo­rie de la gou­ver­nance éner­gé­tique », mémoire d’habilitation à diri­ger des recherches, Ins­ti­tut d’études poli­tiques de Paris (2010).

Guillaume Fontaine


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