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Gérer la transition écologique

Numéro 11 Novembre 2008 par Lechat Benoît

novembre 2008

Au début des années sep­tante, Ivan Illich inven­ta la notion de « mono­pole radi­cal » pour dési­gner l’emprise qu’exer­çait, sur les pro­fon­deurs de la socié­té, une tech­no­lo­gie comme le sys­tème du trans­port rou­tier, condui­sant à l’im­mo­bi­li­té tout en ren­dant qua­si­ment impos­sible le recours à toute autre alter­na­tive. Le constat d’Illich avait une dimen­sion pro­phé­tique : sor­tir d’un mono­pole radi­cal était très dif­fi­cile, voire impos­sible. On ne ferait pas d’o­me­lette sans cas­ser des œufs : il y aurait des vic­times, mais au fond cela vau­drait mieux que le main­tien d’un sta­tu quo com­plè­te­ment alié­nant. Le pen­seur, qui allait lar­ge­ment ins­pi­rer l’é­co­lo­gie poli­tique nais­sante, ne don­nait pas vrai­ment de mode d’emploi pour réa­li­ser le pas­sage à la socié­té convi­viale, c’est-à-dire à une socié­té où l’homme domine l’ou­til et où il n’est pas domi­né par lui. Il lui suf­fi­sait de mon­trer que d’autres che­mins étaient pos­sibles, sans réel­le­ment jamais indi­quer quel véhi­cule his­to­ri­co-poli­tique il fau­drait emprun­ter pour les par­cou­rir. Les mar­xistes de l’é­poque ne man­quèrent pas de le lui repro­cher, sa concep­tion de l’é­vo­lu­tion des socié­tés man­quant, selon eux, de la plus élé­men­taire scien­ti­fi­ci­té pla­ni­fi­ca­trice, comme celle que garan­tis­sait, pen­saient-ils, le maté­ria­lisme his­to­rique. Avec la lutte des classes, ils dis­po­saient, eux, d’un moteur infaillible pour avan­cer dans l’his­toire, tan­dis qu’Illich se refu­sait obs­ti­né­ment à conce­voir toute forme de construc­tion his­to­ri­co-poli­tique, lais­sant entendre que tous ceux qui s’a­don­naient à ce genre d’exer­cices étaient au fond des adeptes de l’o­na­nisme intel­lec­tuel… [efn_note]Philippe Van Pari­js, « Ivan Illich, de l’é­qui­voque à l’es­pé­rance », La Revue nou­velle, n° 4, avril 1989, p. 97 – 106.[/efn_note]

De l’utopie au sauvetage

Qua­rante ans plus tard, nous sem­blons bien loin de ces dis­cus­sions post­soixante- hui­tardes. L’heure n’est plus vrai­ment à l’es­cha­to­lo­gie ou aux débats sur la manière de récon­ci­lier défi niti­ve­ment les hommes, en les libé­rant de toute forme de domi­na­tion, qu’elle soit le fait de la tech­nique ou de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste. L’hu­ma­ni­té pense plu­tôt à sau­ver sa peau et, en l’oc­cur­rence, à faire en sorte que les condi­tions de vie sur terre ne deviennent pas pro­gres­si­ve­ment insup­por­tables pour un nombre crois­sant de ses habi­tants. Cette entre­prise de sau­ve­tage est pilo­tée par des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales comme l’O­NU, au sein des­quelles une série de trai­tés inter­na­tio­naux éta­blissent une liste d’o­bli­ga­tions à rem­plir par les États, comme celles qui ont trait à la lutte contre les chan­ge­ments cli­ma­tiques, mais pas seule­ment. C’est une toute nou­velle forme de contrac­tua­li­sa­tion de l’ac­tion des États qui s’ins­taure pro­gres­si­ve­ment, à un niveau qui à la fois les dépasse et les engage pour l’a­ve­nir. Un docu­ment publié en 2007 par la task force Déve­lop­pe­ment durable du Bureau du plan 1 a ain­si rele­vé pas moins de vingt et un objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable, décou­lant pour la plu­part des rati­fi cations d’ac­cords inter­na­tio­naux aux­quelles un État comme la Bel­gique s’est livré ces der­nières années.

Se représenter le changement

Mais évi­dem­ment, et c’est cela qui doit aujourd’­hui nous occu­per, la ques­tion cru­ciale est de savoir com­ment seront atteints ces objec­tifs dont le terme est géné­ra­le­ment situé au milieu du XXIe siècle. Sou­vent, c’est sur ce point de la mise en oeuvre que le bât com­mence à bles­ser, tant la marche semble incer­taine, entre la situa­tion pré­sente et une concré­ti­sa­tion aus­si proche (c’est pour bien­tôt) que loin­taine (on n’y est pas encore). Pour en prendre une seule mesure, repré­sen­tons- nous par exemple que le Belge (avec ses mai­sons mal iso­lées, son sys­tème de trans­port inef­fi cace, ses acié­ries, ses usines chi­miques, son agri­cul­ture consom­ma­trice de car­bone…) émet en moyenne l’é­qui­valent de 14 tonnes de gaz à effet de serre par an. Or il est plus que recom­man­dé par les cli­ma­to­logues que les habi­tants des pays indus­tria­li­sés réduisent de 90 % leurs émis­sions d’i­ci à 2050, ce qui ramè­ne­rait les émis­sions moyennes du Belge à moins de deux tonnes par an, soit un peu plus que ce qu’un auto­mo­bi­liste effec­tuant quinze mille kilo­mètres au volant d’une petite voi­ture émet en une année… On aper­çoit donc, avec ce seul exemple, que les bou­le­ver­se­ments de nos façons de consom­mer et de pro­duire, et les chan­ge­ments sociaux qui les accom­pa­gne­ront, sont de nature assez consi­dé­rables, pour le dire de manière modérée.

Surmonter le fossé entre l’objectif et le présent

On en arrive ain­si au point exact où la plu­part des plans de sau­ve­tage de la pla­nète ont abou­ti ces der­nières années, c’est-à-dire au constat du fos­sé entre l’i­déal à venir et le réel contem­po­rain, sans que jamais la métho­do­lo­gie pro­po­sée ne dépasse de beau­coup les appels au volon­ta­risme et au sens des res­pon­sa­bi­li­tés à l’é­gard des géné­ra­tions futures. Bien sûr, la plu­part de ces plans, comme par exemple le Plan B de Les­ter Brown 2, le Pacte éco­lo­gique de Nico­las Hulot ou plus près de chez nous, le Pacte éco­lo­gique belge, pré­sentent des bou­quets détaillés de mesures à mettre en oeuvre prio­ri­tai­re­ment. Mais ils se pré­oc­cupent peu de leur accep­ta­bi­li­té poli­tique et sociale, sinon via l’or­ga­ni­sa­tion de grands débats publics, que Gre­nelle a fi nale­ment incar­nés, comme, dans une très moindre mesure, le Prin­temps belge.

On en arrive ain­si au point exact où la plu­part des plans de sau­ve­tage de la pla­nète ont abou­ti ces der­nières années, c’est-à-dire au constat du fos­sé entre l’i­déal à venir et le réel contem­po­rain, sans que jamais la métho­do­lo­gie pro­po­sée ne dépasse de beau­coup les appels au volon­ta­risme et au sens des res­pon­sa­bi­li­tés à l’é­gard des géné­ra­tions futures. Bien sûr, la plu­part de ces plans, comme par exemple le Plan B de Les­ter Brown 3, le Pacte éco­lo­gique de Nico­las Hulot ou plus près de chez nous, le Pacte éco­lo­gique belge, pré­sentent des bou­quets détaillés de mesures à mettre en oeuvre prio­ri­tai­re­ment. Mais ils se pré­oc­cupent peu de leur accep­ta­bi­li­té poli­tique et sociale, sinon via l’or­ga­ni­sa­tion de grands débats publics, que Gre­nelle a fi nale­ment incar­nés, comme, dans une très moindre mesure, le Prin­temps belge.

Les nouvelles figures du politique

C’est des ten­ta­tives de construc­tion poli­tique de ces tran­si­tions et de leur jus­ti­fi cation éthique que tente de rendre compte le pré­sent dos­sier. Du Gre­nelle de France jus­qu’au Prin­temps de Bel­gique, on découvre com­ment le poli­tique tente de dépas­ser le fos­sé entre le pré­sent et l’ob­jec­tif en cher­chant sa voie dans la mosaïque com­plexe du chan­ge­ment éco­lo­gique. La métho­do­lo­gie est à l’i­mage des États qui les mettent en oeuvre : cen­tra­li­sée en France ; en mil­le­feuille en Bel­gique. Dans l’un comme dans l’autre cas, les inten­tions poli­tiques tra­di­tion­nelles (mar­quer des points contre ses adver­saires poli­tiques) semblent encore sou­vent pré­do­mi­nantes, ce qui peut d’ailleurs expli­quer, au moins en par­tie, les rela­tifs insuc­cès des deux entre­prises, qui n’au­ront fi nale­ment pas tou­jours su émer­ger au sein des contraintes du jeu poli­tique classique.

Mais au-delà de cette écume par­ti­sane, l’in­té­rêt des des­crip­tions menées par Erwan Lecoeur et par Ben­ja­min Denis est de mettre en relief les nou­velles formes que peut prendre l’ac­tion publique contem­po­raine au tra­vers de la ques­tion éco­lo­gique. La ques­tion qui se pose alors est de savoir quel est l’ordre de cau­sa­li­té : est-ce le défi éco­lo­gique qui trans­forme l’ac­tion publique ou, inver­se­ment, est-ce la forme contem­po­raine de l’ac­tion publique qui ne par­vient pas vrai­ment à rele­ver le défi ? Il y a sans doute rétro­ac­tion entre les deux, ces niveaux agis­sant constam­ment l’un sur l’autre. Car la ten­ta­tion à laquelle il importe sur­tout de résis­ter est celle de la nos­tal­gie d’un modèle linéaire et pyra­mi­dal où un pou­voir fort et cen­tra­li­sé serait seul sus­cep­tible de nous tirer d’af­faire. En matière de déve­lop­pe­ment durable, plus que par­tout ailleurs, le poli­tique contem­po­rain serait en quelque sorte « condam­né » à des­cendre de son pié­des­tal et à s’a­don­ner aux jeux incer­tains de la par­ti­ci­pa­tion et de la contrac­tua­li­sa­tion. L’exer­cice est à hauts risques, notam­ment celui de s’en­li­ser dans ce que le socio­logue alle­mand Ingol­fur Blüh­dorn appelle « the poli­tics of unsus­tai­na­bi­li­ty 3 », c’est-à-dire dans les conduites poli­tiques qui, sous le cou­vert de prendre au sérieux l’en­jeu éco­lo­gique, s’or­ga­nisent en réa­li­té sys­té­ma­ti­que­ment pour les contour­ner. De nou­velles usines à gaz bureau­cra­tiques seraient ain­si créées pour don­ner aux citoyens l’as­su­rance que les choses sont prises en main et qu’en même temps, tout pour­rait conti­nuer « busi­ness as usual ».

Entre politiques de l’insoutenabilité et gestion de la transition

des ten­dances non durables de nos poli­tiques éco­no­miques, conso­li­dant notre bonne vieille tra­di­tion locale de sau­ve­gar­der les indus­tries du pas­sé, qu’il s’a­gisse du sou­tien appor­té à la sidé­rur­gie (voir les mil­lions d’eu­ros gas­pillés dans le sou­tien d’une phase à chaud aus­si rapi­de­ment relan­cée que refer­mée), au blanc-bleu belge (neuf cent mille euros en Région wal­lonne pour faire la pro­mo­tion d’une viande qui n’est pas vrai­ment « durable ») ou aux aéro­ports « low cost » ; et demain peut-être au revi­val du nucléaire. Il est vrai que l’exemple en la matière vient d’en haut et que l’Eu­rope s’ap­prête à accor­der qua­rante mil­liards d’eu­ros à un sec­teur auto­mo­bile qui conti­nue de repré­sen­ter l’un des plus grands obs­tacles dans la lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique, alors que dans le même temps, les aides euro­péennes aux éner­gies renou­ve­lables peinent à atteindre le mil­liard d’eu­ros ! La crise éco­no­mique qui vient exa­cerbe évi­dem­ment les résis­tances de l’an­cien monde et on ne peut que com­prendre — sans pour autant le légi­ti­mer — le sou­ci des res­pon­sables euro­péens de ne pas voir s’ef­fon­drer un sec­teur cru­cial pour le PIB euro­péen et pour tous les tra­vailleurs qui en dépendent. Un tel effon­dre­ment serait tout le contraire de la tran­si­tion pro­gres­sive à laquelle on essaye par ailleurs de s’at­te­ler en fai­sant appel à des tré­sors d’in­gé­nie­rie sociale. Mais comme l’ex­plique Paul-Marie Bou­lan­ger, les dis­po­si­tifs de ges­tion des tran­si­tions éco­lo­giques que mettent en oeuvre les pays du nord de l’Eu­rope avec le prag­ma­tisme dont ils sont fami­liers, se concentrent sur des niches d’in­no­va­tion. Il s’a­git de pro­pul­ser les com­por­te­ments inno­vants sans s’at­ta­quer direc­te­ment au « disque dur » de nos socié­tés, par exemple en lan­çant des chan­tiers de tran­si­tion en matière fi scale.

Une ré-interrogation du social

L’in­ter­na­li­sa­tion de toutes les exter­na­li­tés néga­tives — l’ap­pli­ca­tion uni­ver­selle du prin­cipe du pol­lueur payeur — par le biais de la fi sca­li­té, semble condam­née à res­ter pour un cer­tain temps une sorte d’i­déal régu­la­teur, tant elle se heurte au noyau dur des com­por­te­ments éco­no­miques et sociaux héri­tés des deux pre­mières révo­lu­tions indus­trielles. Dans l’en­tre­tien avec Axel Gos­se­ries, nous voyons que, der­rière cette exi­gence, ce sont des ques­tions très lourdes de jus­tice intra- et inter­gé­né­ra­tion­nelle qui se posent. On se rend compte indi­rec­te­ment de ce que la lutte contre toutes les pol­lu­tions par le biais de la fi sca­li­té ne pour­ra sans doute se faire, si elle n’est pas arti­cu­lée avec une inter­ro­ga­tion plus large sur les ques­tions de redis­tri­bu­tion, comme le récent débat sur la TVA sur l’éner­gie l’a mon­tré 5. Enfi n, au-delà de ces ques­tions de jus­tice, c’est à une inter­ro­ga­tion à la fois anthro­po­lo­gique et socio­lo­gique sur les chan­ge­ments des rap­ports entre les êtres humains, qu’ils soient liés socia­le­ment ou pas, que nous serons de plus en plus conviés. Car der­rière les muta­tions de notre rap­port à l’a­ve­nir, au poli­tique et à la nature que des­sine la ques­tion de la tran­si­tion éco­lo­gique, se jouent peu­têtre des recom­po­si­tions plus pro­fondes des rap­ports entre les humains qui sont encore lar­ge­ment en attente de décryptage.

  1. Accé­lé­rer la tran­si­tion vers un déve­lop­pe­ment durable, Rap­port fédé­ral sur le déve­lop­pe­ment durable, décembre 2007.
  2. Les­ter R. Brown, Le Plan B, Pour un pacte éco­lo­gique mon­dial, pré­face de Nico­las Hulot, Cal­mann-Lévy, 2007.
  3. Ingol­fur Blüh­dorn, Ian Welsh, The Poli­tics of Unsus­tai­na­bi­li­ty, Eco-Poli­tics in the Post-Eco­lo­gist Era, Rout­ledge, 2008.

Lechat Benoît


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