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Géographie de la colère

Numéro 6 Juin 2013 par Albert Bastenier

juin 2013

C’est le titre qu’a don­né l’anthropologue amé­­ri­­ca­­no-indien Arjun Appa­du­rai à ses réflexions sur la vio­lence à l’âge de la glo­ba­li­sa­tion. Elles per­mettent de mieux com­prendre la stu­peur sus­ci­tée en mai der­nier par l’assassinat d’un sol­dat anglais en pleine rue à Londres. Ce fut un acte osten­si­ble­ment san­glant et com­mis sur la voie publique en vue d’être média­ti­sé. Pour […]

C’est le titre qu’a don­né l’anthropologue amé­ri­ca­no-indien Arjun Appa­du­rai1 à ses réflexions sur la vio­lence à l’âge de la glo­ba­li­sa­tion. Elles per­mettent de mieux com­prendre la stu­peur sus­ci­tée en mai der­nier par l’assassinat d’un sol­dat anglais en pleine rue à Londres. Ce fut un acte osten­si­ble­ment san­glant et com­mis sur la voie publique en vue d’être média­ti­sé. Pour ses auteurs, il devait pro­cla­mer clai­re­ment aux yeux de tous qu’il était com­mis « au nom d’Allah ».

L’évènement lon­do­nien en a rap­pe­lé imman­qua­ble­ment deux autres non moins frap­pants. En mars 2012, à Tou­louse et à Mon­tau­ban, Moha­med Merah se fil­mait lui-même abat­tant froi­de­ment en rue plu­sieurs mili­taires fran­çais et des enfants d’une école juive. Et en avril 2013, au cœur de la grande com­mu­nion civique du mara­thon à Bos­ton, dans une sorte d’exhibition volon­taire du ter­ro­risme, les frères Tsar­naev com­met­taient leur atten­tat qui fit trois morts et deux-cent-soixante blessés.

Spé­cia­liste de l’islam, le poli­to­logue Gilles Kepel2 a sou­li­gné les trou­blantes simi­li­tudes entre ces der­nières tue­ries, y déce­lant des opé­ra­tions expres­sives d’un « troi­sième âge du dji­had », qu’il appelle aus­si le « dji­had du pauvre ». Toutes furent menées en Occi­dent par de jeunes musul­mans issus de l’immigration et brus­que­ment radi­ca­li­sés. Ce sont des pas­sages à l’acte, dit Kepel, qui illus­trent bien ce que le théo­ri­cien syrien de l’idéologie isla­miste Abou Mous­sab Al-Sou­ri pré­co­ni­sait sur Inter­net dès 2005 dans son Appel à la résis­tance isla­mique mon­diale. Il avait par­fai­te­ment com­pris que les opé­ra­tions cen­tra­li­sées et anté­rieu­re­ment impul­sées par Al-Qai­da — celles du « deuxième âge » — n’avaient guère d’avenir après celles du « pre­mier âge » qui se réfère, quant à lui, au dji­had contre l’Armée rouge en Afgha­nis­tan dans les années 1980. Compte tenu de l’efficacité de la sur­veillance ins­tau­rée par les sys­tèmes de ren­sei­gne­ment et les forces de sécu­ri­té occi­den­tales, il avait per­çu que le ter­ro­risme de des­truc­tion mas­sive orga­ni­sé « par le haut » était deve­nu impra­ti­cable et que pour per­pé­tuer la colère isla­miste, il fal­lait lui sub­sti­tuer un dji­had « par le bas », fait de la mul­ti­pli­ca­tion d’actions qua­si spon­ta­néistes mises en œuvre par des dji­ha­distes auto­ra­di­ca­li­sés et inci­tés à choi­sir eux-mêmes des cibles oppor­tunes dans leur proxi­mi­té. La répé­ti­tion de leurs actions, plus modestes, mais néan­moins spec­ta­cu­laires par leur média­ti­sa­tion, sème­ra, disait-il, une ter­reur dif­fuse qui mul­ti­plie­ra les réac­tions occi­den­tales isla­mo­phobes et sou­de­ra en retour une com­mu­nau­té de croyants immi­grés. C’est alors, selon Al-Sou­ri, qu’adviendra sous de meilleurs aus­pices l’affrontement qui détrui­ra la civi­li­sa­tion occi­den­tale sur son ter­ri­toire même.

Ce déve­lop­pe­ment de la vio­lence indi­vi­dua­li­sée est l’une des carac­té­ris­tiques récentes de la mon­dia­li­sa­tion que nous vivons depuis plus de vingt ans. Dans les pays occi­den­taux, elle émane de petits groupes au sein des mino­ri­tés eth­niques mar­gi­na­li­sées, par­fois oppri­mées, mais néan­moins capables d’altérer les rela­tions inter­na­tio­nales en même temps que de faire exis­ter sur place une crainte insé­cu­ri­taire dif­fuse et constante. Des oppo­si­tions eth­niques ali­mentent ce phé­no­mène et poussent cer­tains vers le ter­ro­risme aveugle. C’est cette colère au sein des mino­ri­tés que, depuis plu­sieurs années, Arjun Appa­du­rai cherche à expli­quer. Tant que nous n’aurons pas com­pris de quelle façon la glo­ba­li­sa­tion sus­cite ces nou­velles formes de haine, dit-il, nous ne sau­rons pas trou­ver les res­sources qui nous per­met­traient d’œuvrer pour une glo­ba­li­sa­tion de l’espoir. Car le ter­ro­risme glo­ba­li­sé n’est pas à ses yeux ali­men­té par des haines irré­duc­tibles ou l’hostilité fana­tique pri­maire qu’on lui prête. Il est le fruit des craintes et des incer­ti­tudes iden­ti­taires, géo­gra­phiques et poli­tiques, liées aux mâchoires de la « glo­ba­li­sa­tion d’en bas ». C’est le tré­fonds des trau­ma­tismes de l’immigration et du malaise de la mon­dia­li­sa­tion que l’idéologie isla­miste radi­cale est par­ve­nue à cap­ter et mobi­li­ser à son pro­fit. Il conduit cer­tains à s’exprimer dans un paroxysme de vio­lence qui fait d’eux les héros fan­tas­ma­tiques d’une rédemp­tion iden­ti­taire face aux Occidentaux.

Il ne s’agit d’aucune façon, au nom de l’égalité, de la liber­té et du res­pect des dif­fé­rentes cultures, de trou­ver des excuses à ce que la ter­reur s’impose comme la face cau­che­mar­desque de la glo­ba­li­sa­tion. Mais il ne faut pas la dis­so­cier des contra­dic­tions pro­fondes de la mon­dia­li­sa­tion qui mar­gi­na­lisent iden­ti­tai­re­ment cer­tains pour que d’autres puissent sans trop de sou­ci béné­fi­cier de ce que leur apporte comme avan­tages l’internationalisation de la vie collective.

La glo­ba­li­sa­tion, cette nou­velle révo­lu­tion indus­trielle menée par de puis­santes tech­no­lo­gies d’information et de com­mu­ni­ca­tion, est une notion magi­que­ment posi­tive pour les élites finan­cières et leurs alliés poli­tiques. Mais pour les peuples de cou­leur et autres mar­gi­naux du Sud qu’elle entraine dans les flux migra­toires, elle touche à l’inclusion sociale. Ou plu­tôt, elle engendre pour beau­coup d’entre eux l’exclusion de la recon­nais­sance iden­ti­taire en dehors de laquelle la vie col­lec­tive perd ses repères anciens et ses règles pour deve­nir un nou­veau poten­tiel de vio­lence. Selon Appa­du­rai s’observe alors que les cartes géo­gra­phiques des États et les cartes de la guerre ne se super­posent plus.

S’agit-il, comme l’avait for­mu­lé Samuel Hun­ting­ton, d’un « choc des civi­li­sa­tions » ? Appa­du­rai ne le croit pas et pense qu’il vaut mieux par­ler d’une nou­velle civi­li­sa­tion des chocs. Le monde glo­ba­li­sé d’aujourd’hui obéit à une nou­velle géo­gra­phie, dit-il. Il pro­duit de nou­velles majo­ri­tés et mino­ri­tés déter­ri­to­ria­li­sées, de nou­velles caté­go­ries sociales qui génèrent de nou­velles anxié­tés quant aux appar­te­nances et aux droits octroyés aux uns et aux autres. Ces mino­ri­tés n’ont pas sur­gi toutes for­mées et prêtes à la vio­lence. Elles ont été pro­duites dans les situa­tions spé­ci­fiques de chaque pays, por­teuses de sou­ve­nirs gênants héri­tés des périodes anté­rieures, rap­pe­lant les coer­ci­tions anciennes, les ten­sions et les échecs de la période colo­niale, pro­dui­sant l’arrogance réac­tive que sus­citent les nou­velles formes de la domi­na­tion. La nais­sance his­to­rique des nou­velles majo­ri­tés et mino­ri­tés est le moment cri­tique des incer­ti­tudes iden­ti­taires engen­drées par une toile de fond glo­bale en trans­for­ma­tion rapide. Les langues s’exacerbent, les inquié­tudes sur la cohé­rence cultu­relle croissent, les styles de vie se contre­disent, les réfé­rents reli­gieux sont invo­qués. Tout cela venant se super­po­ser à la per­sis­tance ou l’aggravation des inéga­li­tés éco­no­miques consti­tue autant de sources d’anxiété sécu­ri­taire. Vue sous cet angle, la vio­lence sociale, même celle pous­sée par cer­tains jusqu’à l’incandescence du ter­ro­risme, concerne moins les vieilles haines et les peurs pri­mor­diales qu’elle ne mani­feste une ten­ta­tive d’exorciser le nou­veau, l’émergent et l’incertain.

Le récent meurtre osten­ta­toire de Londres donne à voir com­ment la dyna­mique de la ter­reur eth­ni­ci­sée à par­tir d’un contexte glo­bal très vaste par­vient par méta­stases à péné­trer les capil­laires d’une socié­té locale tra­ver­sée par les incer­ti­tudes du chan­ge­ment démo­gra­phique, les peurs éco­no­miques et cultu­relles exa­cer­bées par les dérives d’une média­ti­sa­tion mas­sive. Le « nar­cis­sisme de la dif­fé­rence » peut alors s’y trans­for­mer en fureur extrême où, dans la dyna­mique des rap­ports entre majo­ri­té et mino­ri­té, par­mi les mino­ri­taires, on prend les « autres » pour cible. Beau­coup de jeunes musul­mans ont gran­di dans un monde mul­ti­cul­tu­rel où ils n’ont pas été mis dans les condi­tions de se sen­tir des citoyens de plein droit. Expo­sés aux mes­sages des mol­lahs qui croient en une guerre per­ma­nente avec l’Occident, ils peuvent rejoindre la psy­cho­lo­gie des mino­ri­tés qui se nour­rit des mes­sages des médias et d’internet, et s’identifient au sort des musul­mans en Pales­tine, au Cache­mire, à New York ou ailleurs. De cette façon, iden­ti­tai­re­ment, ils n’appartiennent para­doxa­le­ment plus à une mino­ri­té ter­ro­ri­sée, mais à une ter­ri­fiante majo­ri­té : le monde musul­man lui-même. Leur per­cep­tion d’eux-mêmes fait place à un autre sen­ti­ment de soi, celui d’une mino­ri­té d’avant-garde par­lant au nom d’une majo­ri­té sacrée : les musul­mans du monde.

Sinistre dérive ! Certes. Mais résul­tat aus­si de la manière dont, au cours de la seconde moi­tié du XXe>/sup> siècle, a été conçu et main­te­nu le sta­tut des mino­ri­tés et des majo­ri­tés dans les socié­tés euro­péennes d’immigration. La géo­gra­phie de notre monde glo­ba­li­sé est rem­plie de mino­ri­tés en colère où peuvent se recru­ter les acteurs du ter­ro­risme glo­bal. Face à cette réa­li­té, rien ne serait tou­te­fois pire que de croire que l’avenir pour­rait s’éclaircir et l’espoir renaitre en cher­chant sim­ple­ment à éli­mi­ner la pré­sence des mino­ri­tés. En par­lant au nom de ceux qu’elle consi­dère comme une « majo­ri­té mena­cée », l’extrême droite en Europe prône d’une façon ou d’une autre l’extinction des mino­ri­tés deve­nues socia­le­ment proches et qui met­traient en péril la sur­vie de « leur » civi­li­sa­tion. Mais c’est là un dis­cours fal­la­cieux, trom­peur en ce qu’il donne à croire qu’il serait pos­sible de démon­dia­li­ser notre temps pour en reve­nir à l’imaginaire quié­tude d’un entre-nous per­du. Outre que ce dis­cours repose sur l’application géné­ra­li­sée de sté­réo­types mora­le­ment irre­ce­vables, il est aus­si l’expression d’une déma­go­gie géné­ra­trice de pra­tiques aus­si inac­cep­tables que celles qu’il dénonce. Nous n’avons pas d’autre choix que celui de défi­nir les voies qui apai­se­ront la vio­lence en favo­ri­sant la réin­té­gra­tion glo­bale des socié­tés deve­nues cultu­rel­le­ment com­po­sites. Là se trouve l’un des com­bats majeurs de la démo­cra­tie inache­vée qui est la nôtre.

  1. Arjun Appa­du­rai, Géo­gra­phie de la colère. La vio­lence à l’âge de la glo­ba­li­sa­tion, Payot, 2007.
  2. Dans Le Monde du 30 avril 2013.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.