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Galerie du dragon

Numéro 3 Mars 2010 par Annick Dath

mars 2010

Plus que trois heures à tirer et il pour­rait décro­cher ! Si cette gale­rie pré­sen­tait un quel­conque inté­rêt, c’é­tait bien cette petite cour ombra­gée où il pou­vait regar­der son ennui le désa­gré­ger. Cette expo­si­tion à laquelle il avait rêvé pen­dant des années, qu’il avait pré­pa­rée pen­dant des mois, vers laquelle toute sa vie ou presque était ten­due depuis […]

Plus que trois heures à tirer et il pour­rait décro­cher ! Si cette gale­rie pré­sen­tait un quel­conque inté­rêt, c’é­tait bien cette petite cour ombra­gée où il pou­vait regar­der son ennui le désa­gré­ger. Cette expo­si­tion à laquelle il avait rêvé pen­dant des années, qu’il avait pré­pa­rée pen­dant des mois, vers laquelle toute sa vie ou presque était ten­due depuis deux semaines et six jours, cette expo­si­tion lui était deve­nue un calvaire.

En trois semaines, si on excepte le ver­nis­sage, il avait accueilli trente-sept dés­œu­vrés dont deux à l’in­té­rêt bruyant mais fac­tice, treize déses­pé­rés qui cher­chaient à par­ler, d’eux bien sûr, quelques avi­nés qu’il s’é­tait refu­sé à comp­ter et une dizaine d’é­tu­diants en arts gra­phiques que trai­nait leur pro­fes­seur. Faut-il pré­ci­ser qu’il n’a­vait rien ven­du à part un petit pay­sage bâclé et bra­dé acquis par sa mère ? Il n’é­tait ni sor­dide ni par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sé, mais il savait ce que cette expo­si­tion lui avait cou­té. Même s’il n’a­vait pas espé­ré ren­trer com­plè­te­ment dans ses frais, il n’a­vait pas ima­gi­né boire un tel bouillon. Les pro­chains mois seraient dif­fi­ciles. Plus qu’une vie spar­tiate, il redou­tait la ren­gaine des enfants « Avec toi c’est tou­jours la même chose, on ne peut jamais rien avoir, avec maman…» et le petit air enten­du des col­lègues qui étaient venus vider des verres au ver­nis­sage sans jeter un seul coup d’œil à ses toiles. Ils étaient venus soi-disant pour lui faire plai­sir et leur indif­fé­rence l’a­vait mis à la tor­ture. Le lun­di, cer­tains l’a­vaient remer­cié pour la chouette petite fête, sym­pa sur­tout après les dis­cours, mais pas un n’a­vait fait le moindre com­men­taire sur ses œuvres. Ils étaient contents pour­tant quand, le midi, entre deux tar­tines, il leur des­si­nait un bou­quet pour l’an­ni­ver­saire de la belle-mère ou qu’il cro­quait la mine furieuse du chef d’é­tage. Bien sûr ils ne lui deman­daient jamais s’il fai­sait autre chose, mais, à leur décharge, il faut dire que lui n’en par­lait jamais. Le bureau c’é­tait un monde et la mai­son un autre. Il en arri­vait à la conclu­sion qu’il aurait mieux fait de les lais­ser cloi­son­nés quand le carillon retentit.

Deux dames dans la soixan­taine venaient d’en­trer. Il s’ap­prê­tait à ajou­ter deux barres dans la colonne « dés­œu­vrés » quand il remar­qua la boule de poils blancs que l’une d’elles tenait en équi­libre sur son bras.

« Je suis déso­lé, Madame, mais les chiens ne sont pas admis dans la galerie. »

« Je ne le dépo­se­rai pas, ne crai­gnez rien. »
« Ça ne change rien, Madame, les chiens ne sont pas admis », répé­ta-t-il avec son ton le plus doux. Elles échan­gèrent un regard et sur un « si c’est comme ça » sor­tirent en cla­quant la porte. Qui n’aime pas les bêtes, n’aime pas les gens, c’est bien connu. Il fai­sait un effort pour ne pas se lais­ser aller à une bouf­fée de misan­thro­pie quand le carillon réson­na à nouveau.

Au pre­mier coup d’œil, il ne sut pas dans quelle colonne déjà éta­blie pla­cer une barre ; c’é­tait la pre­mière fois. Il salua l’homme qui entrait. La cin­quan­taine, élé­gant, mais pas guin­dé… tout en lui res­pi­rait l’ai­sance. Il com­men­çait une visite atten­tive, s’ar­rê­tant à chaque tableau, recu­lant par­fois pour trou­ver le bon point de vue. Si c’é­tait une pose, ça ne dure­rait pas, si c’é­tait de l’in­té­rêt… il osait à peine y pen­ser. Enfin ren­con­trer quel­qu’un capable de s’in­té­res­ser à lui, ou plu­tôt à sa pro­duc­tion, de le com­prendre ou du moins d’ap­pro­cher ce qu’il vou­lait dire avec ses cou­leurs… L’im­pa­tience de l’a­bor­der le tenaillait, mais une pru­dence élé­men­taire le rete­nait sur sa chaise. Au jeu des inter­pré­ta­tions, il avait fini par perdre tous ses amis. Des brouilles sans que­relles, plu­tôt un lent relâ­che­ment des liens qui les avaient unis et puis la dis­pa­ri­tion et, qui sait, l’oubli.

Alors qu’il pré­pa­rait une phrase, l’homme se retour­na vers lui et lui dit : « Cette petite cour est mer­veilleuse, elle apporte de l’air, de la lumière, presque un air de cam­pagne dans la ville. » Il avait les yeux aus­si fon­cés et vifs que ceux du chien de tout à l’heure et par­lait d’une voix fort haute pour un homme de sa cor­pu­lence. Il s’ap­pro­cha d’une petite aquarelle.

« Celle-ci me plait beau­coup. J’aime par­ti­cu­liè­re­ment ces nuances de bleu qui virent imper­cep­ti­ble­ment au mauve comme une dou­leur qui point, un cha­grin rete­nu qui s’ins­talle, cer­tain mais inex­pri­mable. » Sa voix s’a­dou­cis­sait à la fin des phrases comme si elle inter­ro­geait ou cher­chait une appro­ba­tion, mais déjà il se diri­geait vers une grande huile rouge qu’il commentait.

Il n’en croyait pas ses oreilles, per­sonne n’a­vait jamais expri­mé de façon aus­si juste ce qu’il avait res­sen­ti et vou­lu tra­duire, et ça conti­nuait. L’homme était main­te­nant face à un noc­turne, un mor­ceau de ville mort ou « déser­té ». C’est le mot qu’il dit de sa voix aigüe, c’est celui auquel Yves pen­sait en revoyant cette huile vieille de dix ans. L’homme revint devant la petite aqua­relle bleue.
« Vous la vendez ? »

« Oui, je les vends toutes ; je vais vous cher­cher la liste des prix. »

Bien enten­du il aurait pu, de mémoire, lui annon­cer le prix de chaque toile expo­sée, mais il ne vou­lait pas don­ner l’im­pres­sion d’être un mar­chand de tapis d’au­tant qu’il avait fixé le prix de cette aqua­relle un peu haut ; elle était certes petite, mais c’é­tait sa pré­fé­rée. L’homme consul­ta la liste avec attention.

« Je vous prends la petite aqua­relle si du moins je puis l’emporter de suite. »

L’ex­po­si­tion fer­mait dans deux heures, il n’y avait pas d’ob­jec­tion pos­sible. L’homme sor­tit de sa poche un por­te­feuille d’où il tira quelques grosses coupures.
« Puis-je la dépendre ? J’ai­me­rais la voir à la lumière naturelle. »

« Bien enten­du, elle est à vous. »

Il n’en reve­nait pas. En moins d’une heure le cau­che­mar s’é­tait mué en bon­heur. Jamais il n’a­vait ren­con­tré ni même espé­ré pareille com­pré­hen­sion, telle conni­vence, presque une fra­ter­ni­té de sen­si­bi­li­té. L’en­thou­siasme lui brouillait les idées.

Dehors l’homme avait sor­ti l’a­qua­relle de son cadre et l’a­vait posée sur la grille du bar­be­cue, l’en­droit le mieux éclai­ré de la cour. Subi­te­ment il lui vit tirer un bri­quet de sa poche et le pla­cer sous l’a­qua­relle. Il n’eut pas le temps d’in­ter­ve­nir. Le papier, jadis trem­pé d’eau, ne fit qu’une flamme. Il regar­dait encore la fume­rolle quand l’homme ren­tra dans la gale­rie en exa­mi­nant à nou­veau la liste des prix.

Annick Dath


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