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Géographie de la colère
C’est le titre qu’a donné l’anthropologue américano-indien Arjun Appadurai à ses réflexions sur la violence à l’âge de la globalisation. Elles permettent de mieux comprendre la stupeur suscitée en mai dernier par l’assassinat d’un soldat anglais en pleine rue à Londres. Ce fut un acte ostensiblement sanglant et commis sur la voie publique en vue d’être médiatisé. Pour […]
C’est le titre qu’a donné l’anthropologue américano-indien Arjun Appadurai1 à ses réflexions sur la violence à l’âge de la globalisation. Elles permettent de mieux comprendre la stupeur suscitée en mai dernier par l’assassinat d’un soldat anglais en pleine rue à Londres. Ce fut un acte ostensiblement sanglant et commis sur la voie publique en vue d’être médiatisé. Pour ses auteurs, il devait proclamer clairement aux yeux de tous qu’il était commis « au nom d’Allah ».
L’évènement londonien en a rappelé immanquablement deux autres non moins frappants. En mars 2012, à Toulouse et à Montauban, Mohamed Merah se filmait lui-même abattant froidement en rue plusieurs militaires français et des enfants d’une école juive. Et en avril 2013, au cœur de la grande communion civique du marathon à Boston, dans une sorte d’exhibition volontaire du terrorisme, les frères Tsarnaev commettaient leur attentat qui fit trois morts et deux-cent-soixante blessés.
Spécialiste de l’islam, le politologue Gilles Kepel2 a souligné les troublantes similitudes entre ces dernières tueries, y décelant des opérations expressives d’un « troisième âge du djihad », qu’il appelle aussi le « djihad du pauvre ». Toutes furent menées en Occident par de jeunes musulmans issus de l’immigration et brusquement radicalisés. Ce sont des passages à l’acte, dit Kepel, qui illustrent bien ce que le théoricien syrien de l’idéologie islamiste Abou Moussab Al-Souri préconisait sur Internet dès 2005 dans son Appel à la résistance islamique mondiale. Il avait parfaitement compris que les opérations centralisées et antérieurement impulsées par Al-Qaida — celles du « deuxième âge » — n’avaient guère d’avenir après celles du « premier âge » qui se réfère, quant à lui, au djihad contre l’Armée rouge en Afghanistan dans les années 1980. Compte tenu de l’efficacité de la surveillance instaurée par les systèmes de renseignement et les forces de sécurité occidentales, il avait perçu que le terrorisme de destruction massive organisé « par le haut » était devenu impraticable et que pour perpétuer la colère islamiste, il fallait lui substituer un djihad « par le bas », fait de la multiplication d’actions quasi spontanéistes mises en œuvre par des djihadistes autoradicalisés et incités à choisir eux-mêmes des cibles opportunes dans leur proximité. La répétition de leurs actions, plus modestes, mais néanmoins spectaculaires par leur médiatisation, sèmera, disait-il, une terreur diffuse qui multipliera les réactions occidentales islamophobes et soudera en retour une communauté de croyants immigrés. C’est alors, selon Al-Souri, qu’adviendra sous de meilleurs auspices l’affrontement qui détruira la civilisation occidentale sur son territoire même.
Ce développement de la violence individualisée est l’une des caractéristiques récentes de la mondialisation que nous vivons depuis plus de vingt ans. Dans les pays occidentaux, elle émane de petits groupes au sein des minorités ethniques marginalisées, parfois opprimées, mais néanmoins capables d’altérer les relations internationales en même temps que de faire exister sur place une crainte insécuritaire diffuse et constante. Des oppositions ethniques alimentent ce phénomène et poussent certains vers le terrorisme aveugle. C’est cette colère au sein des minorités que, depuis plusieurs années, Arjun Appadurai cherche à expliquer. Tant que nous n’aurons pas compris de quelle façon la globalisation suscite ces nouvelles formes de haine, dit-il, nous ne saurons pas trouver les ressources qui nous permettraient d’œuvrer pour une globalisation de l’espoir. Car le terrorisme globalisé n’est pas à ses yeux alimenté par des haines irréductibles ou l’hostilité fanatique primaire qu’on lui prête. Il est le fruit des craintes et des incertitudes identitaires, géographiques et politiques, liées aux mâchoires de la « globalisation d’en bas ». C’est le tréfonds des traumatismes de l’immigration et du malaise de la mondialisation que l’idéologie islamiste radicale est parvenue à capter et mobiliser à son profit. Il conduit certains à s’exprimer dans un paroxysme de violence qui fait d’eux les héros fantasmatiques d’une rédemption identitaire face aux Occidentaux.
Il ne s’agit d’aucune façon, au nom de l’égalité, de la liberté et du respect des différentes cultures, de trouver des excuses à ce que la terreur s’impose comme la face cauchemardesque de la globalisation. Mais il ne faut pas la dissocier des contradictions profondes de la mondialisation qui marginalisent identitairement certains pour que d’autres puissent sans trop de souci bénéficier de ce que leur apporte comme avantages l’internationalisation de la vie collective.
La globalisation, cette nouvelle révolution industrielle menée par de puissantes technologies d’information et de communication, est une notion magiquement positive pour les élites financières et leurs alliés politiques. Mais pour les peuples de couleur et autres marginaux du Sud qu’elle entraine dans les flux migratoires, elle touche à l’inclusion sociale. Ou plutôt, elle engendre pour beaucoup d’entre eux l’exclusion de la reconnaissance identitaire en dehors de laquelle la vie collective perd ses repères anciens et ses règles pour devenir un nouveau potentiel de violence. Selon Appadurai s’observe alors que les cartes géographiques des États et les cartes de la guerre ne se superposent plus.
S’agit-il, comme l’avait formulé Samuel Huntington, d’un « choc des civilisations » ? Appadurai ne le croit pas et pense qu’il vaut mieux parler d’une nouvelle civilisation des chocs. Le monde globalisé d’aujourd’hui obéit à une nouvelle géographie, dit-il. Il produit de nouvelles majorités et minorités déterritorialisées, de nouvelles catégories sociales qui génèrent de nouvelles anxiétés quant aux appartenances et aux droits octroyés aux uns et aux autres. Ces minorités n’ont pas surgi toutes formées et prêtes à la violence. Elles ont été produites dans les situations spécifiques de chaque pays, porteuses de souvenirs gênants hérités des périodes antérieures, rappelant les coercitions anciennes, les tensions et les échecs de la période coloniale, produisant l’arrogance réactive que suscitent les nouvelles formes de la domination. La naissance historique des nouvelles majorités et minorités est le moment critique des incertitudes identitaires engendrées par une toile de fond globale en transformation rapide. Les langues s’exacerbent, les inquiétudes sur la cohérence culturelle croissent, les styles de vie se contredisent, les référents religieux sont invoqués. Tout cela venant se superposer à la persistance ou l’aggravation des inégalités économiques constitue autant de sources d’anxiété sécuritaire. Vue sous cet angle, la violence sociale, même celle poussée par certains jusqu’à l’incandescence du terrorisme, concerne moins les vieilles haines et les peurs primordiales qu’elle ne manifeste une tentative d’exorciser le nouveau, l’émergent et l’incertain.
Le récent meurtre ostentatoire de Londres donne à voir comment la dynamique de la terreur ethnicisée à partir d’un contexte global très vaste parvient par métastases à pénétrer les capillaires d’une société locale traversée par les incertitudes du changement démographique, les peurs économiques et culturelles exacerbées par les dérives d’une médiatisation massive. Le « narcissisme de la différence » peut alors s’y transformer en fureur extrême où, dans la dynamique des rapports entre majorité et minorité, parmi les minoritaires, on prend les « autres » pour cible. Beaucoup de jeunes musulmans ont grandi dans un monde multiculturel où ils n’ont pas été mis dans les conditions de se sentir des citoyens de plein droit. Exposés aux messages des mollahs qui croient en une guerre permanente avec l’Occident, ils peuvent rejoindre la psychologie des minorités qui se nourrit des messages des médias et d’internet, et s’identifient au sort des musulmans en Palestine, au Cachemire, à New York ou ailleurs. De cette façon, identitairement, ils n’appartiennent paradoxalement plus à une minorité terrorisée, mais à une terrifiante majorité : le monde musulman lui-même. Leur perception d’eux-mêmes fait place à un autre sentiment de soi, celui d’une minorité d’avant-garde parlant au nom d’une majorité sacrée : les musulmans du monde.
Sinistre dérive ! Certes. Mais résultat aussi de la manière dont, au cours de la seconde moitié du XXe>/sup> siècle, a été conçu et maintenu le statut des minorités et des majorités dans les sociétés européennes d’immigration. La géographie de notre monde globalisé est remplie de minorités en colère où peuvent se recruter les acteurs du terrorisme global. Face à cette réalité, rien ne serait toutefois pire que de croire que l’avenir pourrait s’éclaircir et l’espoir renaitre en cherchant simplement à éliminer la présence des minorités. En parlant au nom de ceux qu’elle considère comme une « majorité menacée », l’extrême droite en Europe prône d’une façon ou d’une autre l’extinction des minorités devenues socialement proches et qui mettraient en péril la survie de « leur » civilisation. Mais c’est là un discours fallacieux, trompeur en ce qu’il donne à croire qu’il serait possible de démondialiser notre temps pour en revenir à l’imaginaire quiétude d’un entre-nous perdu. Outre que ce discours repose sur l’application généralisée de stéréotypes moralement irrecevables, il est aussi l’expression d’une démagogie génératrice de pratiques aussi inacceptables que celles qu’il dénonce. Nous n’avons pas d’autre choix que celui de définir les voies qui apaiseront la violence en favorisant la réintégration globale des sociétés devenues culturellement composites. Là se trouve l’un des combats majeurs de la démocratie inachevée qui est la nôtre.
- Arjun Appadurai, Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot, 2007.
- Dans Le Monde du 30 avril 2013.