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Gaz de schiste. Les feuilles d’un arbre mort

Numéro 6 Juin 2013 par Cheyenne Krishan

juin 2013

Pour sai­sir ce que la révo­lu­tion du gaz de schiste a engen­dré aux États-Unis, il faut aller à Sabine Pass en Loui­siane. Sur un ruban de côte, cinq gigan­tesques citernes émergent des maré­cages qui se jettent dans le golfe du Mexique. L’emplacement est en passe de deve­nir le pre­mier port de char­ge­ment de gaz liquide amé­ri­cain. Les […]

Pour sai­sir ce que la révo­lu­tion du gaz de schiste a engen­dré aux États-Unis, il faut aller à Sabine Pass en Loui­siane. Sur un ruban de côte, cinq gigan­tesques citernes émergent des maré­cages qui se jettent dans le golfe du Mexique. L’emplacement est en passe de deve­nir le pre­mier port de char­ge­ment de gaz liquide américain.

Les citernes, qui peuvent conte­nir 5,2millions de mètres cubes de gaz natu­rel, ont été construites en 2008 par Che­niere Ener­gy, une entre­prise spé­cia­li­sée dans le sto­ckage du gaz liquide. À l’époque, les États-Unis man­quaient de res­sources éner­gé­tiques. Les cuves devaient ser­vir à conser­ver du gaz impor­té. Elles sont en train d’être réno­vées, mais cette fois pour entre­po­ser du gaz liqué­fié des­ti­né à l’exportation.

Che­niere Ener­gy a conclu des contrats pour four­nir du gaz de schiste, à par­tir de 2016, à plu­sieurs socié­tés de dis­tri­bu­tion étran­gères : Korea Gas en Corée, GAIL en Inde, et Cen­tri­ca en Grande-Bre­tagne. L’accord fina­li­sé avec Cen­tri­ca, qui sera effec­tif à par­tir de 2018, est le pre­mier réa­li­sé pour ache­mi­ner du gaz de schiste amé­ri­cain vers l’Europe.

Depuis 2007, année où l’exploitation du gaz de schiste a pris son envol aux États-Unis, le prix du gaz s’est effon­dré. En 2007, le prix par mil­lions de BTU (Bri­tish Ther­mal Unit) était de 14dollars, il est pas­sé à 2,80dollars de moyenne en 2012. L’offre amé­ri­caine est à pré­sent plus impor­tante que la demande, et le prix à l’unité du gaz amé­ri­cain une frac­tion de celui payé par les Asia­tiques et les Européens.

En plus « de faire des États-Unis l’Arabie saou­dite du gaz », comme le décla­rait Barack Oba­ma dans son dis­cours sur l’état de l’Union en janvier2012, l’exploitation du gaz de schiste et le bas prix de l’énergie ont entrai­né dans leur sillage la renais­sance d’industries amé­ri­caines éner­gi­vores comme la manu­fac­ture et la pro­duc­tion chi­mique. Les pro­grès tech­niques per­mettent d’utiliser le gaz comme matière pre­mière. Sol­vants, plas­tiques, pein­tures et autres lubri­fiants sont de plus en plus fabri­qués à par­tir du gaz et non du pétrole. Le bas prix du plas­tique fait reve­nir aux États-Unis de nom­breuses usines par­ties en Chine. L’Europe aus­si risque de se voir déro­ber une por­tion de son indus­trie. Gor­don Mof­fat, le direc­teur d’Eurofer, le lob­by des sidé­rur­gistes à Bruxelles, décla­rait au mois de février : « Nous consta­tons des trans­ferts de pro­duc­tion de l’Europe vers les États-Unis, c’est déjà évident dans le sec­teur pétro­chi­mique et cela se pro­duit éga­le­ment dans le sec­teur de l’acier. »

Du gaz de schiste pour l’Europe ?

À l’heure où le débat sur la tran­si­tion éner­gé­tique bat son plein et où plu­sieurs membres de l’Union euro­péenne cherchent des alter­na­tives au nucléaire, l’Europe rete­nue dans la crise de la dette lorgne l’expérience du gaz de schiste amé­ri­caine. Les voix en faveur de l’exploitation du gaz non conven­tion­nel se font plus insistantes.

L’exploitation du gaz de schiste en Europe pour­rait engen­drer des retom­bées éco­no­miques impor­tantes et ren­for­cer la sécu­ri­té de l’approvisionnement éner­gé­tique. À l’heure actuelle, 40% du gaz euro­péen pro­vient de Russie.

Le mal­heur du gaz de schiste est sa méthode d’extraction, la « frac­tu­ra­tion hydrau­lique », un pro­cé­dé qui consiste à libé­rer le gaz en bri­sant la roche avec un mélange d’eau, de sédi­ments et de pro­duits chi­miques injec­tés à haute pres­sion. Une tech­nique jugée pol­luante. Le gaz de schiste génère deux fois moins de CO2 que le char­bon lors de la com­bus­tion dans une cen­trale élec­trique, mais selon une étude récente de la Natio­nal Ocea­nic and Atmos­phe­ric Admi­nis­tra­tion (NOAA), il faut ajou­ter au bilan car­bone du schiste les fuites de méthane pro­ve­nant des puits. Résul­tat : les gaz à effet de serre émis par les deux hydro­car­bures sont plus ou moins équi­va­lents. Un état de fait incom­pa­tible avec les objec­tifs de la « feuille de route 2050 », adop­tée par la Com­mis­sion euro­péenne au mois de mars 2011 qui a pour ambi­tion « de réduire les gaz à effet de serre de 80% d’ici à 2050 (par rap­port au niveau de 1990)».

Chaque État membre de l’Union est libre de choi­sir son mix éner­gé­tique. Les pays euro­péens sont divi­sés sur la ques­tion, mais l’idée du gaz de schiste pous­sée par les lob­bys indus­triels fait son che­min. Plu­sieurs États tels la Pologne, la Grande-Bre­tagne et l’Ukraine s’emploient à explo­rer leurs réserves alors que d’autres comme la Bul­ga­rie ont inter­dit la frac­tu­ra­tion hydrau­lique. L’Allemagne se tâte et la France, après avoir été contre l’exploitation du gaz de schiste, com­mence à mon­trer des signes d’assouplissement.

La déci­sion de se lan­cer ou non dans l’exploitation du gaz de schiste doit se faire avec pré­cau­tion. Outre les dan­gers impor­tants liés à la pol­lu­tion, l’eldorado du schiste pré­sente encore de nom­breuses zones d’ombre.

Les incertitudes

Exploi­ter le gaz de schiste requiert d’importants moyens tech­no­lo­giques et coute cher. En juin2011, le New York Times (NYT) publie plu­sieurs articles qui remettent en ques­tion la ren­ta­bi­li­té du gaz non conven­tion­nel. Il appa­rait que le cout de pro­duc­tion du gaz de schiste est plus impor­tant que son prix de vente. Les articles du NYT se basent, entre autres, sur les recherches d’Arthur Ber­man, un géo­logue qui écrit pour la Petro­leum Review, la prin­ci­pale revue pétro­lière bri­tan­nique. Inter­ro­gé, il explique : « Les rap­ports finan­ciers que les socié­tés les plus actives en matière d’exploitation de gaz et d’huile de schiste aux États-Unis doivent rendre à la Com­mis­sion bour­sière, sur une période de cinq ans, affichent un seuil de ren­ta­bi­li­té qui se situe entre 6 et 8 dol­lars par uni­té en fonc­tion du gise­ment. Au prix actuel du gaz, peu de gise­ments rem­plissent les condi­tions pour être ren­tables. » À 2,80 dol­lars par mil­lion de BTU, le prix moyen du gaz sur le mar­ché amé­ri­cain en 2012 est très en deçà de ce qu’il était quand les géants du sec­teur ont inves­ti. Ils doivent revoir la valo­ri­sa­tion de leurs gisements.

Chris­tophe de Mar­ge­rie, le patron de Total, confirme dans une inter­view accor­dée au Monde au mois de jan­vier : « Le bilan n’est pas ter­rible, nous avons inves­ti sur la base de prix beau­coup plus éle­vés que ceux d’aujourd’hui (Total a inves­ti au Texas et dans l’Ohio).» Pour le numé­ro un du géant éner­gé­tique fran­çais, cette situa­tion est tem­po­raire : « Je ne vois pas l’intérêt d’aller inves­tir là où la ren­ta­bi­li­té n’est pas au ren­dez-vous. Les pro­duc­tions redé­mar­re­ront quand les prix du gaz repas­se­ront au-des­sus du prix de revient. »

Pour­quoi les entre­prises d’exploitation ne ferment-elles pas cer­tains puits en atten­dant que le prix du gaz remonte ? Tou­jours selon Ber­man : « C’est com­pli­qué. La valeur des actions des socié­tés qui exploitent le gaz de schiste est liée à la crois­sance de la pro­duc­tion et à celle des réserves exploi­tables. Si la crois­sance ralen­tit, la valeur des actions dimi­nue. Il ne faut pas perdre la confiance des inves­tis­seurs. » Résul­tat : le sys­tème risque de s’effondrer.

Et il risque de s’écrouler avant que le prix du gaz ne remonte car la dura­bi­li­té des gise­ments de gaz de schiste n’est pas assu­rée. Dans la revue Nature, David King, un ancien conseiller scien­ti­fique du gou­ver­ne­ment bri­tan­nique qui fait des recherches à l’université d’Oxford, signale que la pro­duc­ti­vi­té d’un puits décline très vite. Quelque 60 à 90% des réserves d’énergie sont exploi­tés dans les trois ou quatre pre­mières années qui suivent le forage. « Il faut forer conti­nuel­le­ment car les puits s’essoufflent rapi­de­ment », conclut Ber­man. Il faut donc conti­nuer à forer pour rem­bour­ser les dettes engen­drées par le pre­mier forage. « On peut ima­gi­ner ce qui se passe lorsque la pro­duc­tion s’écroule. »

Ren­ta­bi­li­ser les éven­tuels gise­ments euro­péens sera d’autant plus com­pli­qué que les couts de pro­duc­tion en Europe risquent d’être plus éle­vés qu’aux États-Unis. Il y a moins d’infrastructures, moins de main‑d’œuvre qua­li­fiée et les tours de forages sont moins nom­breuses et donc plus chères.

Il faut aus­si pou­voir déter­mi­ner les gise­ments qui peuvent être pro­duc­tifs. L’estimation exacte des dépôts com­mer­cia­le­ment exploi­tables en Europe reste incon­nue. Selon un rap­port du Par­le­ment euro­péen, ils s’élèvent à 14.000milliards de mètres cubes tech­ni­que­ment récu­pé­rables. Cela repré­sente approxi­ma­ti­ve­ment vingt-cinq ans de consom­ma­tion éner­gé­tique euro­péenne. Ces chiffres sont à prendre avec des pin­cettes car, comme le sou­ligne Bas­tien Alex, cher­cheur sur l’énergie à l’Institut de rela­tions inter­na­tio­nales et stra­té­giques (IRIS), « seuls les forages per­mettent d’évaluer les gisements ».

La den­si­té démo­gra­phique euro­péenne consti­tue aus­si un frein à l’exploitation. Connie Hede­gaard, com­mis­saire euro­péenne char­gée de l’Action pour le cli­mat sou­li­gnait dans The Guar­dian : « Ne nous atten­dons pas à ce que ce soit comme aux États-Unis. En Europe, le ter­ri­toire est beau­coup plus den­sé­ment peu­plé et les gise­ments sont géné­ra­le­ment proches des grandes villes. » Les consé­quences néfastes de la frac­tu­ra­tion hydrau­lique sur l’environnement se feront res­sen­tir beau­coup plus vite que dans les vastes éten­dues américaines.

Avant de déci­der quel futur éner­gé­tique choi­sir, il s’agira pour les pays euro­péens d’être pru­dents. Si l’on décide de pas­ser outre les risques envi­ron­ne­men­taux liés à la frac­tu­ra­tion hydrau­lique, les bien­faits éco­no­miques du gaz de schiste sont loin d’être une évi­dence. Une fois la révo­lu­tion éner­gé­tique lan­cée, il sera dif­fi­cile de faire marche arrière et comme le dit la prière des Indiens sémi­noles qui vivent au bord du golfe du Mexique : « On ne rem­place pas les feuilles d’un arbre mort. »

Cheyenne Krishan


Auteur

Cheyenne Krishan est journaliste/vidéaste freelance, spécialiste en questions de pêche industrielle et d’Afrique de l’Ouest. Elle a effectué des reportages pour des médias belges et internationaux. Elle a également été chargée de communications pour MSF au Niger et cofondatrice d’une entreprise de produits fermiers belges.